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Dallas au pays des freeshops. Partie 2.

Auteurs : Benjamin Grassineau (voir aussi l'historique)
Date de création de l'article : 06-06-2020 12:22
Rubrique: Le journal de la culture libre et du non-marchand
Etat de la rédaction: en cours de rédaction
Droit de rédaction : ouvert
Licence : Licence culturelle non-marchande


Création de la page: 06 juin 2020 / Dernière modification de la page: 04 juillet 2021 / Propriétaire de la page: Benjamin Grassineau


Résumé :



Je voudrais ici clarifier ma position sur la justification de la gratuité d’une action, accomplie individuellement ou collectivement.

En règle générale, on rencontre principalement deux attitudes.

La première est ce que je nommerais l’attitude anti-marchande (AM). Elle consiste à réprouver l'argent, l’échange marchand au sens large et l'enrichissement dans une activité. A l'extrême, il faut éliminer, proscrire, circonscrire toute forme de réalisation marchande d’une ou plusieurs activités, ou de toutes les activités. La démarche peut être à visée individuelle (précarité volontaire) ou collective (on souhaite éliminer les échanges non-marchands de la société dans son ensemble ou de l’intégralité d’une activité). Cette attitude est souvent imprégnée d’une morale chrétienne latente pour laquelle l'argent et l'enrichissement sont « immoraux ».

On peut distinguer deux tendances au sein de l’attitude AM.

1. Celle qui consiste à bannir la modalité marchande dans une ou dans la totalité des activités. On la retrouve par exemple chez les adversaires de la prostitution, ou, de façon plus marginale, chez les adversaires de la marchandisation de certaines activités artistiques et intellectuelles (l'art, la musique, la science, devrait être réalisés hors-marché).

2. Celle qui consiste à bannir uniquement certaines modalités de l’échange marchand jugées « non éthiques ». On vise alors le « profit », le « capitalisme », le « néo-libéralisme ». On reconnaîtra ici l’arrière-plan théorique du mouvement de l'économie sociale et solidaire et d’une large partie des idéologies marxistes.

Le tableau 1 résume les différentes positions possibles au sein de l'attitude AM.

Tableau 1 : différents types de l’attitude AM

La deuxième attitude est moins offensive. Du moins en apparence. Elle consiste à rejeter le discours selon lequel une activité ne pourrait être réalisée (faisabilité) et ne pourrait être réalisée de façon optimale, « positive » (efficacité) qu'à la condition qu'elle soit rétribuée ou contrainte. Appelons ce discours, le discours anti-non-marchand (ANM). Un tel discours est on ne peut plus banal. Souvent peu étayé et peu réfléchi, il peut parfois se structurer en véritables idéologies lorsque les intérêts d’une profession sont menacées par l’économie non-marchande, ou du moins quand ses membres l’imaginent. Mais de façon très concrète, on se heurte fréquemment à un tel discours lorsque l’on défend ou l’on pratique la réalisation d’une activité sous une forme gratuite, tout simplement parce qu'on va alors à l’encontre de la norme qui est de la réaliser de façon payante. La réalisation gratuite de l’activité est alors perçue comme une déviance et peut en tant que telle susciter des réactions agressives ou des formes de dénigrement, qui, regroupés ensemble, constituent une action anti-non-marchande.

J’appellerais alors l’attitude qui consiste à s'opposer à cette action, à rejeter la position ANM, l'attitude anti-anti-non-marchand (AANM). Pourquoi la différencier ? Les deux tableaux suivants aideront à mieux le comprendre.

