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Maman Flashe et Papa flippe. Petit panorama de nos pseudo contre-cultures

Auteurs : Manuel J Grotesque (voir aussi l'historique)
Date de création de l'article : 2008
Rubrique: La revue de sociologie lo-fi
Etat de la rédaction: finalisé
Droit de rédaction : non éditable
Licence : Licence culturelle non-marchande


Création de la page: 26 novembre 2013 / Dernière modification de la page: 26 novembre 2013 / Propriétaire de la page: Benjamin Grassineau


Résumé :



Introduction1

Depuis l’après-guerre, les prises de consciences libertaires sont moins souvent passées par la découverte de penseurs ou d’artistes franc-tireurs (de Dada a l’exception Debord), mais plus simplement par l’écoute d’une musique parfaitement stupide jouée par une bande de débiles: le rock’n'roll (et ses innombrables descendances). Cette révolte, d’une superficialité et d’une immaturité un peu ridicules, a pu aussi servir de pont vers un age adulte de la rébellion, sans forcément renier la pureté et la valeur de l’idiotie originale. C’est dans cette optique à la fois moqueuse et revalorisante que je me propose de revenir sur l’héritage bariolé de la pop culture (pas seulement musicale) au sein des milieux alternatifs.

Mon tonton le rocker m’apprit l’art du blouson

Comment et pourquoi une telle musique a-t-elle pu devenir un vecteur de contestation sociale? Je vais tenter non pas de donner une chronologie rigoureuse et documentée, mais de transmettre mon propre point de vue (assez incomplet concernant les périodes récentes) sur cette filiation idéologique et artistique dont je considère nos réseaux comme une partie des héritiers -pour le meilleur et pour le pire.

A partir de la moitié des années 1950, aux Etats-Unis, une brutale énergie sexuelle débarqua sur les ondes. Ne nous berçons pas d’illusions : elle n’attaqua pas frontalement la société rigide de l’après-guerre, ne déployant pas de véritable discours critique. Même si les sonorités gagnèrent en agressivité par rapport au blues, le rock semble une version très édulcorée de son grand frère noir, chant de révolte larvée au contenu social plus subversif que d’hurler des onomatopées comme « Bee Bop a Lula » ou « Tutti Frutti ».

La soupape de sécurité du Rock’n'Roll permettait finalement aux énergies les plus débridées de s’exprimer dans le vide et non à l’encontre d’un éventuel pouvoir. Le rocker était rétif à toute forme d’autorité, mais à aucune en particulier. En vieillissant, les plus revêches de ces jeunes révoltés eurent tendance à muer en grognons anarchistes de droite, appelés plus communément beaufs. L’énergie brute du rock’n'roll fut aussi un atout non négligeable pour la promotion des valeurs yanquees contre celles du bloc soviétique, sorte d’objet promotionnel capitaliste à l’instar du Coca Cola ou de Marilyn Monroe.

Doit-on pour autant renier nos racines rock et sacrifier à un antiaméricanisme décérébré? Certainement pas, puisque nous reconnaissons le pouvoir d’attaque de cette énergie électrique, sa capacité à traduire en ondes sonores la révolte et le besoin de liberté, particulièrement pour un auditeur qui n’aurait à ce moment de sa vie ni le besoin ni l’envie traduire en idées son volcanique bouillonnement intérieur. Le rock est une matérialisation de l’âme sauvage, l’indomptable liberté qui vit au fond de nous.

Pour excuser encore un peu plus “mon tonton le rocker” et plus généralement l’artiste politiquement inconscient, je voudrais souligner que bien souvent une personne qui crée librement ne saurait expliquer rationnellement ce qu’elle est en train de réaliser, ni chercher à se définir comme subversive ou même alternative. Son action est inconséquente, irraisonnable, à la limite de la folie d’un point de vue extérieur. Elle est simplement guidée par un besoin vital de création, en laquelle Freud voit une déviation (”sublimation”) du désir sexuel.

