La sociologie vue à travers quelques manuels et ouvrages de référence

 

Version 1.2

 

Benjamin Grassineau[1]

 

 

 

Résumé : Ce texte a pour objectif de présenter la sociologie dans ses grandes lignes. Il récapitule et lie entre eux les différents courants qui ont nourris la pensée sociologique au fil des trois derniers siècles. Ce travail est issu d’une synthèse réalisée à partir de manuels de présentation de la sociologie, ainsi que de divers ouvrages. Il est susceptible d’être amélioré et rectifié. Ce texte est publié en licence Art libre, vous pouvez donc le télécharger, le modifier et le diffuser librement, selon les termes de cette licence.

 

 

Plan

Introduction

I. La sociologie et son objet.

A . Délimitations et définitions de la sociologie.
Les enjeux de la définition.
La variabilité du contenu des définitions de la sociologie.
L'étude des déterminants en sociologie.
Les conflits de méthode.

B . Les classifications ou oppositions traditionnelles en sociologie.
L’œuvre d'Auguste Comte.
Quelques autres axes de structuration.
La classification de la sociologie par ses domaines d'étude.
C . Les grandes thématiques de la sociologie et leurs développements. 
Les matrices de la pensée sociologique.
La différenciation sociale.
La rationalisation.
Le thème de la communication.

II. L'évolution de la pensée sociologique.

A . L'institutionnalisation de la sociologie.

La nature de la réflexion sociale jusqu'au 19ème siècle.

L'inscription sociale de la pensée sociologique.
Les liens entre le changement social et la réflexion sociale.
Vers une objectivation, une spécialisation et une autonomisation croissante de la sociologie.
B . L'histoire des idées sociologiques. La période classique, de Comte à Weber.

Les courants socialistes et marxistes.
Le courant libéral.
Aux racines de l'individualisme méthodologique : Simmel et Weber. Vers des approches sociologiques plus riches.
C . Les sociologies contemporaines.
L'évolution de la sociologie américaine.
La pensée structuraliste et marxiste en Europe.
Le renouveau de la sociologie libérale.

Bibliographie

 

 

***

 

 

Introduction.

 

À titre d'introduction, nous allons nous intéresser aux problèmes « épistémologiques » qui sont relatifs aux manuels de sociologie. L’objectif étant de nous positionner en plein centre de la sociologie institutionnelle, tout en conservant une distance critique vis à vis d’elle.

 

Il est intéressant de remarquer dans un premier temps que l'institutionnalisation croissante de la sociologie au cours des dernières décennies a été accompagnée d'un accroissement significatif du nombre de « manuels » ayant pour thème la sociologie (dictionnaires de sociologie, livres sur l'histoire de la sociologie, ouvrages collectifs qui dressent un panorama de la discipline ou de l'une de ses branches, etc.). Notons que le phénomène n'est pas isolé puisque l'économie, la philosophie, la psychologie sociale sont elles-aussi concernées.

Comment pourrait-on interpréter cette évolution ? Les avis semblent partagés. Alors que certains y voient un signe indiquant que la discipline arrive à maturité[2], d'autres ont tendance à croire que c'est la conséquence d'une mutation socio-économique. La multiplication de ces ouvrages serait alors occasionnée par deux facteurs : 1. la notoriété grandissante de la sociologie auprès du grand public aurait pour effet d'augmenter la demande d'initiation ou de perfectionnement à la sociologie, 2. la croissance rapide des effectifs universitaires en sociologie au cours des deux dernières décennies rendrait la sociologie plus attractive auprès des maisons d'édition.

 

Deuxièmement, il est généralement admis que ces ouvrages reflètent l'état d'une discipline à un moment donné. Autrement dit, ils sont fortement dépendants de ce que nous pourrions appeler « l'air du temps » et des centres d'intérêt qui dominent une période. Pour cette raison, la sélection d'auteurs, de thématiques, et le vocabulaire employé (par exemple, depuis quelques temps, certains auteurs ont pris l'habitude de parler de « construction du social »[3] ou de « courant »[4]) sont souvent dépendants du contexte institutionnel, du contexte socio-politique, ou encore d'effets de mode propres au champ sociologique. Bien entendu, il est possible d'arguer que ces manuels ne font alors que refléter le relativisme historique, institutionnel et culturel qui pèse de manière très générale sur les sciences sociales.

 

Troisièmement, la plupart du temps, on admet également que ces manuels sont orientés dans une direction théorique qui est reliée aux positions théoriques et institutionnelles des auteurs qui les rédigent. Par conséquent, ces derniers sont souvent suspectés de partialité. Ainsi, pour présenter la sociologie, certains ne retiendront que des sociologues français, tandis que d'autres sélectionneront de préférence des sociologues traditionnellement considérés comme susceptibles de faire partie du champ sociologique[5]. Par exemple, il est rare que soit mentionné un auteur comme Adam Smith; de même, les référence à la sociobiologie, branche de la sociologie qui fait dépendre les comportements humains de facteurs biologiques, sont exceptionnelles. Ce favoritisme à l'égard de certains auteurs n'est pas forcément anodin ou désintéressé. Je reprends ici l'idée de Pierre Bourdieu : « les dictionnaires – de la sociologie, de l'ethnologie, de la philosophie, etc. – sont souvent des coups de force dans la mesure où ils permettent de légitimer en faisant mine de décrire ; instruments de construction de la réalité qu'ils feignent d'enregistrer, ils peuvent faire exister des auteurs ou des concepts qui n'existent pas, passer sous silence des concepts ou des auteurs qui existent, etc. On oublie souvent qu'une part très importante des sources des historiens est le produit d'un tel travail de reconstruction », (Bourdieu, 2001, p 77).

 

Enfin dernier point, comme Bourdieu et d'autres auteurs le font remarquer, si les classifications, les thématiques et les définitions qui sont retenues dans ces ouvrages jouent un rôle structurant pour la discipline, en lui permettant de s'auto-évaluer, de s'organiser, etc., elles orientent simultanément la direction des recherches en sociologie et légitiment un certain type de sociologie. Car la fonction des manuels est avant tout de s'imposer comme représentants légitimes et porte-paroles d'une discipline auprès des néophytes et personnes extérieures à une communauté. Leur contenu se doit d'être une synthèse fidèle et accessible d'un corps de connaissances parfois assez disparates. Ils sont donc à leur manière des outils essentiels de fédération, de construction et d'orientation du savoir. En effet, en délimitant la sociologie par rapport à d'autres disciplines voisines, en classifiant ses différents domaines (sociologie du sport, sociologie des organisations, sociologie de la famille...), ces manuels assignent une place fixe aux théories et aux thématiques pertinentes en sociologie. Un passage de Bourdieu est sur ce point assez éclairant : « ces non-books, comme disent si bien les Américains, au nombre desquels il faut aussi ranger les manuels, ont une fonction sociale éminente; ils canonisent (...), ils catégorisent, distinguant les subjectivistes et les objectivistes, les individualistes et les holistes, distinctions structurantes génératrices de (faux) problèmes. Il faudrait analyser l'ensemble des instruments de connaissance, de concentration et d'accumulation du savoir qui, étant aussi des instruments d'accumulation et de concentration du capital académique, orientent la connaissance en fonction de considérations (ou de stratégies) de pouvoir académique, de contrôle de la science, etc. », (Bourdieu, 2001, p 77). Il faudrait rajouter que ces manuels ne font référence qu'à la sociologie institutionnalisée. Ce faisant, ils désignent quels auteurs peuvent être considérés comme sociologues (souvent ceux qui appartiennent à l'institution universitaire), et les autres, dont la réflexion sociologique n'est pas prise en compte (par exemple Guy Debord). Paul Feyerabend[6] a ainsi bien mis en évidence l'impact sur les pratiques scientifiques que peuvent avoir les simplifications qui sont faites sur les idées et le contexte des découvertes scientifiques dans l'histoire des sciences, (Feyerabend, 1979, p 15). L'histoire officielle tendrait en effet à favoriser l'image d'une science linéaire et cumulative qui avance de manière méthodique. Mais Feyerabend montre qu'une telle vision des choses n'a pas de fondements empiriques. Il en conclut alors que la croyance dans une science idéalisée servirait avant tout à légitimer un certain type de pratiques scientifiques fondées sur la prééminence de méthodologies strictes (comme le falsificationnisme) et sur la domination d'une poignée de théories. La croyance dans un idéal scientifique, entretenue par les manuels d'Histoire de la Science fonctionnerait alors à la manière d'une mythologie qui aurait comme « fonction » indirecte d'orienter l'ensemble de la recherche scientifique ou de légitimer certaines pratiques scientifiques. Bourdieu exprime la même idée, bien qu'il le fasse dans une intention quelque peu différente de celle de Feyerabend[7] : « La vision officielle de la science est une hypocrisie collective propre à garantir le minimum de croyance commune qui est nécessaire au fonctionnement d'un ordre social ; l'autre face de la science est à la fois universellement connue de tous ceux qui participent au jeu et unanimement dissimulée (...). Tout le monde sait la vérité des pratiques scientifiques, (...) et tout le monde continue à faire semblant de ne pas savoir et de croire que ça se passe autrement » (Bourdieu, 2001, 152). Et, « La science marche (...) parce qu'on parvient à croire et à faire croire qu'elle marche comme on dit qu'elle marche, notamment dans les livres d'épistémologie, et parce que cette fiction collective collectivement entretenue continue à constituer la norme idéale des pratiques. » (Bourdieu, 2001, 153).

 

De telles constatations ne doivent surtout pas être interprétées comme des critiques à l'égard de ces manuels, puisqu'il va de soi que toute présentation d'une discipline ne peut échapper à des simplifications et à des prises de position. En fait, l'utilité des manuels est incontestable. Ils permettent d'évaluer une discipline et de mettre en avant les principaux thèmes ou débats qui la traversent. Michel Lallement le précise d'ailleurs en introduction de son manuel : « Le risque premier d'un tel projet est d'opérer un survol nécessairement caricatural et émietté, de l'histoire de la sociologie. C'est pourquoi, sans prétendre à l'exhaustivité (comment cela pourrait-il possible ?) et avec la claire conscience de l'oubli parfois injustes de certaines approches, de la réduction de certaines analyses subtiles et complexes, de la sous-estimation de certains facteurs institutionnels, cet ouvrage privilégie non seulement le point de vue sociologique sticto sensu (aux dépens de la psychologie sociale, de l'anthropologie, de la linguistique...) mais également des auteurs ou des écoles qui semblent aujourd'hui les plus significatifs pour comprendre tant la sociologie contemporaine que le monde moderne. », (Lallement, 2003, p 10). C'est donc en quelque sorte la « règle du jeu ». En montrant l'existence de cette règle, nous essayons seulement de pratiquer une démarche réflexive dont le dessein de relativiser la portée du contenu de ces ouvrages et de garder une distance critique vis à vis de la sociologie institutionnelle. Mais nous le faisons en gardant présent à l'esprit que ces manuels demeurent des outils de travail irremplaçables tant pour les sociologues, que pour les néophytes soucieux de s'initier à la sociologie.     

 

Ces précautions étant prises, nous diviserons notre travail en deux parties. Dans un premier temps nous essayerons de voir, dans une perspective synchronique, quels sont les grands traits de structuration du champ de la pensée sociologique. Puis dans un deuxième temps nous nous attacherons à parcourir de manière diachronique l'histoire de la discipline en montrant ses grandes évolutions et les courants qui l'ont marqué, ou du moins ceux qui ont été retenus comme marquants.

 

 

I. La sociologie et son objet.

 

Comme le suggère notre introduction, la délimitation de la sociologie n'est pas à l'heure actuelle réellement stabilisée. Ce ne l'empêche pas d'être une discipline vigoureuse qui produit de nombreux résultats théoriques et empiriques. Généralement, ces résultats s'appuient sur des grandes thématiques, sur des grands « axes de structuration » ou des oppositions qui sont classiques (Corcuff, 1995). Nous allons les passer en revue dans le chapitre qui vient.

 

A . Délimitation et définitions de la sociologie.

 

Comment définir la sociologie ? Par son objet, ses méthodes ? Il n'existe pas de critères suffisamment précis pour la définir rigoureusement.

 

Les enjeux de la définition.

 

Car si au niveau institutionnel, la sociologie est aujourd'hui parvenue au statut de discipline constituée, avec ses méthodes, ses auteurs reconnus et sa propre contribution à la connaissance du social, on ne peut pas dire qu'entre les différents théoriciens, sa délimitation et sa définition fasse l'objet d'un véritable consensus. Comme le fait remarquer Raymond Boudon en introduction à « La logique du social », « Il est difficile de présenter la sociologie sans citer la boutade de Raymond Aron selon laquelle[8] les sociologues ne sont d'accord entre eux que sur un point : la difficulté de définir la sociologie », (Boudon, 1997, p 27).