Supposons tout d'abord qu'il existe deux types d'échange bien distincts (échange marchand et non-marchand) vis à vis desquels les personnes développent des représentations polarisées (pro ou anti). Naturellement, il s'agit d'une simplification. Dans la réalité, le tableau sera plus nuancé. Dans bien des domaines, on observe par exemple que le positionnement n'est pas binaire : on peut être « ni pour ni contre » (indifférent), « pas pour mais pas contre » (on se refuse à promouvoir certaines actions mais on ne s'y oppose pas non plus), « pour » ou « contre » qui indiquent une position plus engagée. Nuance importance lorsqu'on analyse la position AANM, comme nous le verrons un peu plus loin. De plus, le positionnement est souvent gradué. Il est bien connu que certaines personnes peuvent, selon leurs caractères et les circonstances, se crisper ou non sur leurs positions. J'ajoute que la façon dont ils construisent leurs représentations au contact de discours, ou lorsqu'ils entrent en contact avec le résultat réel ou supposé d'actions réalisés selon telles ou telles modalités d'échange (là encore, le plus souvent, ils le supposent), ou avec des personnes produisant un discours plus ou moins nuancé sur les actions accomplies selon telle ou telle modalité d'échange, pourrait faire l'objet d'une étude à part entière. Mais cela nous emmènerait trop loin, et on se bornera ici à dégager des attitudes-types dont la fréquence élevée des manifestations empiriques nous montre d'ailleurs la pertinence. D'une manière générale, ce type d'attitudes peut en effet s'observer très facilement.

En fonction de ces simplifications, le tableau 2 résume les différentes attitudes possibles. Schématiquement, il en existe quatre.

Tableau 2. Pro et anti

Marchand ->

Non-Marchand
ProAnti
ProPromotion ou acceptation de la pêche professionnelle et de la pêche de loisirDéfense de la pêche vivrière
AntiC'est essentiellement la pêche de loisir qui est prise pour cible dans la politique de protection des littorauxInterdiction de pêche sur zone polluée ou pour la protection d'une espèce

J'ai choisi l'exemple de la pêche qui me semble assez parlant car la distinction entre la pêche marchande et non-marchande est bien marquée aux niveaux juridique, pratique, technique et représentationnel. On trouvera alors sans peine les différents discours dans le champ discursif et on observera qu'ils s'accompagnent souvent de mesures très concrètes. D'un côté, on trouvera par exemple un discours politique, souvent de nature écologiste, hostile à la pêche industrielle dans les « PVD » qui empiète sur les ressources disponibles pour la pêche vivrière. De l'autre un discours qui tend à cibler la pêche de loisir à visée sportive ou ayant une finalité d'auto-production, et qui au contraire, promeut la pêche professionnelle et souligne les dangers de la pêche amatrice.

Qu'est-ce qui détermine l'adhésion d'une personne ou d'un groupe à l'un des quatre positionnements ? L'inscription dans un champ professionnel ? Une idéologie plus générale ? Pourquoi certaines activités vont être dominées par l'un d'entre eux ? Est-ce lié à la répartition de systèmes d'échange construits sur l'une ou l'autre des modalités d'échange en leur sein ? Ou y a t-il des raisons plus profondes ? Toutes ces questions mériteraient un examen approfondi, mais contentons-nous de remarquer que les différents systèmes d'échange interagissent entre eux et produisent à ce titre, des actions, des discours, pouvant être collaboratifs mais aussi hostiles ou indifférents. Ceci dépend assurément du sous-bassement technique et physique dans lequel les activités sont enchâssées mais la dimension symbolique joue aussi un rôle crucial.

Il importe de voir que le rejet de l'attitude anti-non-marchande n’est pas un acte purement discursif car il peut opérer une transformation concrète du champ des possibles. Il impacte alors sur ce que j’appellerais l’économie des possibles, c’est à dire l’ensemble des actions non-marchandes (auto-production, acquisition de ressources gratuitement), des transactions économiques non-marchandes (emprunts gratuits, dons, etc.) qu’il est possible de réaliser dans une économie sur une période donnée. Indirectement, s’opposer au fatalisme du discours ANM revient en effet à prôner l’abolition des barrières et des contraintes économiques, juridiques, symboliques, qui empêchent ou rabaissent la réalisation d'une activité sous une modalité non-marchande. Donc, si cette position n'interdit et ne blâme pas la réalisation d'une activité sous sa forme marchande, elle en conteste la suprématie et le monopole et, potentiellement, opère dans la sphère physique et épistémique (les représentations) pour qu’il soit concrètement possible de réaliser cette activité. Il s'agit alors d'une position libérale, au sens philosophique et politique du terme, qui consiste à réclamer le droit réel et formel de pratiquer une activité quelconque selon une modalité non-marchande.