Je n’ai pas été totalement convaincu par l’exposition de cette théorie dans l’introduction à la psychanalyse (peut-être à cause de la traduction désastreuse qui nous empoisonne encore aujourd’hui?), mais elle illumine tout particulièrement le cas de Russ Meyer, l’homme qui marie le mieux tension sexuelle et imagination. Avait-il conscience de réaliser un film révolutionnaire avec “Faster Pussycat, Kill Kill”? J’ai tendance à croire envers et contre tout que oui, mais la réponse à cette question ne changerait pas un seul plan ni une seule ligne de dialogue du film.

Je suis né à Goa dans une camionnette

Assez roublard dans son adhésion à la mode le l’amour libre (on le voit bien dans le premier Vixen), Meyer me donne l’opportunité de glisser vers les années soixante et leur «contre culture», qui allait marquer les mentalité du demi siècle à venir d’un fer rouge en signe de colombe un peu cramoisie. Cette culture de contestation ne saurait se résumer en quelques considérations lapidaires, tant les initiatives issues de cette extraordinaire effusion ont pu aller dans des directions totalement différentes, mais accordons nous au moins sur le fait que cette culture était celle de la liberté au détriment de la contrainte, de l’ouverture d’esprit contre les valeurs rigides de l’après-guerre.

Il s’agissait d’une tentative de révolution des mentalités tout autant ambitieuse que naïve: sa croyance en sa propre réussite était d’un optimisme pour le moins excessif. Des expériences communautaires nées de cette époque, on retient surtout aujourd’hui un certain empressement à parvenir au but, la plupart de ses acteurs ne tenant pas compte de leurs propres limites. Cette bonne humeur souvent “aidée” par diverses substances cachait un manque de vision conforté par un attrait pour l’immédiateté. On écoutait Dylan chanter son libre arbitre et on se croyait déjà libéré de toutes les chimères. Ce qui était vrai… pour deux minutes et demie! Magnifique catalyseur, mais quand la fumée venait à se dissiper, le vrai travail sur soi était encore à faire.

On pensait pouvoir défoncer toutes les barrières en quelques années, et ceux qui venaient tempérer un peu ce bel enthousiasme étaient souvent qualifiés de réactionnaires, alors qu’ils auraient pu apporter plus de réalisme à l’action et maximiser les chances de réussite. Je vois dans cet empressement un manque de considération pour le passif de l’inconscient, ce boulet ou ce trésor dont nous ne pouvons ni nous débarrasser ni changer le contenu à loisir. Comprendre que nos choix sont limités nous donne toute notre liberté d’être vivant. Croire en un grand rêve aux possibilités infinies nous maintient dans une bulle d’illusion aliénante.

Le côté fortement consumériste de cette génération a également accentué la légèreté des réflexions entreprises, surtout si on les compare à l’extrême rigueur intellectuelle de certains de leurs aînés comme les situationnistes. De cette superficialité du pseudo rebelle, on trouve encore des traces aujourd’hui. Ce n’est bien entendu pas entièrement imputable à cette époque , mais dorénavant, dans l’inconscient collectif, le contestataire est d’avantage un frimeur futile qu’un questionneur éveillé ou même un trouble-fête. On peut avoir de la sympathie et quand même un peu de respect pour un Jean François Bizot, il a quand même diffusé une image du révolté bouffon très préjudiciable à la révolte libertaire dans son ensemble : personne ou presque ne prend ces personnages très au sérieux, chose dont ils s’enorgueillissent d’ailleurs souvent. Je ne prône pas un sérieux d’église, mais cette perpétuelle « déconade » se mord la queue et tend au nihilisme le plus vain, celui qu’on ne peut accepter que sur son lit de mort, quand tout est déjà perdu.

Un exemple frappant de cette superficialité fut la façon dont les hommes traitèrent généralement les femmes au sein de ces mouvements contestataires, leur laissant une place avant tout décorative, maintenant des harems modernes que la liberté sexuelle rendait possible. De part leur éducation (l’inconscient, encore une fois) les femmes de cette époque étaient profondément soumises, les hommes profondément machos, et on déclarait soudain en surface: “Liberté sexuelle!”. Jackpot pour le mâle du vingtième siècle, tous ces Gainsbourg et Wolinski ayant grandi sous une pression désormais relâchée. La liberté avait été proclamée, mais de fait le vieux passif machiste qui définissait le mâle occidental du vingtième siècle n’était pas disposé à évoluer si rapidement.