 

Il faut en effet admettre qu'entre la définition d'Auguste Comte l'inventeur du terme, celle d'Emile Durkheim, celle de Max Weber et celle des penseurs libéraux, il y a généralement un fossé qui peut paraître quasiment infranchissable. Nous ne saurions toutefois réduire ces hésitations à de simples querelles scientifiques, car nous négligerions alors le fait que la définition de la sociologie est « en soi » un enjeu politique et idéologique. Définir la sociologie, lui attribuer une classe de phénomènes, et par là même en exclure d'autres qui ne sont pas de son ressort, ou qui sont considérés comme inexistants, c'est dans le même temps lui assigner un objectif, un domaine d'action et un domaine de pertinence. Bourdieu qui a longuement travaillé sur la question considère par exemple que la définition que le sociologue donne de la sociologie ou des éléments qui entrent dans son champ d'étude n'est jamais neutre, « Lorsqu’il s’arroge le droit (...) de dire les limites entre les classes, les régions, les nations, de décider avec l’autorité de la science, s’il existe ou non des classes sociales et combien, si telle ou telle classe sociale (...), telle ou telle unité géographique, (...) est une réalité ou une fiction, le sociologue assume ou usurpe les fonctions du rex archaïque, investi (...) du pouvoir de regeres fines et de regeres sacra, de dire les frontières, les limites, c’est à dire le sacré. » (Bourdieu, 1982, p 12). Est-il anodin à cet égard que Margaret Thatcher, politicienne libérale, qui a avouée s'être grandement inspirée de Friedrich A. Hayek[9] pour mettre en place sa politique ait déclaré un jour : « Il n’y a pas de société humaine, il n’existe que des individus et des familles » ?[10] Définir un phénomène social, le mesurer, c’est lui conférer simultanément une réalité, et donc implicitement une certaine légitimité. En excluant par exemple, l'économie du champ d'étude de la sociologie, on peut omettre, sciemment ou non, tout un ensemble de facteurs ayant trait aux rapports de forces qui se nouent entre les acteurs.

 

Il faudrait ajouter qu'affirmer qu'il y a un enjeu dans la définition de la sociologie constitue lui même un enjeu. Le « méta-discours » qui englobe la définition de la sociologie peut lui-même devenir une source de complication. Considérons à cet égard le fait suivant : c'est devenu un lieu commun aujourd'hui d'affirmer que la pluralité théorique et la diversité conceptuelle sont des phénomènes normaux, voire bénéfiques[11] en sociologie. Pour soutenir cette idée, on évoque la possibilité d'une incompatibilité entre paradigmes, chaque paradigme proposant une manière différente d'éclairer un problème, ou découvrant lui-même ses propres problèmes. Mais sans contester l'intérêt d'une telle approche, il faut remarquer qu'elle n'a rien d'évident ; elle présuppose même une certaine conception de la connaissance scientifique. Certains auteurs pourraient par exemple être d'avantage enclins à effectuer des synthèses théoriques ou à rapprocher des concepts à priori différents en montrant qu'ils décrivent en fait un phénomène similaire. Dans cette direction, le sociologue O. Neurath prônait la constitution d'un « jargon universel », car il regrettait le verbalisme et l'obscurantisme caractéristique des sciences sociales[12]. Mario Bunge, un épistémologue renommé, formulait lui aussi la même critique (Bunge, 1983, p 163). Adopter une posture relativiste ou rationaliste n'implique donc pas le même type de recherches, et n'autorise pas la même amplitude entre les définitions concurrentes de la sociologie.

Je me permets ici de souligner un autre point. Il est à craindre que la posture relativiste que Feyerabend (1989) appelle de ses vœux, malgré les avantages incontestables qu'elle procure à mon sens (diversité, réflexions plus larges, créativité...), serait détournée de ses intentions initiales si elle venait à s'inscrire dans un système universitaire hiérarchisé et cloisonné. Le problème n'est pas anodin, car elle pourrait alors fort bien devenir une sorte de « dogme », dont la finalité serait de permettre aux écoles qui dominent l'institution de parvenir à un compromis entre leurs points de vues respectifs, ceci afin d'éviter des conflits directs. La science passerait alors d'un champ scientifique monopolisée par un seul courant, à un oligopole où quelques courants bien institutionnalisées se partageraient la quasi-totalité des ressources universitaires (enseignements, publications, recrutement, thèses, etc.) et reproduiraient une organisation hiérarchique et uniformisante au sein de leur domaine de compétences.[13] Bien sûr, dans une telle configuration sociale le mouvement créatif et désordonné que Feyerabend (1979) souhaitait voir émerger dans les sciences serait étouffé dans l’œuf par la structure hiérarchique et formelle de l'enseignement universitaire. Notons que Feyerabend est parfaitement conscient de ce problème puisque dans « Adieu la raison » (1989), il s'évertue à montrer que le relativisme dépend pour son existence de la structure sociale sous-jacente. C'est elle qui permet une diversification ou au contraire un appauvrissement des idées. Je ne fais là d'ailleurs que pousser dans ses extrémités le raisonnement de Pierre Bourdieu qui rappelle que « la critique épistémologique ne va pas sans une critique sociale », (Bourdieu, 1982, p 10). Soulignons que si ce point de vue affiche clairement sa conception externaliste de la science, (Soler, 2000, p 144), il n'exclut pas pour autant l'existence de déterminants internes à la Science, comme des contraintes fixées par « l'arbitrage du réel » (Bourdieu, 2001, p 137).

 

Peut-être en raison de cette inscription latente dans le contexte politique et idéologique, la sociologie a eu du mal historiquement à se constituer comme un champ autonome et unifié. Tandis que Marcel Mauss, par exemple la tirait vers l'anthropologie, Durkheim y introduisait volontiers des notions de Droit et de Morale. Max Weber lui, tentait de la réintégrer dans sa dimension historique et économique. Certains auteurs ont aussi pendant longtemps refusé d'en faire une science à part. Certains auteurs marxistes comme par exemple Karl Korsch, refusent ainsi de scinder analytiquement le marxisme en fonction de ses composantes politiques, économiques et sociologiques. Il faut effectivement admettre que la distinction entre la sociologie et les autres sciences sociales est toujours plus ou moins poreuse, et fluctue suivant les courants théoriques. Par exemple, Anthony Giddens s'exclame à la fin de « La constitution de la société », « Tout comme entre l'histoire et la sociologie, il n'y a aucune différence logique ou méthodologique entre la géographie humaine et la sociologie ! », (Giddens, 1987, p 434). Le message est on ne peut plus clair. Et il n'est pas le seul à penser ainsi[14], des économistes comme Gary Becker ou Herbert Simon ont oeuvré de leur côté pour faire sauter les barrières entre la science économique, la sociologie et la psychologie. Bien entendu, leurs positions sont loin de faire l'unanimité, cela d'autant plus que la théorie de Gary Becker, qui réduit une partie des actions humaines (mariage, nuptialité, éducation, etc.) à un calcul de maximisation des choix sous contraintes, est contestée par la majorité des sociologues.

 

La variabilité du contenu des définitions de la sociologie.

 

Il semble donc que des problèmes récurrents apparaissent dès qu'on tente de définir l'objet de la sociologie. Si nous ouvrons le dictionnaire Hachette, elle est définie ainsi : « Science qui a pour objet l'étude des phénomènes sociaux humains ». Cette définition en appelle instantanément une autre. Car en effet, qu'est-ce que le social ? Toujours dans le même dictionnaire, le social se réfère à ce « qui concerne la vie en société, son organisation ». Dernier renvoi : la société se définit comme « L'état des êtres qui vivent en groupe organisés », ou bien comme un « ensemble d'individus unis au sein d'un même groupe par des institutions, une culture, etc. ». Avec de telles définition, il n'est pas aisé de séparer la sociologie d'autres disciplines voisines comme l'économie ou la géographie puisque les phénomènes sociaux incluent les phénomènes économiques et sont fort heureusement inscrits dans une réalité géographique[15].

 

À bien y réfléchir, il apparaît donc indéniable que les frontières de la sociologie sont difficiles à définir et que sa délimitation varie suivant les courant théoriques. Au 19ème siècle d'ailleurs, les penseurs en sciences sociales définissaient souvent la sociologie en opérant une vaste réorganisation des disciplines scientifiques (Comte, Spencer...). Mais même de nos jours, il est possible de s'en rendre compte par une simple analyse du contenu de la sociologie. Admettons que nous définissions la sociologie comme l'étude des cultures humaines. Devons-nous y intégrer les objets et techniques qui les composent ? La question n'est pas triviale puisque les anthropologues ou les sociologues définissent la culture de manière assez différente. Je cite quatre définitions de la culture qui me semblent intéressantes à ce sujet, car complémentaires :

 

1. La culture, ou civilisation (...), c'est ce tout complexe qui comprend le savoir, la croyance, l'art, le droit, la morale, la coutume, et toutes les autres aptitudes et habitudes acquises par un homme en tant que membre d'une société. (Tylor, 1871).

2. Cet héritage social est le concept clé se l'anthropologie culturelle. On l'appelle d'ordinaire la culture (...). la culture comprend de techniques, des objets fabriqués, des procédés de fabrication, des idées, des moeurs et des valeurs hérités. (Malinowsky, 1931).

3. La culture, c'est la manière de vivre d'un groupe. (Maquet, 1949).

4. La culture peut être considérée comme cette part de l'environnement qui est la création de l'homme. (Kluckohn, 1949).[16]

 

On voit bien à travers ces définitions que la culture est tour à tour définie de manière très différente. Certains insistent surtout sur les comportements humains, tandis que d'autres n'hésitent pas à y intégrer l'environnement technique[17].

 

Les sociologues proposent donc diverses définitions du contenu de la sociologie. Durkheim veut par exemple en faire la science qui étudie les faits sociaux, c'est à dire des manières de faire, de penser, de sentir, fixées ou non, qui exercent sur l'individu une contrainte extérieure. L'idée qui sous-tend sa définition est alors qu'il existe tout un systèmes de règles plus ou moins invisibles qui guident nos pratiques les plus diverses : façons de s'habiller, de consommer, de penser et de se suicider. Tout cela compose une somme de comportements réguliers, socialement déterminés que le sociologue a pour tâche de mettre à jour et d'analyser. Mais un autre auteur comme Georg Simmel insiste lui d'avantage sur le rôle des interactions sociales. Il définit alors la sociologie comme la science des actions réciproques ou des formes propres de la vie sociale. Les formes de la vie sociale étant pour simplifier, les conflits, les solidarités et les associations, etc. Raymond Boudon dans une perspective beaucoup plus individualiste prend l'acteur individuel comme atome social de l'analyse et comme cadre analytique les systèmes d'interaction, notion qui peut inclure une large catégorie d'éléments physiques et sociaux. Enfin, les ethnométhodologues s'attachent d'avantage à décrire les façons dont les acteurs confèrent une signification à leur environnement social et à leurs propres pratiques, ainsi que les méthodes qu'ils utilisent pour les orienter, les transformer et les ordonner. À cet égard, comme les classifications utilisées par les acteurs pour appréhender leur environnement social sont prises autant au sérieux que celles des sociologues[18], Harold Garfinkel va jusqu'à nier la différence entre « sociologie professionnelle » et « sociologie profane ». Dès lors, la définition de la sociologie s'en trouve complètement chamboulée. Car le programme de recherche lancé par Garfinkel sape l'idée même d'une sociologie professionnelle qui jouirait d'une large autonomie. De plus, selon lui, la définition de la sociologie étant toujours contextualisée et indexicalisée, il est vain d'en rechercher une définition universelle et stable, et d'une manière générale, la tentative des sciences sociales d’épurer le discours de son caractère indexical débouche sur une régression à l’infini.

Nous pourrions continuer encore longtemps à énumérer une liste de définitions concurrentes... Tel n'est pas notre objectif mais soulignons tout de même que certains auteurs peuvent aller jusqu'à nier la pertinence de certains concepts. A titre d'exemple, la notion de groupe, fondamentale en psychologie sociale est contestée par certains psychologues et sociologues. Tel est le constat de Didier Anzieu et Jacques-Yves Martin qui montrent qu'il existe une forte résistance épistémologique au concept de groupe. Ils citent à cet égard G. Poulet (1963), « La notion de groupe est inexistante pour la plupart des sujets. Le groupe est éphémère, dominé par le hasard, seules existent les relations individuelles » (Anzieu et Martin, 1994, p 19). On voit dès lors que la définition de l'objet de la sociologie dépend largement de la position épistémologique et idéologique des auteurs.

 

L'étude des déterminants en sociologie.

 

Si le contenu de la sociologie peut varier d'un auteurs à un autre, ce n'est pas seulement à cause du choix de l'objet d'étude ou de l'échelle d'observation. C'est également parce que le choix des facteurs qu'il faut retenir pour expliquer ou interpréter la nature et la dynamique de l'objet d'étude (par exemple, les facteurs qui permettent d'expliquer un changement social) est déterminant dans la délimitation de la discipline. Intégrer les facteurs biologiques ou économiques dans l'analyse sociologique implique par exemple une extension du domaine de recherche. Certains auteurs cherchent ainsi à incorporer ces différents facteurs dans des approches intégrées (Karl Marx, Karl Polanyi, Edgar Morin, Bronislaw Malinowsky, Aaron Cicourel, etc.). Par exemple, la distinction entre « nature et culture », traditionnellement admise comme un des fondements de la sociologie est très contestée. Certains auteurs n'hésitent pas à la transgresser (John R. Searle, 1995, Edgar Morin, 1973, Edward O. Wilson, 1979, etc.). On comprend toutefois que les sociologues aient pris l'habitude de se méfier des explications biologiques en sociologie, car elles ont donné lieu avec le darwinisme social à de nombreux excès. 