Pour bien comprendre la nuance entre la position anti et la position anti-anti, et pour prendre toute la mesure du caractère potentiellement subversif de cette attitude, on peut faire l’analogie avec une pratique religieuse minoritaire. Si la religion minoritaire souhaite éliminer la religion majoritaire (équivalent de l’attitude AM), elle s’insère dans une dynamique de conversion à laquelle les adeptes de la religion majoritaire opposeront probablement une résistance, voire une contre-réaction. Si, au contraire, la religion minoritaire réclame le droit, qui peut lui être bafoué, de pratiquer librement son culte et qu’elle multiplie les lieux de culte à cet effet (AANM), elle opère dans l’économie réelle et dans l’économie des possibles.

Pour en revenir à notre sujet, si l’attitude AANM a une portée anti-marchande, c’est uniquement dans l’économie des possibles. Elle va impacter sur la faisabilité et la « positivité » d’une activité réalisée selon une modalité d’échange non-marchande. En d’autres termes, là où l’attitude ANM met en place les conditions structurelles, tant au niveau pratique qu’au niveau idéologique de l’infaisabilité et de la négativation de l’échange non-marchand, l’attitude AANM tend à démanteler ces structures et à en produire de nouvelles qui lui sont favorables.

Mais qu’est-ce qui impacte sur la faisabilité ? D’une manière générale, dans une situation donnée, la modification de la faisabilité opère à travers la modification de variables technique, juridique (ensemble des règles en vigueur), économique et représentationnelles.

Par exemple, en cas de succès, l’AANM va conduire à une réduction de l'emprise du marché en opérant à travers quatre domaines.

1. En développant des outils au sens large qui facilitent la réalisation de tels échanges. Durant les deux dernières décennies, dans le domaine de l’informatique immatérielle, on a vu ainsi se développer tout un ensemble d’outils de développement collaboratif en ligne. Développement rendu possible par la croissance d’Internet (si le minitel avait supplanté ce dernier, l’évolution aurait probablement été différente).

2. En accroissant le volume et la diversité des ressources disponibles nécessaires à son fonctionnement. Ceci peut se faire en réaction au fait que le marché et les institutions coercitives comme par exemple accaparent de fait et légalement la quasi-totalité des ressources nécessaires à l'accomplissement de certaines activités, notamment, par exemple, avec l'institution totalisante de la propriété privée.

3. En transformant le cadre juridique des activités puisqu'il existe de nombreux domaines où la réalisation d'une activité en dehors du marché est rendue légalement ou pratiquement impossible par tout un ensemble de règlements, de contraintes, etc.

4. En modifiant les représentations, et notamment, les représentations de la faisabilité et de la qualité de l’activité réalisée sous une forme non-marchande. Ce pour plusieurs raisons. D'abord, parce que la façon dont sont appréhendées les activités réalisées gratuitement est souvent très négative (et notons que le phénomène inverse peut également exister), ce qui peut impacter sur le nombre d’adhérents à l’ENM. Ensuite parce que les incitations puissantes secrétées par le marché constituent un frein redoutable à l’ENM (pratiques d'auto-production ou acquisition non-marchande). Enfin, parce qu'il s'agit de sortir de la gangue idéologique, qui est le plus souvent d'origine marchande (lié au fait qu’il « faut » bien justifier la rétribution d'une activité), qui frappe l'économie non-marchande du stigmate de la non-faisabilité.