Le cas de Robert Crumb est plus complexe, donc plus moderne, assimilable à un Costes aujourd’hui: ils possèdent d’abord une réelle conscience des aspects pathétiques de leur propre personnalité, qui rend leur critique clairvoyante, le catharsis qu’il proposent est lavé de tout esprit de concurrence machiste. Je tiens donc à nuancer mon propos sarcastique: quelques hommes et femmes, possédant une forte personnalité et une grande intelligence, pouvaient comprendre immédiatement toutes les implications d’une telle révolution. Lennon, doux rêveur féministe en apparence mais macho colérique en privé, n’arriva certainement pas à ce stade.

D’une manière plus générale, c’est le rapport dominant/dominé, très lié à nos fonctions animales comme la reproduction, qui a fatalement pénétré toutes les structures contestataires pour recréer rapidement les situations inégalitaires et liberticides initialement dénoncées (voir à ce titre “Pyramides artistiques et domination culturelle” de RMX, texte qui souhaite visiblement faire grincer des dents -il fait parfois ressembler le milieu artistique alternatif à une antichambre de l’enfer- mais développe beaucoup d’arguments solides et avérés).

Des artistes d’une plus grande lucidité, comme Captain Beefheart, avaient déjà compris la nécessité d’opérer un profond travail sur soi avant de penser à changer le monde. Beefheart, qui se disait à la fois homme et femme, est une sorte de chamane moderne qui regarde l’âme en face, ne détourne pas le regard et ne cède jamais à la terreur existentielle. Tout comme Luis Bunuel, on peut qualifier cet artiste de courageux, il nous incite à quitter le troupeau, à regarder la réalité et suivre ainsi la voie de l’intelligence. Cette voie-là demande une certaine force, mais il n’y a là aucune éloge de la puissance bauvine, malgré le « beef ». Rester en permanence conscient de la force que réclame un changement réel, c’est exactement le type d’attitude qui rend plus efficace l’action alternative. Elle nous permet d’aller au-delà du cliché de l’artiste torturé et faible, qui fatalement vivra dans la souffrance tout au long de son existence (le cliché tenace du poète maudit).

Par la suite, beaucoup ont proclamé la mort de la contre-culture. Aujourd’hui encore, on rechigne à employer cette expression connotée, confinée à une période qui aurait entraîné « la chute des idéologies ». On dirait que le mot « contre-culture » est tombé au front, tué par sa propre témérité, comme d’ailleurs celui d’«idéal», assimilé à un crime de guerre (froide). Ce raisonnement de papillon me consterne, il s’agit d’ailleurs d’un nouveau kidnaping lexical, méthode qui consiste à s’emparer d’un mot pour lui faire dire une seule chose. Actuellement, il est par exemple impossible de concevoir une mondialisation positive, puisque tout le monde s’accorde à ne voir dans ce mot que les conséquences désastreuses du libéralisme à l’échelle du globe. En prononçant simplement le mot de mondialisation sans y ajouter une connotation péjorative, je me vois immédiatement catalogué comme “Défenseur du libre-échange à tout va”, alors qu’on pourrait user du même mot pour évoquer la nécessité pour la race humaine de se considérer enfin comme un seul peuple (un vieux rêve en friche qui mériterait d’être enfin labouré, pour ne pas rester aussi simpliste que la chanson Imagine).

On transforme ainsi les mots en slogans, on va droit à la guéguerre et on se dispense de réfléchir. Ne veut-on voir l’histoire qu’à l’échelle de sa courte vie? Pourquoi la mise en pratique des idées politiques devrait-elle être obligatoirement conçue comme un objectif rapide, qu’il faut atteindre en l’espace d’une ou deux génération humaines, au lieu de les intégrer à un projet de civilisation qui fera son chemin étape par étape ? A-t-on si peu de sagesse, de volonté et de patience ? Si c’est le cas, hé bien nous méritons ce que nous avons: une planète-poubelle pour nos idéologies jetables.