 

En conséquence, même si certains auteurs parviennent à un accord temporaire sur le « contenu » de la sociologie, les approches pour l'étudier demeurent assez variables d'un courant à un autre. Pour fixer les idées, rappelons qu'on distingue traditionnellement les approches descriptives, interprétatives et explicatives. Les approches descriptives se contentent de décrire les phénomènes observés (ils sont définis et classés). Jean Piaget les regroupera sous l'appellation de sciences idéographiques. Il les opposera en cela aux sciences nomothétiques qui visent à expliquer les phénomènes (et à prouver si possible la validité de ces explications). Quant aux sciences interprétatives, elles servent à donner un sens, à relier dans un cadre conceptuel cohérent un ensemble de données disparates, souvent relatives à un même domaine d'étude. On prend généralement comme exemple-type, la psychanalyse. 

 

À l'intérieur de ce triptyque, si de nombreux désaccords persistent entre les auteurs pour appréhender les phénomènes, c'est certainement l'étude des déterminants qui reste un des domaines les plus controversés. Autant les différences de point de vue au sein des sciences interprétatives n'entraînent pas de heurts trop violents entre chercheurs[19], car souvent des interprétations concurrentes peuvent cohabiter sans trop de remous, autant les désaccords sur les déterminants en sociologie dans le cadre des sciences nomothétiques provoquent de vifs débats. Et c'est parfaitement compréhensible. Il suffit pour cela de remarquer que ce qui détermine les caractéristiques des individus, des groupes sociaux et de l'environnement qu'ils produisent, constitue généralement un enjeu idéologique et politique majeur. Par exemple, affirmer que l'intelligence est héréditaire ou au contraire qu'elle est déterminée socialement, implique dans chacun des cas des conséquences très différentes sur la façon dont une politique éducative devra être menée. Une telle proposition théorique pourrait servir à légitimer la domination politique d'une ethnie sur une autre. Il en va de même pour les inégalités sociales. Considérer que les inégalités sociales sont la résultante normale de l'organisation économique (le système récompense les plus méritants) n'a pas les mêmes implications qu'une explication marxiste : les inégalités sont entretenues sciemment par la classe dominante... Autre exemple marquant : insister sur les déterminants sociaux de la déviance peut conduire à ôter toute responsabilité au criminel. À ce niveau, les convictions politiques des sociologues doivent très certainement les orienter dans leurs choix théoriques, et il s'en suit que l'étude des causalités en sociologie peut déchaîner des débats passionnés.

Remarquons que la recherche de causalité peut en outre viser à expliquer des phénomènes différents (régularités comportementales, technologie, rapports sociaux, variables macro-économiques, institutions, etc.). Les déterminants retenus varient alors en fonction des théories, des courants et de ce qu'ils veulent expliquer. Nous en mentionnons quelques uns qui ont été particulièrement visités : le langage, la structure sociale, le groupe, les institutions, l'hérédité, l'intentionnalité individuelle, la conscience, les motivations, l'interaction, la personnalité, le fait social, les contraintes environnementales, les variables économiques, etc. Il faut alors bien voir que les déterminants retenus comme pertinents vont conditionner les limites fixées à l'analyse sociologique. Pour Durkheim par exemple, « La cause déterminante d'un fait social doit être cherchée parmi les faits sociaux antécédents, et non parmi les états de conscience individuelle », (Durkheim, 1988, p 202).

 

Les conflits de méthode.

 

Si les sociologues ne sont pas toujours d'accord sur ce qu'il faut décrire et sur la manière dont il est possible de l'expliquer, ils sont souvent en conflit également, sur la façon dont il faut s'y prendre. Ces conflits de méthode limitent par conséquent, la possibilité de définir la sociologie comme un champ de recherches unifiée par une méthode commune, ou par un ensemble cohérent de méthodes.

 

Les sociologues rencontrent en premier lieu ce qu'on pourrait appeler un problème de biais de mesure, notamment dans les enquêtes statistiques. Par exemple, les données chiffrées sur le suicide ont  été largement remises en cause depuis la célèbre étude de Durkheim. Halbwachs montre ainsi que l'appartenance religieuse est corrélée à des facteurs géographiques comme le type d'habitat (rural/urbain), ce qui tend à biaiser les analyses de Durkheim. Plus récemment, des auteurs montrent qu'il peut exister des différences entre la définition administrative des données et la définition du sociologue. Comme le font remarquer Gilles Ferréol et Jean-Pierre Noreck, une enquête statistique doit donc prendre beaucoup de facteurs en considération pour devenir pertinente. Les catégories d'analyse, les variables peuvent être construites différemment suivant les besoins d'une enquête, et la collecte des données est toujours sujette à des problèmes méthodologiques divers (dissimulation, échantillonnage...).

 

Plus généralement, on trouve en sociologie une grande variété de méthodes de collectes des données. Bien souvent, elles conditionnent l'approche théorique en dévoilant certains aspects du réel et en en masquant d'autres. Ainsi en observant un entreprise, on conçoit fort bien que le chiffre d'affaire n'est pas la seule donnée intéressante, il peut être également utile d'observer les pratiques, les croyances, les lieux de travail, l'organisation formelle et informelle, etc.

 Malgré cela, il existe des méthodes d'observation considérées comme classiques en sociologie :

 

-         La méthode quantitative ou statistique. Elle consiste à collecter des données chiffrées sur son objet d'étude et à les analyser pour en déduire des régularités, des corrélations ou des liens de causalité entre variables. L'analyse de données, branche des statistiques permet de définir des classifications au sein d'une population, suivant un ensemble de variables données.

-         La méthode d'observation ethnographique ou qualitative. Elle se décline en une multitude de formes. Il est possible en première approximation de distinguer les observations « passives » : observation directe, visible ou dissimulée. Et les observations « actives » : entretiens directifs ou non-directifs, observation participante, recherche-action, expérimentation, intervention sociologique, etc.

-         La méthode historique. Elle prend pour matériel d'observation les données historiques.

-         Les méthodes interprétatives ou phénoménologiques. Dans ce type d'observation, on privilégie l'expérience intime du sujet. On puise alors dans la connaissance que le sujet possède de son environnement social et dans la signification qu'il lui donne. Cette approche a été beaucoup développé en sociologie phénoménologique et en ethnométhodologie. 

 

Nous ne dressons pas ici une liste exhaustive de ces méthodes. Notons que beaucoup de sociologues n'adhèrent souvent qu'à une seule ou une partie de ces méthodes.

 

B . Les classifications ou oppositions traditionnelles en sociologie.

 

Malgré ces divergences de point de vue, certaines classifications ou oppositions ont durablement marqué la sociologie. Si certaines sont aujourd'hui remises en cause dans de nouvelles approches théoriques (Corcuff, 1995), il n'en demeure pas moins qu'elles servent encore de repère à une grande majorité des sociologues. Nous en présentons une partie en prenant appui sur l’œuvre de Comte.

 

L’œuvre d'Auguste Comte

 

On admet généralement, même si cela est contesté par certains historiens, que c'est à Comte qu'on doit l'invention du terme sociologie. Cet ancien polytechnicien, à la forte personnalité, joua une grande influence dans le développement de la sociologie. Il faut dire qu'il fut l'un des premiers à manifester une réelle ambition pour faire de l'étude de la société une science à part entière. Il va y oeuvrer en suivant quatre directions principales :

 

-         Une approche résolument holiste. Comte cherchera en premier lieu à étudier la société comme un tout. Il est réfractaire à l'idée que la société puisse être déduite à partir des comportements individuels. C'est donc le premier à mettre en lumière l'opposition entre les approches holistes et les approches individualistes en sociologie. Alors que pour les individualistes et les libéraux, on doit expliquer les phénomènes sociaux en étudiant l'agencement des parties entre elles, Comte réfute ouvertement cette idée. Le tout ne peut s'expliquer par l'addition des parties qui le composent. Comme il le dit, « la décomposition de l'humanité en individus proprement dits ne constitue qu'une analyse anarchique autant irrationnelle qu'immorale qui tend à dissoudre l'existence sociale au lieu de l'expliquer, puisqu'elle ne devient applicable que quand l'association cesse. Elle est aussi vicieuse en sociologie que le serait, en biologie, la décomposition chimique de l'individu lui-même en molécules irréductibles, dont la séparation n'a jamais lieu pendant la vie », (Comte, 1844), et « Il  serait impossible de traiter l'étude collective de l'espèce comme une pure déduction de l'étude de l'individu », (Comte, 1972, p 200). Ce débat est encore d'actualité. En systémique sociale, la proposition de Comte est considérée comme l'un des préceptes fondateurs de cette discipline (Jean-Claude Lugan, 2000, p 11). Dans les systèmes complexes, il est en effet presque impossible de déterminer par le calcul les propriétés émergentes des systèmes[20]. Dans un autre domaine, le débat entre les individualistes et les holistes a accompagné pendant longtemps les conflits idéologiques en sociologie. Les penseurs libéraux tendent à privilégier les analyses qui mettent en avant l'individu et l'action sociale ou les interactions individuelles (Alexis de Tocqueville, Weber, Hayek, Simmel, Boudon, ...) tandis que les penseurs à tendance socialiste privilégient souvent l'approche holiste (Comte, Durkheim, ...). Les culturalistes choisiront également l'approche holiste. Le dépassement de ces antagonismes a été tenté à diverses reprises, notamment par les interactionnistes, ou dans le cadre d'approches dialectiques (Marx, Touraine,...).

-         Autre point fort de la sociologie de Comte. Sa croyance dans les vertus du positivisme. Pour Comte, la sociologie doit adopter une démarche positiviste. En quoi consiste-t-elle ? Jacques Hermann (1988, p 10) la résume ainsi : 

« a) Le monde social est inaccessible dans son essence, seul le monde des faits perçus est analysable scientifiquement (phénoménalisme).

b) Le monde subjectif, celui de la conscience, de l'intuition, des valeurs, échappe en tant que tel à la science (objectivisme).

c) L'observation externe, le test empirique objectif, est le seul guide des théories scientifiques, la compréhension et l'introspection sont rejetées comme méthodes non contrôlables (empirisme).

d) La notion de loi générale est au centre du programme positiviste, modèle simple et efficace qui rend compte d'une classe déterminée de phénomènes (nomothétisme).

e) La connaissance des structures essentielles, des causes fondamentales et finales est illusoire. Le signe d'une connaissance vraie est la capacité de prédiction des évènements qui relèvent du champ de pertinence des lois qu'elle a établies (prévisionnisme). »

-         A l'opposé de ces conceptions, on trouve les approches dites compréhensives. Comme par exemple, la sociologie compréhensive de Weber ou la sociologie phénoménologique de Schütz. Le succès actuel de ces approches ne doit pas faire oublier que certains traits du positivisme ont longtemps perduré dans les sciences humaines et sociales, notamment à travers le béhaviorisme. Les antagonismes mis en évidence par Comte ont donc structuré le débat en sociologie, même si l'idée d'une sociologie et d'une psychologie délestées du monde subjectif est aujourd'hui abandonnée. L'antagonisme objectif/subjectif a par exemple fait l'objet de nombreuses tentatives de dépassements après la seconde guerre mondiale. Bourdieu essaiera ainsi de concilier réalités subjectives et structures sociales objectives dans le cadre de son constructivisme structuraliste. Il le définit ainsi : « Par structuralisme ou structuraliste, je veux dire qu'il existe, dans le monde social lui-même, (...) des structures objectives indépendantes de la conscience et de la volonté des agents, qui sont capables d'orienter ou de contraindre leurs pratiques ou leurs représentations. Par constructivisme, je veux dire qu'il y a une genèse sociale d'une part des schèmes de perception, de pensées et d'actions qui sont constitutifs de ce que j'appelle des champs », (Bourdieu, 1987, p 147) et « d'un côté, les structures objectives que construit le sociologue dans le moment objectiviste, en écartant les représentations subjectivistes des agents, sont le fondement des représentations subjectives et elles constituent des contraintes structurales qui pèsent sur les interactions ; mais d'un autre côté, ces représentations doivent aussi être retenues si l'on veut rendre compte notamment des luttes quotidiennes, individuelles et collectives qui visent à transformer ces structures », (Bourdieu, 1987, p 150). Peter Berger et Thomas Luckmann tenteront également de relier réalité objective et réalités subjectives. Hermann remarque également que l'idéalisme hégélien réconcilie l'objectif et le subjectif dans l'Esprit absolu, alors que le matérialisme marxien le réconcilie dans la lutte des classes (Hermann, 1988, p 31).