Je m'arrête un peu plus longuement sur ce point. Ce qui est implicitement supposé, c’est l’existence des relations suivantes pour la réalisation d’une activité sous une forme non-marchande (ANM) :

amélioration de la représentation de la faisabilité de l’ANM => meilleure faisabilité de l’ANM => augmentation de la part de l’ANM au sein de l’activité => amélioration de la représentation de la faisabilité de l’ANM

Et s’il y a plusieurs activités en jeu, les outputs des unes étant souvent les inputs des autres, si on a plusieurs activités A, B et C, on aurait par exemple :

augmentation de la faisabilité de l’ANM A => augmentation de la faisabilité de l’ANM B => augmentation de la faisabilité de l’ANM C => augmentation de la faisabilité de l’ANM A

Le plus souvent, on notera qu’il existe une thèse sous-jacente à l’attitude AANM, bien qu’elle soit rarement formulée :

faisabilité et poids de l’ENM dépendent l’un de l’autre

Reste que le sens du rapport n’est pas forcément appréhendé par tous de la même manière, pour certains, il est positif :

au fur et à mesure que le volume et la diversité des échanges non-marchands croissent dans une activité, proportionnellement, au volume des échanges marchands, la qualité et la faisabilité des échanges non-marchands croît également ».

Ou au contraire, dans le cas d’une activité que ses membres souhaitent réaliser clandestinement :

au fur et à mesure que le volume et la diversité des échanges non-marchands croissent dans une activité, la qualité et la faisabilité des échanges non-marchands décroissent

Ce qui paraît rationnel dans une situation marquée par des ressources rares et dans laquelle, s’il y a peu d’usagers, chacun pourra profiter l’activité gratuitement, mais si ce nombre croît trop, des comportements opportunistes, l’augmentation de la visibilité de la réalisation de l’activité sous cette forme qui peut amener les pouvoirs publics à légiférer, une raréfaction des ressources disponibles, peuvent inverser la tendance.

Il ne s'agit là que d'une approche très superficielle de la position AANM, mais elle permet de pressentir toutes les implications théoriques qui pourraient en découler. Elle illustre également bien la différence de fond entre d'un côté, l'attitude AANM et de l'autre, les attitudes AM et ANM.

L'attitude AANM est une attitude constructive. Elle produit des formes d'échange alternatives et revendique le droit de les réaliser librement. Mais, tant au niveau individuel qu'au niveau collectif, elle ne cherche pas à empêcher la réalisation des activités marchandes. Individuellement, il est donc tout à fait possible, pour prendre un exemple concret, de proposer une place chez soi à louer ou à prêter gratuitement. Il n'y a rien de contradictoire. Tout dépend des goûts et des possibilités de chacun.e.

A l'inverse, les attitudes AM et ANM s'inscrivent dans ce que j'appellerais une logique d'élimination. Le but est de supprimer la réalisation d'une pratique selon une certaine modalité d'échange. Par exemple, éradiquer la prostitution. Il ne s'agit pas à proprement parler de proscrire une pratique sexuelle particulière, mais toute pratique sexuelle réalisée dans un cadre marchand. Notons qu'il peut s'agir, dans le contexte d'une politique de résistance ou d'une politique d'acculturation, d'éliminer la modalité coercitive au sein d'une activité, par exemple, le mariage forcé ou l'impôt obligatoire.

Mais alors, arrive-t-on ici aux limites de l'attitude AANM ? Non dans la mesure où celle-ci s'oppose à l'interdiction de réaliser une activité dans un cadre non-coercitif, à savoir, celui de l'économie non-marchande. Elle ne peut donc promouvoir l'impôt obligatoire ou le mariage forcé, puisque ce serait en contradiction avec cette prémisse. En tant que partisan du droit à l'échange non-marchand, on défend nécessairement l'interdiction d'obliger, sauf dans le cas où l'on obligerait les personnes à contracter entre eux, mais exclusivement selon la modalité d'échange non-marchand. Seulement, si on s'en tient à une définition libérale de l'échange non-marchand, c'est impossible. Celui-ci devant être non-contraint.




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