Je suis un fils de ponke

L’humilité, sous la forme du pessimisme le plus absolu, caractérise justement le mouvement suivant dans cette chronologie sommaire des contre-cultures, moins largement suivi mais plus proche de nous dans le temps. Constat des années 70: tout a donc échoué, c’est une fois de plus la restauration du régime de l’ennui bourgeois, l’individu est broyé sous la masse oppressive. A la passivité il trouve pour alternative une mise à l’écart volontaire, une réappropriation d’espaces et d’objets dont le système ne veut plus (la poubelle devenant ainsi un lieu culturel) et il va parfois jusqu’à accélérer la destruction des personnes et des biens matériels.

Par rapport au grand rêve béat des années 60, le punk (mot à l’origine péjoratif signifiant pauvre minable) n’a pas atteint aussi massivement la société occidentale, loin de là. De ce fait, beaucoup n’y ont vu qu’une simple mode et non un véritable phénomène social. Je soutiens pourtant que la filiation entre le hippie déçu et le punk agressif existe, mutation parfois incarnée par des survivants des deux époques qui n’ont eu aucun mal à passer d’un mouvement de contestation à l’autre. Daevid Allen, fondateur de Gong (groupe de rock hippie mystico délirant par excellence) publie à partir de 1977 époque plusieurs albums dans lesquels il montre fortement son adhésion au mouvement punk et à ses capacités révolutionnaires (« Floating Anarchy », « New York Gong »). Le groupe new wave (mais déjà fondé en 75) Pere Ubu semble également faire le pont entre plusieurs générations de bruyants excentriques. Et au fond, ne fut-ce pas Zappa lui-même qui employa pour la première fois le mot “punk” sur un disque? Il faut bien différentier là le Zappa des débuts, terroriste sonore capable de tout, du prétentieux compositeur qui le remplace dès les années 70.

Je ne m’intéresserais pas à définir les éventuelles caractéristiques musicales du punk, sujet ennuyeux et réducteur, par contre je tiens à insister sur le fait suivant : les groupes punks on vendu des disques dans le circuit commercial habituel, et certains des pionniers du genre, comme les Ramones, faisaient totalement fi de toute idéologie contestataire. Ils n’apparaissent finalement que comme artistes pop souhaitant faire carrière malgré leurs particularismes ‘trash”, pour finalement tenter d’amasser l’argent et la gloire comme n’importe quelle star de la pop (l’évolution récente du rap va tout à fait en ce sens).

Si, aux débuts de la pop, certains petits malins (tels Gainsbourg avec France Gall) ont pu faire passer des messages subversifs quasi subliminaux, c’était dans un contexte à la limite de l’amateurisme au niveau de la distribution. Le business s’est depuis énormément structuré, pour parvenir à contrôler totalement les dérapages, pas forcément pour les censurer mais plutôt pour les vendre comme n’importe quel produit -toujours le cynisme extraordinaire du capitalisme, capable de fournir n’importe quelle offre à la demande. Pour cette raison, celui qui croît maintenant pouvoir pénétrer le système pour le subvertir de l’intérieur s’attèle à une tâche plus dure que celle des agents doubles de la guerre froide.

Les musiciens pop cyniques, dans le cadre de ma réflexion, ont le même problème que les rockers des années cinquante. J’ai déjà abordé cela plus haut, mais j’en profite pour le marteler : leur absence de positionnement franc fait que leur révolte s’exprime dans le vide. La récupération opportuniste d’imageries révolutionnaires qu’ils pratiquent continuellement va jusqu’à discréditer l’idée même de rébellion. Ils peuvent éventuellement proposer de chambouler quelques habitudes un peu trop ronronnantes de la forme artistique, mouais… cela a-t-il réellement une quelconque importance à l’échelle de nos vie? Ne s’intéresser de manière obsessionnelle qu’à de tels détails, souvent par vanité, revient à apporter sa goutte au grand robinet d’excitations gratuites déjà bien alimenté par la télévision et le cinéma le plus commercial.