-         L'antagonisme entre statique sociale et dynamique sociale. Voilà une opposition qui aura eu un grand retentissement en sociologie. Pourtant, Comte l'employait probablement dans un sens assez éloigné de celui qu'on lui attribue aujourd'hui. Il cherchait à travers l'analyse statique à décrire l'anatomie de la société qui fonde l'ordre social. Avec la dynamique sociale, il souhaitait au contraire  mettre en évidence la dynamique de la société engagée vers le progrès. D'où sa fameuse loi des trois états. Sa conception de la société était donc empreinte dès le départ d'une vision évolutionniste. Cette distinction entre statique et dynamique sera reprise par de nombreux auteurs. Levi-Strauss opposera ainsi l'analyse synchronique et l'analyse diachronique. Quant aux interactionnistes et au ethnométhodologues, ils auront à cœur de montrer le caractère « processuel » de l'activité sociale. Ils renverseront d'ailleurs la perspective de Comte en montrant que l'ordre n'est pas un phénomène donné mais le résultat d'un processus social de négociation antérieur (ordre et processus ne doivent donc pas être opposés mais dialectisés). D'une manière générale, les antagonismes ordre/désordre, action/structure, stabilité/instabilité, statique/dynamique, structure/évolution seront fondamentaux en sociologie.

-         Enfin, dernier point sur lequel Comte insistera, c'est le lien entre la sociologie et l'action sociale. La sociologie, science suprême qui vient couronner les sciences naturelles et physiques doit guider l'humanité vers le positivisme en reconstruisant le lien social mis à mal par la crise sociale. Crise qui traduit selon lui un changement d'état. Pour accompagner ce changement, Comte fondera une société censée guider l'humanité vers le progrès et la modernité. D'où sa formule célèbre devenue plus tard la devise officielle du Brésil, « L'Amour pour principe, l'Ordre pour base, le Progrès pour but ». Si l'oeuvre de Comte peut paraître démodée à bien des égards et si elle n'est pas exempte de contradictions, il faut reconnaître qu'elle fait preuve à ce niveau d'une remarquable cohérence. Elle apparaît en effet comme l'exemple type d'une sociologie réflexive, en ce sens qu'elle applique ses analyses à sa propre démarche. Sans le savoir, Comte anticipait donc le principe de la réflexivité propre à la nouvelle sociologie de la science (David Bloor, 1976). Ce qui a pour conséquence de scinder indirectement la sociologie en deux types distincts : la sociologie engagée dans l'action sociale, que ce soit action de changement ou action de conservation, et la sociologie d'observation qui se contente d'observer les faits, sans y prendre part (posture difficile car comme on l'a vu les théories sociologiques sont rarement neutres). Cette dimension de la sociologie va traverser la sociologie dès ses débuts. Montesquieu, Tocqueville, Marx, Durkheim, Mauss, Hayek, Bourdieu, les partisans du courant de la sociologie radicale aux États-Unis, ont tous eu à cœur que leur recherches servent à transformer la société. Mais Comte de ce point de vue, se démarque par la cohérence de sa démarche. Écarté de l'enseignement institutionnalisé, il conserve les mains libres pour agir en fonction de son engagement théorique. Sa sociologie devient alors parfaitement solidaire; son positionnement épistémologique et son action sociale se retrouvent en amont et en aval de son analyse sociologique. Dès le début du 19ème siècle, il inaugure ainsi le problème du relativisme dans les sciences sociales, et son problème voisin, celui de l'engagement du sociologue dans son objet d'observation.

 

Quelques autres axes de structuration

 

On le voit, avec l’œuvre de Comte, les grands axes de structuration de la pensée sociologique sont déjà bien en place. D'autres apparaîtront par la suite. Nous pouvons par exemple mentionner la distinction entre les actions rationnelles et les actions irrationnelles. Cette distinction va se décliner de différentes manières : actions logiques et actions non-logiques chez Pareto, différents types de rationalité chez Weber, utilitarisme de Bentham et anti-utilitarisme de Caillé, analyse stratégique et analyse culturelle, égoïsme et altruisme, intérêt et désintérêt, émotion et cognition, etc. Ces axes se structuration de la sociologie tendent d'une manière générale à former des corps de doctrines homogènes et cohérents qui en se positionnant à l'une des extrémités de l'opposition structurale, relient comme l'a fait remarquer Alain Caillé dans sa «Critique de la raison utilitaire», (1989), à la fois des logiques pulsionnelles (Freud), des logiques rationnelles (la Raison) et des logiques économiques (le libéralisme). Une grande partie des théories sociologiques du 19ème siècle, et notamment le solidarisme qui inspira Durkheim, viseront à dépasser les doctrines utilitaristes et individualistes. En général, c'est dans la mise en avant d'une société fondées sur la solidarité entre les hommes, et non sur la concurrence marchande où l'intérêt égoïste dominerait sans partage, que ces doctrines se développeront.

Autre ligne de partage, Danilo Martuccelli (1999), montre que la question de la modernité structure depuis longtemps la réflexion sociologique. À cet égard, il ne faut pas oublier que la distinction entre peuples « primitifs » et civilisation moderne a perduré jusqu'au début du 20ème siècle. Elle a  d'ailleurs entraîné une césure disciplinaire entre la sociologie et l'ethnologie.

 

Enfin, comme on le fait parfois remarquer, alors que le 19ème siècle était dominé par la montée de la Raison, par l'importance accordée à l'expérience et à la domination du monde naturel, le 20ème siècle est quant à lui obsédé par le langage, la communication, l'information et l'échec du déterminisme. Cette évolution engendre de nouvelles classifications qui viennent se surajouter à celles qui les ont précédées. De nouveaux domaines de pertinence sont découverts. La sociologie du 20ème siècle se construit alors sur des lignes de fracture qui opposent l'action et la cognition, le lien social, les relations et l'individu isolé, les structures et les interactions, le constructivisme et le réalisme, etc. Là encore, des tentatives de dépassement seront tentées, comme celles de Varela et Maturana qui essaient de réconcilier corps et esprit, action et cognition.

 

La classification de la sociologie par ses domaines d'étude.

 

On trouve également des classifications en sociologie qui se développent à partir d'un domaine de recherche qui est empiriquement bien délimité. Ces classifications ne font pas forcément l'unanimité et certains auteurs en contestent la pertinence théorique, (Bourdieu, 2001, p 197). Quoi qu'il en soit, elles font désormais partie intégrante de la sociologie, aussi semble-t-il nécessaire de les énumérer. Je reprends ici la classification de Durand et Weil (2002) :

 

-         La sociologie rurale.

C'est la sociologie qui étudie les paysanneries, le monde agricole, la mécanisation et l'industrialisation de l'agriculture, l'identité rurale, l'impact de la mondialisation sur les agricultures traditionnelles...

-         La sociologie urbaine.

Cette branche de la sociologie vise à étudier le phénomène urbain à travers ses principales manifestations. Alors que les auteurs classiques n'en retiendront que certains aspects : distribution spatiale des populations et des activités chez Durkheim, concentration du commerce chez Weber, exploitation sociale et concentration du capital chez Marx, l'école de Chicago au début de 20ème siècle produira au contraire une véritable théorie de la ville. Les sociologues de Chicago aborderont la problématique urbaine dans le cadre d'un paradigme écologique, en tentant de modéliser les modes de répartition géographique et les canaux de circulation. Ils s'intéresseront également sous l'impulsion de Simmel et de Park aux conséquences de la vie urbaine sur l'organisation sociale et le lien social. Par la suite, d'autres approches verront le jour, notamment en France où des recherches s'effectueront en partenariat avec les acteurs des politiques d'aménagement.

-         La sociologie du travail.

Même si la sociologie du travail peut revendiquer un lourd héritage philosophique et sociologique, ce n'est vraiment qu'au début du 20ème siècle avec le mouvement des relations humaines aux États-unis, qu'elle acquiert son autonomie. Certes, il y avait bien eu au 19ème siècle un soucis notable de théorisation et d'expérimentation (Marx, Fourier), accompagné de travaux empiriques détaillés (Le Play), mais ces recherches furent trop disparates pour former un champ de recherche autonome. Le mouvement des relations humaines, et plus tard le Tavistock Institute, mettront en avant différents thèmes : les facteurs de cohésion dans les groupes de travail, les conditions de  négociations, la coordination entre les acteurs, les contradictions entre le système technique et le système social, les facteurs psychologiques, etc. En France, après la seconde guerre mondiale, la sociologie du travail sera dominée par la personnalité de Georges Friedmann. Alain Touraine entreprendra de prolonger ses travaux. À l'heure actuelle, la sociologie du travail est une branche assez éclatée qui tend à se confondre avec la sociologie des organisations.

-         La sociologie des organisations.

Cette branche de la sociologie vise à étudier les organisations (groupements formels, entreprises, associations, ...) à travers les relations entre les acteurs qui les composent et les dynamiques organisationnelles. Elle a connu un développement rapide en France au cours des années 70 avec des travaux majeurs comme ceux de Jean-Daniel Reynaud, Renaud Sainsaulieu, Michel Crozier, etc.

-         La sociologie du développement.

Comme son nom l'indique, cette sociologie a pour vocation d'étudier les transformations des pays sous-développés, les facteurs de développement, etc. Initialement, elle était fortement liée à des approches socio-économiques.

-         La sociologie politique.

Elle se divise en plusieurs thèmes : l'analyse des comportements politiques, c'est à dire les comportements électoraux et la socialisation politique ; les rapports entre le pouvoir politique et l'État ; la sociologie historique des phénomènes politiques.

-         La sociologie de la famille.

Elle étudie la famille à travers diverses perspectives : le rôle des sexes, le partage des tâches, les rapports sociaux au sein des familles, les nouveaux modèles familiaux. Les travaux de De Singly ont montré que la famille était une institution de plus en plus morcelée.

-         La sociologie de la religion.

Cette branche de la sociologie étudie l'évolution des religions, les rapports qu'elle entretient avec d'autres domaines scientifiques, le sentiment religieux, etc.

-         La sociologie de l'éducation.

Cette branche de la sociologie a fait l'objet de nombreux débats théoriques et idéologiques (Boudon/Bourdieu). Elle tente entre autre de comprendre les raisons de l'échec scolaire.

-         La sociologie criminelle.

-         La sociologie de la culture et des loisirs.

-         La sociologie du sport.

-         La sociologie de la communication et des technologies.

Parmi les travaux qui ont marqué cette branche de la sociologie, on peut mentionner les recherches pionnières de Paul Lazarfed.  Celui-ci montre dans une étude datée de 1944 que le comportement politique et les opinions des électeurs sont bien moins déterminés par la propagande que par leur profil social. S'intéressant aux rapports entre les modes et les canaux de communication et les phénomènes d'influence, il parvient également à montrer en collaboration avec Elihu Katz, que l'impact des médias en terme d'influence sociale est relativement faible. De même, les interactions au sein d'une strate sociale apparaissent plus déterminants que l'influence sociale verticale, sur les opinions ou sur les manières de consommer. Enfin, certains leaders propres à un champ social exercent une influence sur les autres personnes appartenant à ce champ.

 

C . Les grandes thématiques de la sociologie et leurs développements.

 

Au cours du 20ème siècle sont apparus des thèmes récurrents en sociologie. Ces thèmes se démarquent par leur ampleur et par la quantité de travaux qu'ils ont inspirés. Nous en énumérons ici quelques uns.

 

Les matrices de la pensée sociologique

 

Danilo Martuccelli, dans un ouvrage sur la modernité propose d'aborder l'histoire de la sociologie en l'analysant suivant différentes matrices. Il entend par là des cadres de pensée, plus ou moins changeants, qui structurent la pensée sociologique de la modernité autour d'intuitions majeures en lui conférant une certaine continuité. Ces matrices, imbriquées dans ses processus historiques « sont moins qu'un paradigme, plus qu'une idée de base, autre chose qu'une école. (...) Plus qu'une idée de base, puisqu'il ne s'agit pas seulement (...) d'isoler les éléments constitutifs présents dans différents systèmes, mais au contraire de dégager les grands cadres, sorte d'arrière-plans sur lesquels travaillent les divers éléments. », (Martuccelli, 1999, p 20). En fait, « la matrice désigne plus un espace d'invention théorique et de description de la modernité qu'une doctrine ou un  modèle épistémologiquement consistant. Elle est très loin de définir de manière stricte une correspondance avec certaines notions, voire avec des méthodologies de recherche. Elle vise avant tout à donner une réponse à des exigences plus ou moins vitales, en passant de représentations confuses ou informelles de la vie sociale, à des images ou des modèles qui, tout en prétendant à un grande cohérence scientifique, parviennent  à donner un sens à l'inscription des hommes dans la modernité. », (Martuccelli, 1999, p 21). Si la notion de matrice reste difficile à définir formellement, bien que l'on comprenne intuitivement ce à quoi elle se rapporte, elle permet toutefois de donner forme et structure à l'arrière-plan de la pensée sociologie théorique. Nous voyons ainsi apparaître des grilles d'analyses et de compréhension du monde social qui façonnent selon une certaine logique la sociologie occidentale. Comme le fait remarquer Martuccelli, ces matrices ont pris naissance sur un terrain social et économique dominé par le changement social, la crise et la modernisation croissante de la société. C'est un fait récurrent. La plupart des pensées sociologiques majeures se sont inscrites dans un développement social, technique et économique parfois imprévisible qui confrontait la société à des problèmes sociaux majeurs. Les analyses de Smith accompagnent la révolution industrielle anglaise, celles de Marx et Durkheim l'essor du socialisme ou du républicanisme, etc. Tous ces auteurs, quand ils ont cherché à penser la société de leur temps, l'ont fait en dévoilant des grandes thématiques. Martuccelli distingue à cet égard trois grandes matrices : la différenciation, la rationalisation et la condition moderne. Nous ne nous intéresserons ici qu'aux deux premières.