Plus fidèle à l’attitude quasi suicidaire du punk original, une seconde vague s’est radicalisé vers un extrémisme qui laissait à ses membres une espérance de vie assez courte, tant l’opposition au système prenait une forme d’action violente immédiate, avec une certaine éloge de l’affrontement et parfois une réutilisation de l’esthétique ou de l’idéologie fasciste -dans ce domaine, parvenir à déterminer la dose de second degré est un exercice délicat. Derniers soldats debout de la contestation rock née dans les années 60 (j’ai pu constater que de nombreux punks contemporains citent le salut hitlerien de Lennon à la reine comme un grand geste nihiliste) les plus égarés d’entre eux pourraient à présent rejoindre les rangs du terrorisme, mais leur fréquent amour de l’alcool les tient à distance de l’extrémisme religieux et même de toute activité organisée, réclamant un minimum de concentration mentale. Au-delà de mes ricanements, je n’ai aucune agressivité contre le pauvre punk fatigué qui se retrouve par terre à hurler, édenté, « Fè la Fot’s à la Fociété !». Juste une certaine tristesse doublée d’une rage sourde. Certes, il est resté fidèle à Dada et à sa destruction de l’art, mais que propose-t-il ensuite?

Je suis assez amer devant tant d’énergie retournée contre elle-même sans la moindre conséquence à part l’autodestruction, tant de rébellion facilement isolée et matée par un système qui sort le grand gagnant de l’affaire. Les nouveaux Gavroches tombent toujours en chantant, et les tenants du système se frottent les mains de leur “héroïsme”. Aucune rébellion n’est assez violente physiquement pour répondre à l’horreur de l’oppression: c’est d’un autre type de réponse dont nous avons besoin. Le jeu est biaisé, et les indiens y meurent toujours à la fin, à moins qu’ils ne passent dans le camp des cow-boys (est-il utile de rappeler qu’un grand nombre de pseudo contestataires on terminé dans la pub?).

Essayant de sortir de cette dichotomie, des mouvements post-punks beaucoup plus constructifs sont apparus. Il fallait trouver une alternative entre l’autodestruction du skinhead et la collaboration de l’ancien hippie ou intello maoïste qui bosse dans la “com”. Cette fois on ne peut absolument plus parler de phénomène social, simplement de micro mouvements de déviance, très différent selon les zones géographiques, mais ayant pour point commun de valoriser le petites initiatives, des actions éparses mais nombreuses (souvent même individuelles) amenées à ronger les bases de la pyramide et à la dissoudre comme de l’acide à effet lent. Du pur mauvais esprit condensé dans une attitude somme toute discrète mais sans concessions.

Il s’agit d’un appel à la révolte avec une adjonction de réalisme à la clef: “Attention, tout risque de se passer mal pour toi si tu ne fais pas très attention à tes actes à partir de maintenant. Tu va sortir de l’enclos et devenir une proie potentielle pour le système répressif qui nous entoure.” Ces mouvements peuvent passer par bien d’autres formes que la création musicale, par exemple la récupération d’objets jetés, qui laisse un champ d’action extrêmement large et peut faire naître une critique riche et profonde de notre société matérialiste. Je vais toutefois rester concentré sur la musique, même si je souhaiterais vivement qu’à l’avenir nos propres réseaux élargissent un peu le champ de notre action, s’ouvrent totalement au monde sans rien renier de notre engagement dit “underground”.

J’ai déjà opéré la jonction idéologico-musicale avec nos réseaux post punks actuels, mais je vais remonter un peu dans le temps pour parler d’un de mes groupes préférés, assez peu connus en France. Une partie de la seconde vague punk (au début des années 1980) ne céda pas au nihilisme intégral, et des groupes de la scène hardcore comme les Minutemen de San Pedro (ville portuaire assez pauvre du sud de Los Angeles) tracèrent un lien intéressant entre le rêve hippie généreux et l’énergie frondeuse du punk, plus réaliste (on ne tend plus l’autre joue). Leurs revendications égalitaires, humanistes et pacifistes étaient liées à un vrai projet artistique, une grande originalité musicale. La liberté créatrice époustouflante du groupe était confortée par son engagement sans faille. Engagés et drôles, ils adjoignaient leur public à pratiquer eux aussi une activité créatrice libre, allant contre le cirque rock pratiqué par les gros groupes des stades. Ils restèrent confinés à un public très limité, tout comme la plupart des groupes actuels issus des réseaux réellement alternatifs.