 

La différenciation sociale

 

La différenciation sociale est l'une des thématiques majeures de la sociologie. C'est souvent à travers elle que s'est pensée la modernité. Martuccelli la définit ainsi : « Dans sa ligne minimale d'interprétation, il s'agit toujours de montrer comment la société progresse, en évoluant du simple au complexe, de l'homogène vers l'hétérogène. Assurément, les processus sont fort différents selon qu'il s'agit du travail, des groupes sociaux, des réseaux de communication, des rôles et des statuts, de la stratification sociale, ou encore des sous-systèmes fonctionnels (économique, politique, administration, science, art...) », (Martuccelli, 1999, p 29). A travers cette ligne directrice, « la modernité définit une société complexe et homogène dans la mesure où elle se compose de groupes différents toujours plus nombreux et hiérarchisés entre eux. », (Martuccelli, 1999, p 30). Ce mouvement de différentiation s'accompagne de la problématique de l'intégration, « La différenciation sociale, qui de traduit par une diversification de groupes, de rôles, de normes possibles pose le problème de la construction de significations culturelles ou de principes fonctionnels permettant l'intégration de la société. Comment parvenir au sein de sociétés différenciées à établir de nouvelles significations sociales communes ? Comment assurer la communication et l'échange entre les domaines sociaux de plus en plus autonomes dans leurs principes d'action ? », (Martuccelli, 1999, p 30). Ce point nodal de la pensée sociologique est abordé par des auteurs aux sensibilités diverses.

Soulignons d'abord l'apport de Durkheim, ses concepts de division du travail et d'anomie sont bien sûr en rapport avec cette problématique. Défaut d'intégration, défaut de cohésion, l'anomie traduit un déséquilibre qui doit être rétabli par l'affermissement de la morale, et donc par l'extension du système éducatif. Mais il faut ajouter que dans la pensée durkheimienne, la différenciation sociale des sociétés à solidarité organique entraîne structurellement des déséquilibres et un affaiblissement de la cohésion sociale. Car la différenciation provoque chez l'homme moderne un écart toujours plus grand entre ses désirs et ses possibilités d'action. Comme le montreront plus tard Thorstein Veblen avec son étude sur la consommation ostentatoire ou Jean Baudrillard (1970) avec ses recherches sur la société de consommation, la différenciation sociale et son corollaire, la stratification sociale, impliquent également un véritable effet d'entraînement sur l'ensemble de la société. La consommation et la production sont tributaires d'une dynamique sociale qui trouve ses forces dans la stratification sociale (Baudrillard, 1970, p 65). Il reste à comprendre comment cette stratification est entretenue. C'est ce que tentera de faire Bourdieu, en synthétisant l'analyse de Marx sur les classes sociales avec la théorie de la domination de Weber. Avec la théorie de la reproduction tout d'abord, il montrera la complicité de l'institution scolaire, vecteur de la socialisation, dans la reproduction des inégalités sociales; puis avec sa théorie des champs, il généralisera cette idée en expliquant comment les acteurs dominants dans un champ tentent de conserver leurs privilèges en légitimant les règles ou l'organisation formelle du champ, et en bloquant l'accès aux positions dominantes (donc en reproduisant la différenciation formelle). Comme on le voit, la différenciation sociale reste ainsi toujours proche de la problématique du pouvoir et de la domination. C'est ce que montreront Michel Crozier et Erhard Friedberg (1977) dans leurs études sur la bureaucratie, ou encore Peter Berger et Thomas Luckmann (1966) dans leurs réflexions sur la sociologie de la connaissance. La division du travail implique non seulement une division des tâches, mais également une répartition inégale de la connaissance (ou du capital culturel et symbolique) et du pouvoir d'expertise au sein de la société. Il en découle une répartition inégale du pouvoir dans le corps social. Répartition qui contraint les acteurs à adopter des stratégies d'accumulation du capital ou à utiliser des stratégies locales de dissimulation et de contrôle de la connaissance, comme dans les bureaucraties française, pour parvenir à leurs fins.

            Talcott Parsons abordera lui aussi l'intégration du système social. La mise en évidence de l'antagonisme entre une société différenciée et une société intégrée traverse une grande partie de son oeuvre. Mais à la différence des auteurs vus plus haut, la question du pouvoir, de la stratification sociale et des dynamiques qu'elles engendrent, n'est pas son principal sujet de recherche. Parsons va surtout s'intéresser aux processus qui assurent l'orientation, l'adaptabilité, le maintien et l'intégration interne des systèmes sociaux. Dans son approche résolument systémique, le jeu des acteurs tend à s'orienter dans la direction de celle du système. Comment est-ce possible ? L'intégration du système vient d'une part du haut de la hiérarchie sociale, et notamment des instances supérieures aptes à contrôler les systèmes inférieurs, et d'autre part de la base qui intériorise un systèmes de valeurs. La stratification sociale ne produit donc pas une dynamique de manière détournée, elle est fonctionnelle, elle permet l'intégration du système en un tout cohérent orienté en fonction du système de valeurs. Avec Parsons, l'ordre de la société trouve donc une explication : il résulte de processus qui sont fonctionnels par rapport à la totalité sociétale. Cette problématique de l'ordre et de la stabilité du social issus de l'action, connaîtra par la suite de nombreux développements, notamment avec les interactionnistes symboliques ou les ethnométhodologues qui tenteront de montrer que la construction de l'ordre social est le résultat d'un processus continu. Le tout étant co-déterminé : les individus créent un ordre qui se répercute sur eux.

 

La rationalisation

 

Autre grande thématique de la sociologie : la rationalisation. En sociologie, cette notion a été longuement étudiée par Weber. Mais elle recoupe des significations assez différentes.

 

-         Elle peut représenter tout d'abord la dynamique rationaliste de l'occident qui va vers une maîtrise et une domination croissantes par la société de son environnement naturel. Cette conception est pour une grande part héritée de la Raison issue des Lumières.

-         Elle peut également symboliser la rationalisation croissante de la société. Le monde moderne évolue en effet vers une coordination des activités, une planification des activités, un soucis d'efficacité qui sont méthodiquement rationalisés; en d'autres termes, il s'oriente vers toujours plus d'efficience. Cette rationalisation des activités suppose une autonomisation et une spécialisation des fonctions sociales. Peu à peu, l'économie se « désencastre » du social, pour reprendre l'expression de Karl Polanyi, et soumet les acteurs à une gestion de plus en plus rationnelle. Ce qui implique une dépersonnalisation et une uniformisation des rapports sociaux. L'émergence d'une science rationnelle, positive et empirique suppose une émancipation à l'égard de la théologie, de l'esthétique et de la philosophie.

-         Enfin, dernière conception, c'est celle de la raison utilitaire individuelle. Weber l'appelle action rationnelle en finalité. Elle suppose une adéquation entre les fins et les moyens. Cette conception de la rationalité va jouer un rôle considérable en sciences sociales, à la fois comme cadre explicatif cohérent et comme outil de normalisation et de contrôle des masses (avec le taylorisme par exemple). Albert O. Hirschmann montrera ainsi dans « Les passions et les intérêts », (1980) comment la rationalisation progressive de l'être humain, qui est passé du stade de personne à celui d'individu, a permis le développement progressif de l'industrie de masse. Des études comme celles de Michel Foucault iront également dans ce sens. Au niveau nomothétique, la rationalité utilitaire individuelle va être à l'origine de nombreuses théories économiques et sociologiques. En sociologie, elle trouve de nombreux débouchés dans l'individualisme méthodologique (Boudon) ou dans la microsociologie (Crozier et Friedberg). Dans la psychologie sociale également, elle va trouver un terreau favorable avec tout d'abord les théories issues de la psychanalyse (voir Caillé, 1989) et les théories comme celles de la dissonance cognitive (Léon Festinger). conséquence logique, les théories qui mêlent psychanalyse et sociologie produiront elles aussi des théories qui prennent comme axiome explicatif de base la rationalité individuelle (par exemple Enriquez, 1983), même si celle dernière prend sa source dans le domaine pulsionnel.

 

Si le thème de la rationalité a servi de moteur à de nombreuses théories, il a également rencontré de fortes résistances. Au 19ème siècle, tout d'abord, une grande partie des travaux de l'école Durkheimienne visent à apporter une alternative crédible à la rationalisation économique croissante, en développant d'une part des approches explicatives concurrentes, notamment avec le concept de solidarité ou celui du Don (Mauss), et en proposant d'autre part une direction pour un développement harmonieux de la société, qui est fondée sur la morale. Au 20ème siècle, la critique se fait de plus en plus virulente. La Raison tout d'abord est contestée dans ses fondements, notamment par les thèses relativistes de Feyerabend ou par le développement des épistémologies constructivistes (Piaget, Morin, Luhmann). Sur le terrain social, les problèmes écologiques, l'impuissance relative de la médecine en face de certaines maladies tendent également à la discréditer. De plus, la rationalisation sociale conduit à des débordements de grande ampleur comme les totalitarismes ou le fordisme qui vont provoquer une foule de résistances sociales. On parle alors de « retour de l'acteur » pour souligner ce renversement qui redonne à l'acteur son autonomie à l'égard d'une rationalité censée guider la totalité sociale. Enfin, sur le plan explicatif, la portée de la rationalité individuelle est de plus en plus contestée. En France, des auteurs comme Alain Caillé (1989), Serge Latouche (2001) et Bernard Maris systématisent cette critique en niant ou en relativisant le rôle que peut jouer la rationalité dans l'explication de l'action et dans l'explication de l'ordre social.

 

Le thème de la communication.

 

Le tableau serait incomplet si on omettait de mentionner une dernière thématique très importante au 20ème siècle, celle de la communication. Elle regroupe différents thèmes : le langage, les interactions, les représentations sociales, les réseaux de communication, etc. Les recherches dans ce domaine se situent souvent à la frontière entre la sociologie, et des sciences plus spécialisées comme la linguistique, la sémiologie, la psychologie sociale, la théorie de l'information, les sciences cognitives et la systémique. Ses thèmes de recherche se rapprochent généralement de ceux de l'identité et du lien social, comme le montrera Georges H. Mead, un des précurseurs dans le domaine. Les travaux des interactionnistes symboliques et de l'école de Palo Alto ont eu une influence considérable sur la sociologie du 20ème siècle et constituent encore des thèmes de recherche privilégiés. À partir des années 80, les recherches en sociologie de la communication tendent toutefois à s'orienter vers des domaines plus ciblés (médias, informatique, réseaux, etc.).

 

 

***

 

II. L'évolution de la pensée sociologique.

 

Dans ce chapitre, nous étudions l'évolution de la sociologie à travers deux dimensions principales : sa dimension institutionnelle et sa dimension théorique. Les deux sont bien sûr intimement liées comme nous allons le montrer à présent.

 

A . L'institutionnalisation de la sociologie.

 

L'affirmation de la sociologie comme corps de connaissances autonome est assez récente au regard de l'histoire de la science. En effet, ce n'est vraiment qu'à partir de la fin du 19ème siècle qu'elle trouve sa forme actuelle et devient suffisamment consistante pour qu'on puisse la discerner d'autres sciences humaines et sociales qui lui sont voisines : la science politique, l'Économie, le Droit et la Psychologie. Pourtant, dès la fin du 18ème siècle, elle pouvait prétendre à revendiquer l'héritage d'une longue tradition philosophique et politique. Car la réflexion sur la société avait connu des déploiements considérables durant les 16ème et 17ème siècles. Curieusement, il faudra cependant patienter encore longtemps pour que l'idée d'une science de la société, objective et détachée de son inscription sociale s'impose aux esprits et devienne presque aussi naturelle que celle d'une science de la matière émancipée des questions morales et religieuses. Nous allons ici donner quelques pistes de réflexions tirées de données historiques pour comprendre cette évolution.

 

La nature de la réflexion sociale[21] jusqu'au 19ème siècle.

 

La science sociale, que ce soit durant les Lumières ou au 19ème siècle, présente deux grandes caractéristiques : d'une part, elle est  souvent le fait de penseurs, ou de communautés de penseurs qui demeurent isolés par rapport aux institutions officielles de contrôle et de diffusion du savoir, d'autre part, elle n'est pas encore séparée de la philosophie, de l'économie politique, du Droit ou de la Morale. Qui plus est, il n'y a pas durant les Lumières une spécialisation de la pensée qui fixe les domaines de compétences en fonction des diplômes, et par conséquent les philosophes, jusqu'au 18ème siècle sont souvent polyvalents. Par exemple, Copernic, Fibonacci, Oresme, Newton entreprendront, parallèlement à leurs travaux en sciences de la Nature ou en mathématiques, des travaux à la demande des marchands pour traiter des questions économiques[22].

Nous pouvons également remarquer que le discours utopiste fait souvent partie intégrante de la réflexion sociale. La frontière entre ce qui relève de l'imaginaire, de la parabole, et ce qui relève de la réalité sociale objective[23] s'avère plus ou moins poreuse. Tout se passe comme si la société et la nature humaine était un sujet ouvert, à la portée de tous, où chacun pouvait donner son opinion sur les changements qu'il souhaiterait voir advenir. La séparation entre l'action sociale et l'observation sociale n'est pas rigoureusement établie. En réalité, il n'y a pas encore de démarche stricte dans la réflexion sociologique, comme il peut y en avoir maintenant, qui verrait se succéder, dans un premier temps une observation désintéressée des propriétés d'un monde social objectif, puis dans un deuxième temps sa transformation éventuelle. La société paraissait-elle aux penseurs de l'époque beaucoup plus malléable ou bien moins objective qu'aujourd'hui ? Ou n'étaient-ils pas encore parvenus à faire la séparation entre le discours idéalisé et la réalité sociale telle qu'elle est vécue ? Ou au contraire, notre époque s'est-elle à ce point familiarisée avec l'idée d'une société immuable ou d'une société qui suit un développement incontrôlable, qu'elle en a conclue que les discours du 18ème et du 19ème siècle n'étaient que pure utopies ?

 

Sans prétendre répondre à cette question qui demanderait une longue réflexion sur les rapports entre objectivité, pensée et action, et qui de ce fait dépasserait de loin nos ambitions présentes, remarquons qu'elle devrait être d'emblée nuancée par la variabilité de la réflexion sociale durant la Renaissance. En effet, différentes tendances traversent la philosophie sociale jusqu'au milieu du 19ème siècle. Si certains auteurs se plaisent à inventer des mondes utopiques (More, Saint-Simon, Fourier), d'autres adoptent plus volontiers le style de la parabole pour décrire (ou dénoncer) la réalité sociale de leur temps (Voltaire, Montesquieu). Quant aux descriptions idéalisées d'un état de nature, chères à Rousseau ou à Hobbes, elles pourraient s'interpréter  comme des constructions théoriques qui visent avant tout à rendre compréhensible la logique qui sous-tend les rapports sociaux et l'organisation sociale afin de déterminer de grands principes normatifs qui serviront de guide à l'action sociale.[24] Il est intéressant de noter à ce sujet que les philosophes qui exerceront un rôle de conseiller auprès du pouvoir, produiront une réflexion sociale beaucoup plus pragmatique. Nous pensons ici par exemple à Machiavel ou aux physiocrates.

 

L'inscription sociale de la pensée sociologique.

 

Jusqu'au milieu du 19ème siècle, la réflexion sociologique transite également par des réseaux fort différents de ceux que nous connaissons aujourd'hui. La vie intellectuelle n'étant pas nécessairement dépendante de la pratique de l'enseignement universitaire, elle est peu institutionnalisée. Mais cela ne l'empêche pas de s'appuyer sur des institutions isolées et sur des moyens de diffusion divers (publications, correspondances, ...) qui lui confèrent un rudiment d'organisation. La diffusion des textes à grande échelle, rendue possible par les progrès de l'imprimerie, a du jouer de ce point de vue un rôle important dans le développement de la réflexion sociale. Abolissant les frontières, elle autorisait la circulation et la conservation des idées sur de grandes distances et les rendaient accessibles à un nombre de personnes toujours plus grand. Il est alors probable que la réflexion sociale, avant la fin du 19ème siècle, bien qu'elle ne recourait pas aux mêmes canaux de communication qu'aujourd'hui, ait été attachée à des groupes sociaux qui avaient développé leur propres moyens d'expression et qui maintenaient des contacts internes. Ces contacts devaient être sporadiques, relativement localisés, peu hiérarchisés et limités à des spécialistes, mais tout de même suffisamment nombreux pour assurer la continuité et la normalisation des idées.

 

Comme le montre André Guesclin (1998), la naissance de l'économie sociale et de la sociologie fut ainsi conditionnée par la montée du mouvement ouvrier. De Saint-Simon à Durkheim, les penseurs de la condition sociale ne sont pas isolés de la communauté ouvrière, et les idées qu'ils développent sont parfois incorporées dans les pratiques ouvrières (mutualisme, associationnisme). Il y a un échange de bons procédés entre le théoricien et la base sociale qui l'accueille. Il s'en suit que bon nombre d'entre eux trouvent une écoute et des moyens d'expressions en fonction des sensibilités politiques et sociales que leurs travaux évoquent. Cette réflexion sociale se développe là encore par le biais de réseaux parallèles. La question devient alors de savoir si l'évolution des réseaux de communication durant les diverses époques (religion, lumières, socialisme, université) et des conditions sociales a exercé une influence sur la nature de la sociologie.

 

Les liens entre le changement social et la réflexion sociale.

 

Ce que nous pouvons déjà souligner avec certitude, c'est que cette réflexion sur la société s'est accompagnée de changements sociaux majeurs. On reconnaît d'ailleurs généralement que l'affaiblissement de la religion et la montée d'une bourgeoisie intellectuelle ont très certainement libéré la réflexion sociale du carcan traditionaliste et religieux. Ce ne sont toutefois pas les seules raisons. On peut également invoquer :

 

-         La découverte de civilisations différentes. Elle conduit à une observation critique des mœurs de la civilisation occidentale. Elle inspirera par exemple des réflexions critiques à Montaigne sur la peine de mort.

-         Le schisme entre protestants et catholiques, le développement du capitalisme et des villes (Braudel, 1985) joueront aussi très certainement un rôle important dans le développement d'une réflexion sur l'organisation sociale, dans la mesure où ils entraînent : 1. le rejet des traditions (pour le commerce ou contre les mœurs catholiques), 2. la coexistence de points de vue différents sur la nature du monde et de la société.[25]

-         D'autres facteurs vont également intervenir. La rationalisation du Droit et de l'organisation sociale, conjuguée avec l'apparition de phénomènes systémiques (Giddens, 1984) difficiles à réguler et plus ou moins incontrôlables (inflation, pauvreté, crises, ...), vont entraîner le développement d'une science administrative qui étudie les phénomènes sociaux par « le haut. » D'où la généralisation des études statistiques.

-         Enfin le développement de la concurrence commerciale conduit à un éclatement des solidarités traditionnelles et à une rationalisation des conditions de travail. Il entraîne de ce fait un clivage de la société en deux classes qui vont développer des points de vue contradictoires sur la société et l'organisation du travail.

 

Ces facteurs ont donc semble-t-il, deux conséquences importantes : d'une part, avec le déclin de la religion et l'amenuisement des traditions sociales, il semble possible de transformer l'organisation sociale de manière rationnelle, d'autre part, ce changement doit s'accompagner d'une réflexion sur la société. Un extrait de Charles Fourier, penseur utopiste du 19ème siècle reflète bien les espoirs et désillusions qui traversent cette époque : « Le progrès de l'industrie n'est qu'un leurre pour la multitude. Dans l'Angleterre tant vantée, la moitié de la population est réduite à travailler 16 heures par jour, une partie même dans des ateliers infects, pour gagner sept sous de France dans un pays où la subsistance est plus coûteuse qu'en France. Combien la nature est sage en inspirant aux sauvages un profond dédain pour cette industrie civilisée, fatale à ceux qui l'exercent et profitable seulement aux oisifs et à quelques chefs. »

 

Par conséquent, jusqu'au milieu du 19ème siècle, il n'y a pas, répétons-le, de césure très nette entre la réflexion sociale et l'action collective. Sans le formuler rigoureusement, nous pourrions avancer que la réflexivité du social est sous-entendue dans le discours social. Qu'entend-on par là ? Selon André Orléan, « La différence entre sciences sociales et sciences de la nature tient à la « réflexivité du social » : les hommes apprennent et modifient leurs comportements et leurs croyances à mesure que leurs connaissances s'accroissent. Pour cette raison, le seul énoncé public d'une loi provoque des comportements nouveaux qui peuvent invalider la « loi » qui avait été découverte (...). Il existe donc une boucle entre les théories et les faits, laquelle est propre aux sciences sociales : les énoncés sont aussi des produits sociaux qui sont utilisés par les acteurs économiques [et sociaux]. »[26] La distinction entre les lois sociales, les lois naturelles et les règles sociales s'avère finalement assez complexe. Que la société soit une contrainte objective qui a ses lois propres sera souvent contestée. Cela paraît normal puisque la croyance dans l'objectivité ou dans la nécessité d'une règle est constitutive de cette règle. Donc, si nous mettons à ne plus y croire... En outre, la prise de conscience consécutive à l'observation d'une situation sociale ne provoque pas nécessairement une attitude fataliste, passive, elle peut entraîner dans le même temps, un véritable désir de changement ou plus modestement de participation. Or, c'est bien ce qui caractérise la philosophie des lumières et le socialisme. La description de la société s'accompagne toujours d'une composante normative, cela d'autant plus que comme nous l'avons fait remarquer, les théories sociales sont souvent rattachées à des groupes sociaux. Et ce qui est surprenant, c'est que leur volonté s'est plus ou moins réalisé, ils ont montré que le changement social programmé était possible. Si nous vivons aujourd'hui dans une démocratie dotée d'un système de protection sociale, c'est en partie grâce à l'influence des Lumières et des libéraux qui ont lutté pour l'instauration d'une démocratie constitutionnelle (Hayek, 1994), et à celle des mouvements socialistes qui ont lutté pour que des lois protégeant les individus de l'exploitation économique soient appliquées.

Mais il faut remarquer que cette volonté de changement va se heurter à des contraintes objectives. Il y a des effets d'agrégation sociétaux que les individus ne peuvent contrôler sans effectuer des transformations de grande ampleur. Par exemple, contrôler la démographie suppose des politiques complexes et une connaissance minimale de certains mécanismes sociaux. En outre, toute transformation sociale doit faire face à des résistances du corps social. La nature humaine est capricieuse, elle obéit à certaines logiques et on ne peut la modifier à souhait. Telle est peut être la conclusion après les échecs successifs des différentes révolutions, auxquels sont finalement parvenus les théoriciens de la fin du 19ème siècle.

Ce n'est pas la seule raison, car toute tentative de changement social, quelque soit l'échelle, se heurte à un problème de taille : celui du choix de l'orientation de la société et de sa compatibilité avec les choix individuels. Il y aura forcément des divergences de point de vue entre les acteurs. Par exemple, une politique qui vise à abolir la peine de mort peut diviser le corps social. Plusieurs situations pour trancher sont alors possibles. Elles traduisent différentes sensibilités politiques :

 

-         On peut considérer que le changement social est incompatible avec la liberté individuelle. Il y a trop d'intérêts divergent. Par conséquent, il ne doit pas y avoir de contrôle social global. La société soit suivre son propre cours, et il ne faut pas chercher à la modifier. C'est la thèse libérale (Hayek). Cette thèse contient une variante, la thèse anarchiste. Prônant la liberté individuelle, elle considère que la société doit être organisée selon la règle du consentement commun, toute forme de coercition (État, traditions, religion, démocratie, etc.) devant être rejetée (Proudhon).

-         On peut affirmer au contraire que le changement social est souhaitable. Le lien entre la théorie et la pratique doit être mis au service de l'amélioration sociale. L'existence de problèmes sociaux, et leur mise en évidence ne doivent pas entraîner la passivité. L'Homme peut, et doit prendre son destin en main pour aller vers le progrès. C'est la thèse socialiste, ou la thèse « démocratique » dans sa version pluraliste. La coercition de la société sur l'individu est souhaitable, bien qu'elle doive être encadrée. Remarquons qu'à une échelle plus réduite, c'est la thèse qui prévaut. Dans une entreprise, l'organisation est rationalisée pour faire face à la concurrence et par conséquent, la liberté individuelle importe peu, elle est soumise à l'objectif de l'organisation et de la direction. Paradoxalement, la libre entreprise entraîne donc une organisation au niveau méso-social qui n'a rien de libéral. Nous pouvons ajouter que cette organisation sociale peut facilement conduire à des dérives totalitaires. Hayek (1988) soulignera par exemple le danger d'une intervention croissante de l'État dans l'organisation sociale et économique qui risque selon lui d'entraîner inéluctablement la société vers le totalitarisme. Sa thèse a bien sûr été critiquée abondamment.