La confidentialité, depuis la fin des années 80, semble d’ailleurs devenue un gage d’intelligence, tout passage à une échelle de communication supérieure apparaissant comme suspect. Il ne s’agit pas là d’un repli sur soi paranoïaque, mais d’un constat lucide de l’action des générations précédentes, sacrifiées sur l’autel de la communication de masse: il est excédant par exemple de découvrir une photo de Keith Moon, batteur des Who précocement décédé et dont le jeu chaotique semblait un appel au désordre, utilisée dans un magazine pour un encart publicitaire d’une banque.

J’ai fait un milliard de plans et trente-deux coupes de tif

J’ai souvent pu constater à quelle point la sève de la pensée alternative peut être ainsi récupérée et galvaudée par la culture pop, jusqu’à en perdre tout son sens. Par exemple, un film tel que Matrix, qui semble réalisé par un vieux hippie transformé en producteur de cinéma au flair remarquable (en réalité des scénaristes en mal d’idée “fun” qui seraient allés relire Philip K. Dick) est bel et bien un recyclage d’idées alternatives les plus pures et dures, ce qui en fait un document fascinant sur le cynisme d’Hollywood, la capacité de ce dernier à ôter le venin des dards, transformer les révoltes en sources d’amusement futile. Lorsque cette grosse arnaque attractive est apparue sur les écrans, je traînais en Australie avec une bande de hippies/punks cinquantenaires purs et durs, qui furent estomaqués de l’adéquation du film avec leur vision subversive, inchangée depuis 1969 -d’ailleurs l’année de sortie du roman “Ubik” de K.Dick avec sa fameuse phrase “Je suis vivant et vous êtes morts” que le héros plongé dans le coma lit sur les murs de ses rêves. Pourquoi a-t-on eu Matrix et pas Ubik-le-film? On y a gagné les scènes de kung fu et leur fameux mouvement de rotation autour de Carrie-Ann Moss, célébrant ainsi l’entrée officielle de la révolution contestataire dans le monde hélas encore futile des jeux vidéos.

On en revient à la perversion du message subversif quand il s’exprime par des médias de trop grande envergure, c’est pourquoi on peut leur préférer des moyens plus modestes, quitte à renoncer à certaines ambitions techniques de toute façon plus vaniteuses qu’utiles. On préfère souvent des instruments de musique simples et robustes, la sérigraphie ou la photocopie pour reproduire les documents visuels, jouer dans des petites salles, avec de petites sonorisations voire pas de sono du tout… moins c’est bien sûr beaucoup mieux car cela nous met hors de portée des tentacules de l’argent. Mais c’est surtout que cette modestie nous garantit une adéquation totale entre nos actes et nos idées, ainsi qu’une rapidité d’action inégalable.

Ceci me conduit à établir un parallèle avec une activité créatrice également très modeste au niveau des moyens: l’écriture, qui de Kafka à K.Dick inspire si souvent nos actions (les auteurs ayant d’autres initiales sont également tolérés). Sans leur fréquent individualisme extrême, qui les met à l’écart de tout et de tous, je soutiens qu’une immense partie des écrivains de fiction serait politiquement très proche des milieux de création subversive: nous partageons la même volonté de remettre en cause la bêtise groupale. C’est d’ailleurs pour cette raison que les écrivains -mais aussi les créateurs en général- renoncent si souvent à s’impliquer aux côtés des autres et se retirent complètement dans leur travail solitaire. Citer ici le contre-exemple d’Orwell me paraît plus révélateur que de commencer une interminable liste d’écrivains coupés du monde, qu’il serait si facile de dresser. Il fait défaut à leur vision viscéralement libertaire une dose de générosité, un engagement physique au sein même de l’humanité et non du haut de leur tour d’ivoire. Et puis, réussir son chef d’œuvre avant de mourir, quel Graal vaniteux, quelle vision étriquée de la création! On croirait presque qu’ils achètent ainsi leur billet pour l’immortalité -encore et toujours le poids de l’héritage chrétien.