-         Enfin, les marxistes soulignent que la liberté individuelle est de toute manière impossible dans la vie en société, dans la mesure où il existe des déterminants sociaux ou historique latents sur l'action et les représentations individuelles et sociales. Par conséquent, l'Homme n'est pas libre, il n'a que l'illusion de l'être. Il est en fait emprisonné dans des rapports de domination dont il ne peut se défaire que par une prise de conscience et par une action sociale généralisée. Dans le cas contraire, sans prise de conscience, sa volonté de changement serait elle-même déterminée par les intérêts sociaux de son groupe d'appartenance.

 

Vers une objectivation[27], une spécialisation et une autonomisation croissante de la sociologie.

 

C'est peut être la prise en compte de ces difficultés qui va amener les sciences sociales à s'orienter vers une scientificité croissante. Nous pouvons supposer à cet égard que l'institutionnalisation de la sociologie a été fortement déterminée par cet environnement social dominé par de violents conflits idéologiques. Par conséquent, le contenu des disciplines en sciences sociales (et probablement la séparation entre certaines disciplines comme les sciences économiques et la sociologie) aurait été en grande partie influencée par les intérêts des groupes sociaux (ou des mondes sociaux (Strauss) à l'organisation souvent informelle) qui les ont institués ou qui sont parvenus à contrôler les institutions de contrôle et de légitimation de la connaissance. Ajoutons que les institutions universitaires étaient à l'origine des institutions dépendantes du clergé avant d'être conquises par les États. Leur organisation était donc fondée sur une organisation hiérarchique rigide et une transmission du savoir basée sur le traditionalisme (les recherches doivent prendre appui sur les travaux antérieurs), cette configuration institutionnelle a très certainement influé sur la nature ultérieure de la sociologie. Une telle proposition resterait bien sûr à prouver. Mais quoi qu'il en soit, l'institutionnalisation de la réflexion sociale a au moins deux conséquences :

 

-         En premier lieu, elle implique une objectivation croissante du social. On peut y voir au moins trois raisons. Premièrement, les sciences sociales sont dès la fin du 19ème siècle, instrumentalisées, elle servent souvent les intérêts de l'État (par exemple : Le Play et son école), et celui-ci a besoin de moyens pour récolter des données afin de mieux contrôler la base sociale. Deuxièmement, l'influence des sciences naturelles sur les sciences sociales implique une distanciation croissante entre l'objet social et son observateur. Pour les sociologues, le monde social commence à obéir à des lois, la réflexivité sociale n'est plus prise en compte et le sociologue doit se garder d'intervenir dans le déroulement de la vie sociale ou de juger ce qu'il observe. Il s'en suit une objectivation croissante de la société. L'apogée de cette tendance sera probablement atteinte avec le modèle structuro-fonctionnaliste parsonien qui légitime complètement la structuration formelle de la société (et donc les pouvoirs qui en découlent). Mais remarquons que même dans les sciences économiques, qui envisagent le social dans une perspective dynamique, il subsiste une bonne dose de fatalisme. Dans la perspective micro-économique orthodoxe, la société est censée fonctionner selon des mécanismes de régulation marchands auxquels on ne peut se soustraire. Et bien qu'ils n'aient jamais apporté une preuve empirique irréfutable de l'existence de ces mécanismes, les économistes continuent à croire fermement en leur existence. N'y a-t-il pas alors réification du marché. Pareillement, un des moyens de légitimer la hiérarchie sociale, c'est de supposer que les jeux de pouvoir et de domination sont innés chez l'être humain. Mais la notion même de pouvoir (et de relation) est complexe, et elle cristallise peut être abusivement dans le langage une grande variété de phénomènes sociaux différents. Nous voyons alors que le processus d'objectivation du monde social, entamé au 19ème siècle s'accompagne d'un processus de réification du social. Supposer que la construction du social obéit à des processus figés, ou que la société évolue selon une progression logique revient au même. Troisièmement, l'idée que la société doit être envisagée comme un tout solidaire qui suit des lois précises est naturellement cohérente avec les idées républicaines ou socialistes. Inversement, l'idée que la société et l'économie s'ordonnent spontanément si elles sont guidées par la rationalité individuelle légitime bien sûr l'organisation marchande de la société. L'institutionnalisation de la sociologie permet donc l'expression de groupes sociaux dans la vie politique et intellectuelle. Il faut alors remarquer qu'il est possible que cette institutionnalisation qui se produit à travers la naissance de leaders intellectuels ait eu elle-même des effets sur le corps social (uniformisation : un seul leader impose son point de vue; effets de feed-back : la pensée du leader a un rôle uniformisant sur les réflexions des individus qui adhèrent à cette idéologie, orientation du débat, etc.).   

-         En deuxième lieu, un des résultats de l'institutionnalisation des sciences sociales est que la réflexion sociale devient progressivement une affaire de spécialiste. Par conséquent, sont exclus de cette réflexion une grande partie des « profanes ». Cela a deux conséquences. Pour que leur réflexion sur la société soit prise au sérieux, les individus sont obligés d'adopter le langage et les problématiques pertinentes dans le milieu universitaire, or cela transforme de fait leur perception des problèmes sociaux. Deuxièmement, l'élitisme universitaire et la tradition universitaire (qui oblige à positionner la réflexion dans la prolongation de ce qui a déjà été dit) tendent à légitimer[28] certains termes, certaines problématiques propres à la position sociale des universitaires, et de ce fait l'écart qui se creuse entre la réflexion sociale et la pratique de terrain tend à faire de la science sociale une vision déformée de la réalité sociale. En plus comme souvent, certaines propositions sont idéologiquement incompatibles, il s'en suit une déformation de plus en plus grande, chacun développant des problématiques dans son domaine et ignorant celles des autres. Ajoutons que les contraintes de publication rendent impossible des écarts trop grands par rapport aux idées et normes en vigueur (concepts, thématiques, etc.) qui dominent ces courants (Judith Lazar, 2001). Il s'en suit, comme le montre Feyerabend, un appauvrissement des idées qui circulent au sein de l'élite universitaire. Cette autonomisation a également une autre conséquence : comme elle isole la science sociale de la base sociale, l'action sociale devient isolée de la réflexion sociale. En outre, les recherches étant généralement commanditées par l'État, il peut s'en suivre une certaine connivence entre les thèmes commandées, les propositions théoriques et la sélection des faits observés.

 

B . L'histoire des idées sociologiques. La période classique, de Comte à Weber.

 

Nous avons exposé dans le chapitre précédent la façon dont la sociologie s'est institutionnalisée, mais nous n'avons parlé que de manière superficielle, ou de manière très générale, de l'évolution du contenu des théories. Pour combler ce manque, nous allons tenter de dresser dans ce chapitre, un portrait qui soit le plus complet possible de l'évolution des théories sociologiques.

 

Les courants socialistes et marxistes.

 

C'est sur le terreau de la révolution industrielle que le socialisme va prendre racine. Il se constitue autour de quelques thèmes centraux : l'organisation des forces productives, les inégalités sociales (en terme de pouvoir, de revenus, de participation, de capitaux, etc.) et la reconstruction du lien social. Mais malgré une origine commune, son influence sur la sociologie emprunte au cours du 19ème siècle des voies changeantes. Aussi va-t-il générer, en fonction des sensibilités des auteurs et des particularismes nationaux une grande variété de théories sociologiques et économiques. Historiquement, la critique économique et sociale se répercutera dans 5 grandes courants théoriques : le socialisme utopique, l'anarchisme, le marxisme, l'institutionnalisme américain et l'école durkheimienne. Toutes ces réflexions s'inscrivent en continuité de l'esprit des lumières, elles visent à construire et à appliquer un projet émancipateur de transformation de la société reposant sur des bases scientifiques.

 

Le socialisme utopique se développe essentiellement dans deux pays : l'Angleterre et la France. Héritiers des lumières, les penseurs socialistes en essayant de concevoir des sociétés idéales ou des réformes sociales vont se montrer particulièrement inventifs. Leur contestation de la société industrielle se traduit par des plans de transformation rationnelle et scientifique de la société qui sont parfois accompagnés d'expérimentations concrètes. Quatre auteurs marqueront leur époque : Saint-Simon (qui collaborera avec Comte), Charles Fourier, Robert Owen, et Georges Babeuf. Si ces penseurs se rejoignent dans un même idéal socialiste, ils conservent des vues relativement divergentes sur les remèdes qui permettraient de sortir de la crise sociale qui sévit au 19ème siècle.

 

La réflexion de Saint-Simon se fonde sur une distinction entre d'une part les producteurs qui créent la richesse, et les dirigeants ou gouvernants qui usent du pouvoir ou de la parade et ne créent pas de plus-values réelles. Il oppose ainsi les producteurs à ceux qui occupent des fonctions honorifiques et ne créent rien et qui pourtant captent une grande partie du revenu de la nation. Pour remédier à cette injustice, il propose qu'une élite composée de scientifiques et d'artistes prenne en charge l'évolution de la société en suggérant et en coordonnant des projets de travaux publics. La politique devient alors la science de la production, c'est à dire la science qui a pour objet l'ordre des choses le plus favorable à tous les genres de production, et au bonheur du plus grand nombre. Saint-Simon anticipe ainsi l'organisation technocratique, il prône la rationalisation optimale de la production en opérant une scission entre la sphère de la technique, celle du travail et  celle des dirigeants. À bien des égards, cette analyse reste encore d'actualité. En effet les conflits de régulation qui peuvent advenir entre le pouvoir institutionnalisé au sein d'une entreprise et la sphère des travailleurs ou des producteurs qui connaissent mieux l'environnement technique que les premiers, et qui sont les seuls à produire de la « richesse réelle », restent encore des problèmes centraux en sociologie des organisations.

Mais l'organisation sociale que préconise Saint-Simon laisse peu de place à la liberté individuelle. À l'inverse, un penseur comme Fourier se montre beaucoup plus attentif à celle-ci. Pour Fourier, ce qui compte avant toute chose, c'est le bonheur humain. Pour lui, « Le bonheur (...) consiste à avoir le plus de passions possibles, et les plus ardentes et les plus excessives, et à pouvoir les satisfaire toutes ». Cet hédonisme conduit à l'association industrielle. Le travail devient attrayant car chaque personne s'oriente vers le métier de son choix, de façon spontanée, suivant en cela ses instincts les plus profonds, ceux que même la raison et la réflexion ne peuvent commander. C'est le principe de « l'attraction spontanée », l'association se réalise naturellement, chacun est libre de s'orienter selon ses goûts. En fait, Fourier va plus loin car il considère cette attraction comme l'un des principes fondamentaux de l'univers. Selon lui, elle oeuvre à travers toutes formes d'existence : de la matière à la société, il y a une unité du système de mouvement pour le monde matériel et spirituel ou encore, une analogie entre les mouvements organiques, matériel, animal et social. En somme, il y a une homologie structurale entre différents domaines de la réalité. Fourier imagine alors une société idéale, la phalanstère, régie par une mathématique sociale qui tienne compte des lois de l'attraction. Ainsi résout-il simultanément, dans une vue toute théorique, les problèmes de l'adéquation des intérêts individuels et de l'incitation à l'effort. Il prônera également le garantisme social. Remarquons que certains essais de phalanstère se montreront relativement concluants.

Ce qui distingue Fourier d'un penseur comme Saint-Simon, c'est donc qu'il abandonne l'idée du progrès industriel ou de la Raison, au profit de celle du Bonheur. Il marque par là son refus. Il conteste la légitimité du monde industriel qu'il voit naître et rejette l'idée même de calcul ou d'intérêt qui en constitue le sous-bassement pour lui substituer celle beaucoup plus riche de la passion. Par son ambition de transformer le social, Fourier anticipe l'associationnisme et certaines des caractéristiques les plus frappantes de la société moderne. Car, si on observe le développement croissant du bénévolat, la progression numérique des communautés de passionnés, comme celle de Linux par exemple, nous ne sommes pas si éloignés de l'utopie qu'avait rêvée Fourier.

D'autre part, les réflexions de Fourier et de Saint-Simon paraissent en réalité complémentaires si on les applique à la société contemporaine. L'une insiste sur la fracture entre une classe improductive qui parasite et dirige illégitimement la classe productive, l'autre propose une organisation optimale de l'organisation sociale et productive, fondée sur l'association d'intérêts. En outre, toutes deux sont d'accord sur le fait qu'il faut aider les plus défavorisés. Les points de vue utopistes qu'ils ont développés leur ont donc permis de penser la société avec une acuité à laquelle peu de leurs  contemporains pouvaient prétendre, et c'est probablement injustice qu'on ait qualifié leur travaux d'irréalistes. Cette qualification reviendra toutefois fréquemment lors des périodes de crise, comme l'un des arguments principaux que la rhétorique réactionnaire emploiera pour bloquer toute velléité de réformes (Hirschmann). 