Pour en revenir à l’activité musicale, traditionnellement moins au fait de l’indépendance d’esprit que ne l’est la littérature, comment pourrais-je définir le moment où elle devient une vraie forme de déviance? Je me garderais bien de faire du déterminisme stylistique: l’alternative peut évidemment surgir de n’importe quel type de rythme, bruit ou mélodie. Par contre, l’état d’esprit dans lequel on interprète cette musique compte énormément à mes yeux. Il faudrait à la fois privilégier le libre-arbitre -je crois que tout artiste libre est naturellement original- et la générosité -le public n’est pas une classe inférieure. Sans glorification excessive de l’”aristocr-artiste”, ce visionnaire quasi divin, ni populisme démagogue (quand la lutte des classes rejoint le mercantilisme de bas étage, je vous présente le reggae occidental), on veut juste qu’il se passe quelque chose dans la vraie vie, rejoignant spontanément les expériences situationnistes.

L’artiste n’est donc pas un être exceptionnel, pas d’avantage que le public n’est dénué de qualités. En réalité cette différence de statut nous ennuie et nous indiffère. Nous sommes réunis là pour la même raison que tous les hommes depuis toujours, se retrouvant autour du feu à la tombée de la nuit: tisser des liens, se voir, se parler, se toucher puis vivre ensemble un rituel magique. Ayant chassé les démons, nous pourrons ensuite aller nous coucher, apaisés. La télévision, on le sait, remplace aujourd’hui ce rituel vivant par une pluie d’électrons agressivement déversée sur une vitre. Je sais que beaucoup sont déjà convaincus de la nécessité d’éteindre urgemment le grand sachem cathodique, je passerais donc directement à l’examen de son successeur, qui ne fera d’ailleurs bientôt qu’un avec elle, mais reste pour le moment plus ouvert à la subversion car encore relativement peu contrôlé: l’internet.

Je crois d’ailleurs que notre réseau alternatif de création a commencé à vraiment se développer avec une utilisation plus massive d’internet, à une date que l’on pourrait situer à peu près au changement de siècle. Non pas que beaucoup de liens solides entre activistes naissent et se consolident uniquement sur internet, mais les premiers fils se tissent ainsi beaucoup plus facilement, sans barrière temporelle ou spatiale. C’est l’un des paradoxe du monde alternatif actuel, où les rapport humains doivent systématiquement primer sur l’investissement financier, mais où une partie de ces rapports se trouve complètement désincarnée en passant par le net.

Peut-être le net sera-t-il prochainement canalisé par le pouvoir économique, ce qui nous inciterait à abandonner son utilisation. Concernant les téléchargements “illégaux”, les contrôleurs de copyright trouveront peut-être une solution pour continuer à alimenter les mafias musicales de type SACEM. Sur ce sujet, je pense que la position des artistes alternatifs est claire, en tous cas de tous ceux avec qui j’ai pu en discuter: nous nous plaçons avec joie du côté des “pirates“, et cette dénomination dépoussiérée par les flics du copyright (qui la croyaient objectivement péjorative) nous plaît infiniment.

Sans droits d’auteurs, de quoi vivent les musiciens? Bonne question, mais sommes-nous d’abord vraiment des « musiciens »? Si le musicien est une sorte de bouffon qui donne au public-roi-bébé tout ce qu’il désire, non, nous n’en sommes certainement pas. Si des bouffons putassiers voient leur compte en banque s’engraisser pour des activités proches de la publicité, hé bien oui, nous militons pour la mort du droit d’auteur, la décrépitude complète du réseau qu’on appelle show business, ces vendeurs de produits culturels formatés, cette presse stupide et moutonnière qui appuie avec complaisance l’idolâtre télévisuelle. J’essaie de ne pas faire tomber une pluie d’invectives facile, d’éviter les verbes comme “vomir” où les références trop explicites à la matière fécale, donc je ne m’étendrais pas d’avantage sur le sujet, mais on aura bien compris mon peu d’attrait la chose shobize.

Reste à définir notre étrange statut de musicien (et plus généralement d’artiste) alors qu’on ne supporte presque rien de ce qui s’entend ou se voit dans les médias habituels, surtout qu’on n’adhère pas une seconde à l’esprit dans lequel cet art/commerce est pratiqué. Devrait-on inventer un autre mot qu’ « artiste », pour ne pas le partager par exemple avec ces slogans qui promettent en grandes lettres « plus de 150 ARTISTES sur scène »? Mais ne validerait-on pas ainsi le vol de ce mot qui nous permet de nous définir simplement? De toute façon, l’outrecuidance de la culture télévisuelle est telle qu’elle se permet de récupérer absolument TOUS les concepts subversifs pour les revendre avec une valeur ajoutée, présenter une camelote plus attractive. Mieux vaut continuer d’employer tous les mots qui nous plaisent, de “contre-culture” à “alternatif”, même si occasionnellement on s’amusera de les voir prononcés par un quelconque bouffon télévisuel. Que gagnerait-on à perdre notre spontanéité, à développer une paranoïa attentive en permanence à ceux que l’on hait? En perdant notre naturel, on finirait par entrer dans une sorte de guerre exténuante, on chercherait systématiquement à contredire le système en mettant idiotement sur un piédestal tout ce qui va à l’encontre de la norme. Gardons au contraire notre énergie pour créer des situations et des œuvres qui correspondent à nos idées, et ces créations seront notre meilleur argument dans la bataille qui nous oppose à la norme.

Maintenant, il faut quand même reconnaître qu’en France, pays qui a connu ça et là quelques initiatives dites de gauche, des organismes publics comme la Caisse d’Allocations Familiales apportent un soutien non négligeable à notre choix de vie. C’est là que les anti-RMI, peuple étrange qui va du grand bourgeois dédaigneux au clochard aigri, commencent à aiguiser leurs couteaux. Nous voyons le fait de toucher le RMI comme une chance de vivre dans un pays qui reconnaît les faiblesses du système, prend en compte son injustice et se propose d’y palier modestement avec l’aide d’un versement mensuel, insuffisant pour vivre décemment mais essentiel pour ne pas tomber dans la misère. L’argument comme quoi les rmistes seraient des profiteurs, est à ranger auprès du “qu’ils se foutent un bon coup de pied au cul et tout ira bien!” déjà évoqué. Ils voudraient une vie plus simple, sans le quart-monde à notre porte ? Eh bien, non, désolé, ça n’est pas la réalité.

Lorqu’on accuse à l’inverse le RMI de n’être qu’un baume maintenant la paix sociale, je suis tout compte fait assez d’accord. Cette critique vient souvent de cinquantenaires communistes qui ont travaillé toute leur vie, milité au sein de syndicats et obtenu les acquis sociaux aujourd’hui menacés. Cette lutte émérite, qui correspond à leur époque, les a en quelque sorte conditionnés dans un respect quasi religieux du travail, s’adressant même parfois aux militants en tant que “travailleurs”. Aujourd’hui, le capitalisme se joue à l’échelle des multinationales côtées en bourse. Les sommes d’argent significatives se créent sur des mécanismes à la limite de l’abstraction totale, dans un espace immatériel qui nous échappe complètement, en vertu de quoi, travailleurs ou pas travailleurs, je déclare solennellement: “Nous sommes tous des RMIstes!”. Nous ne créons plus directement la richesse qui alimente le système, le capitalisme est devenu tellement concurrentiel qu’il est parti s’amuser là-haut, sur l’Olympe, tandis que les simples mortels se retrouvent comme des cons, en bas, à allumer des feux et à danser autour.

Conclusion

La planète libérale ne sait pas quoi faire de son peuple désœuvré. Son blocage mental lui interdit de puiser dans certaines philosophies hellénistiques, qui avaient déjà envisagé un tel désœuvrement, appuyé il est vrai à l’époque par l’esclavage. Aujourd’hui, les objets pourraient être nos esclaves, nous dispenser du travail spécialisé et nous permettre de jouir de la vie, mais au lieu de cela ils sont nos maîtres, notre obsession en passe de nous anéantir. Quel rapport entre tout cela et le rock’n'roll? Aucun, et c’est justement ce que j’entendais démontrer.

1 Le titre est une chanson de Richard Gotainer

Catégories: Culture libre




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