Alors que l'utopie de Fourier nous offre la vision d'une société finalement assez proche de certains libéraux anglais réformateurs comme John S. Mill par exemple, un socialiste comme Babeuf s'en écarte de manière radicale. Pour lui, le salut vient d'un communisme égalitariste. Le bonheur ne peut provenir que d'un état de nature où seront supprimés les inégalités, l'argent, le commerce, etc. Il se plaît à imaginer un monde d'abondance et d'égalité absolue où la société consentie par l'intérêt commun transcende l'individu. Tous les biens sont communs, l'industrie sociale est unique, tout le monde détient les mêmes droits et devoirs, le talent n'est pas rémunéré dans la mesure où il est socialement déterminé, etc. Notons au passage que cette thèse déterministe qui fait de l'Homme le produit des circonstances et de son milieu sera également développée en Angleterre par le socialiste Owen. En fonction de cette idée, il militera en faveur d'une religion rationelle et d'une science de la production, de la pédagogie et du gouvernement qui libèrent les hommes du carcan de la misère.

 

Comme on le voit avec Babeuf, le communisme peut conduire in fine à un asservissement de l'individu par la communauté. C'est ce à quoi les anarchistes vont s'opposer. William Goodwin par exemple, se demande comment substituer à la société contraignante, une organisation décentralisée respectueuse de la liberté et des choix individuels. Il prône alors la suppression de la propriété privée et l'apprentissage spontané de la liberté et du respect par le développement de la raison et de l'éducation. Il reste farouchement opposé à toute forme d'autorité. Après lui, Thomas Spence défend l'idée d'une collectivisation des terres et d'une démocratie qui combinerait redistribution des revenus, système de retraite et taxation sur la propriété foncière. Il anticipe près de un siècle en avance, les fondements du Welfare State.

Joseph Proudhon sera l'autre figure marquante de l'anarchisme. Avant Marx, Proudhon développe une théorie de la plus-value et de l'exploitation, ainsi qu'une théorie de l'État bureaucratique. Elle tient dans les propositions suivantes :

 

-         Il y une différence entre la productivité individuelle et la productivité qui résulte de la combinaison des travaux individuels (la force collective). Cette différence crée une plus-value qui est captée indûment par les capitalistes. Ainsi même si le contrat de travail est librement consenti, il n'est pas rémunéré à sa valeur réelle. En outre, l'organisation de la propriété engendre une injustice inacceptable, elle ne permet pas au travailleur de disposer librement des fruits de son travail et de son épargne, d'où sa fameuse formule : « La propriété, c'est le vol ». Cette maxime sera souvent interprétée comme une justification à la collectivisation des terres, et la dépossession des biens individuels. Pourtant, telle n'était pas la volonté de Proudhon, par cette phrase, il signifiait seulement que le capitaliste accapare pour son propre compte la plus-value du travail collectif des ouvriers.

-         Proudhon élabore également une théorie de l'État. Critiquant la centralisation étatique, il considère que l'État d'une part obéit à une véritable loi d'expansion et d'envahissement. Ce mouvement centrifuge conduit au renforcement des bureaucraties, des armées, des polices et à la suppression progressive des libertés individuelles. De plus, l'État qui s'impose comme l'arbitre des mouvements sociaux se révèle impartial, puisqu'il favorise d'une manière générale la classe capitaliste au dépend de celle des travailleurs.

 

Pour remédier à cette situation, Proudhon propose l'auto-organisation des acteurs sociaux. Elle repose sur la coopération librement consentie, le contrat social (Rousseau), le mutualisme, le crédit gratuit et le fédéralisme. Pour réconcilier l'autorité et la liberté, les deux principes contradictoires qui gouvernent les peuples, il propose la notion de convention. Celle-ci permet d'établir en toute liberté des principes qui vont ensuite avoir force d'autorité sur ceux qui se sont engagés sans contraintes à les suivre dans l'intérêt de tous. L'importance qu'il accorde à la liberté individuelle et à l'échange font donc de Proudhon un penseur libertaire. Dans cette optique, il s'opposera fermement à Marx, en rejetant le collectivisme et l'instauration d'un nouveau dogme fondé sur la raison et la connaissance des lois sociales. Il s'opposera également de manière ferme aux monopoles, à la « féodalité industrielle » et à la planification.

Proudhon parvient donc à réconcilier l'égalitarisme dans l'échange avec la liberté individuelle telle que la prône les libéraux. Ce mélange harmonieux entre liberté individuelle, production collective et interactions sociales qui transitent par l'échange et par des contrats mutuellement consentis et non déséquilibrés, le tout appuyé par une théorie pragmatique et cohérente, lui permettra d'exercer une influence importante sur le monde ouvrier et paysan français (dont il était issu). Proudhon a ainsi  contribué pour une grande part dans l'établissement d'institutions telles que les associations, les coopératives, et les mutuelles, ... Ce qui montre sa réelle clairvoyance : certaines de ses intuitions seront réalisées dans la pratique.

 

Mais au final, la pensée de Proudhon n'aura somme toute qu'un impact assez faible sur la pensée sociale européenne, et qui plus est, limité à des domaines bien précis. En revanche le courant théorique issu de la pensée de Karl Marx va avoir une influence considérable dans l'histoire de la pensée occidentale. Tous les domaines des sciences sociales sont concernés par la pensée marxiste, en particulier les sciences politiques, les sciences économiques, l'histoire et la sociologie. Il faut dire que Marx a tenté de réaliser l'une des synthèses les plus ambitieuses de la pensée européenne, en englobant une large gamme de courants de pensée : l'économie politique anglaise et française, le positivisme, le socialisme français, la philosophie historique allemande, la philosophie hégelienne, etc. Conséquence fâcheuse, sa philosophie sociale en est devenue plus ou moins hermétique, à tel point qu'il est devenu vain de chercher à l'appréhender par une lecture superficielle. Qui plus est, la complexité de sa pensée et son inconstance, rendent possible plusieurs interprétations concurrentes. La pensée de Marx opère donc une rupture radicale dans la pensée socialiste. L'étude de la société, et l'action qui doit en résulter deviennent une affaire de scientifiques, et par là même, elles se coupent de leur base sociale. Ce qui contraint à engager des actions politiques dont la finalité peut être en adéquation avec la théorie marxiste mais sans qu'on puisse les rattacher avec la totalité de la théorie, puisque pour intégrer celle-ci, il faut faire preuve d'une grande érudition et d'une certaine ténacité. Paradoxalement, Marx fait donc de la science sociale une science élitiste (bien qu'il militera activement). Autant, durant les lumières, l'élitisme de la réflexion sociale était essentiellement le fait des conditions matérielles particulières qui pouvaient régner durant cette période et qui ne laissaient la parole qu'aux plus favorisés, autant avec Marx, cet élitisme trouve une justification théorique. Par conséquent, Marx inaugure le savant mariage entre la doctrine, l'idéologie ou la science sociale, et le pouvoir politique. Car les seuls qui peuvent prétendre à modifier la société sont ceux qui en connaissent les rouages, et qui vont oeuvrer pour son bien. Le peuple se trouve donc dépossédé, comme dans le taylorisme, de sa capacité à gérer la société ou la production économique, sa compétence se trouve remise en cause par sa méconnaissance des vrais mécanismes sociaux qui créent les lois sociales. En quelque sorte, il doit renoncer à la compréhension et à l'organisation de la société qu'il laisse aux scientifiques, en échange de quoi, il peut aspirer à un monde plus juste où il ne subirait plus l'aliénation (concept qui exprime le fait que le travailleur est étranger du produit de son travail qui est saisi par l'employeur. Le travail devient alors un carcan pour l'ouvrier).

Marx appuie sa théorie sur une méthode, le matérialisme dialectique, qu'il tire de la philosophie hégelienne. Ses principaux points sont[29] :

 

-         Le matérialisme historique. Les hommes font leur propre histoire, mais sur la base de conditions données, héritées du passé. Parmi celles-ci, les conditions de la reproduction matérielle de la société sont déterminantes en première instance. L'Histoire n'est donc pas déterministe, les hommes se font eux-même en même temps qu'ils agissent. D'autre part, l'histoire humaine ne suit pas comme dans le positivisme comtien un déroulement linéaire vers le progrès. S'inspirant de Hegel, Marx considère que le devenir de toute réalité se comprend dans la triade suivante : l'affirmation (la thèse), la négation (l'antithèse), et la négation de la négation (la synthèse). Mais si pour Hegel, cette évolution se déduit de la nature de l'Esprit, pour Marx, elle doit s'inscrire dans le matérialisme dialectique. Aussi est-il amené à penser que les conditions économiques détermine l'anatomie d'une société. Mieux, la conscience des hommes ne détermine pas la réalité, c'est la réalité sociale qui détermine leur conscience. D'une certaine manière, on retrouve dans une version élargie l'idée de Comte, selon laquelle l'Esprit est déterminé par des conditions historiques et sociales. Mais Marx complexifie cette idée, et lui confère une base scientifique, c'est à dire qu'il rattache la conscience à un mode de production, ensemble composé d'une infrastructure (nature des forces productives comme les outils et le travail, et rapports techniques et sociaux de travail) et de la superstucture (religion, famille, Droit, morale, science, ...) Partant de là, l'évolution de la pensée humaine suit une course dialectique, elle voit se succéder des modes de productions (féodalisme, esclavagisme, bourgeoisie, ...) qui se succèdent en fonction des contradictions entre les institutions et les forces productives (c'est le matérialisme historique). À terme, ces contradictions doivent se réconcilier dans une synthèse : le communisme.

-         On voit ici l'influence de la pensée socialiste française sur le courant marxiste. D'une part, à la manière de Comte, Marx pense qu'il faut découvrir des lois sociales historiques, et comme Saint-Simon qui considérait qu'il existe un clivage entre la classe des producteurs et la classe des oisifs (bourgeois, militaires, juristes, ...) au fondement historique de tous les antagonismes de classe (antinomie qu'il voulait résoudre en soumettant la société à l'intérêt des producteurs, ce qui n'exclurait pas la « dictature du prolétariat »), il scinde la société en deux instances : l'infrastructure et la superstructure. Bien sûr, il y a de nombreuses nuances entre la philosophie marxiste et la philosophie sociale de Saint-Simon. Mais dans tous les cas, le communisme vers lequel tend la société est pour une grande part inspiré des penseur utopistes français. Marx espère ainsi qu'il conduira à l'abolition de la propriété privée et à l'appropriation des moyens de production par les travailleurs.

-         Étudiant le mode de production capitaliste, Marx considère qu'il révèle une opposition entre deux classes sociales (bien qu'il puisse y avoir des classes intermédiaires entre les deux extrémités) : la classe bourgeoise qui détient le capital, et la classe prolétarienne, qui ne dispose que de son travail. S'inspirant de l'idée d'exploitation des travailleurs lancée par  Proudhon et de la pensée de Ricardo qui ramène la valeur économique à la valeur-travail, Marx pense que le capitaliste exploite le travailleur en lui subtilisant une plus-value, ce qui va acculer au final le système économique capitaliste à des contradictions indépassables. Le mécanisme économique qu'il décrit est le suivant. Marx distingue tout d'abord, à la suite de Ricardo, les biens reproductibles et les biens non reproductibles. Ce qui l'intéresse, c'est de comprendre la logique qui amène la circulation de ces biens. Si le circuit qui permet l'échange des marchandises existantes par la métamorphose du capital suivant : M-A-M (marchandises, argent, marchandises) est assez simple à comprendre, c'est une extension du troc[30], en revanche, le processus de production demande à être élucidé. Le circuit A-M-A' aboutit en effet à une création de valeurs A' > A. Comment l'expliquer ? Marx considère que les capitaux se décomposent en deux parts : le capital constant c (les machines) et le capital variable v (les salaires). La valeur de A' est donné par la force de travail. L'exploitation des capitalistes s'exprime dans le fait que la force de travail utilisée n'est pas payée par le capitaliste au prorata de sa valeur, le travailleur est payé, dans la logique de l'économie classique, au minimum vital qui permet la subsistance de l'ouvrier. Le capitaliste récupère donc une différence : la plus-value, notée pl. On a donc : A = c + v et A' = c + v + pl. La valeur produite se répartit alors dans les salaires, les profits, la somme des plus-values, et les rentes. Comment accroître cette plus-value ? Il y a trois possibilités : augmenter la durée du travail, diminuer le temps de travail pour produire l'équivalent du minimum de subsistance (en pesant par exemple sur la production agricole, en améliorant le progrès technique ou en s'adressant à l'étranger, ce qui expliquerait l'impérialisme), produire la même quantité de produits pour un même temps de travail en découvrant une innovation technologique.[31] Lorsque cette innovation est généralisée, du fait de la concurrence, la plus-value relative disparaît, le prix de vente rejoint le prix de production. Marx explique donc la répartition du capital et l'exploitation des travailleurs, mais il lui reste à expliquer la contradiction fondamentale du capital. Il l'explique par la baisse tendancielle du taux de profit. Comme on l'a vu, les capitalistes sont tentés d'accroître leurs capacités de production par des innovations technologiques pour obtenir un avantage temporaire sur leurs concurrents. Il s'en suit qu'ils substituent des machines à la main d’œuvre, ce qui augmente l'intensité capitalistique de la composition organique du capital. Comme la plus-value est sécrétée par l'utilisation de travail direct, et que le taux de profit est pl / (c + v), il vient une baisse tendancielle du taux de profit qui provoque des crises. Certes les capitalistes tendent de la compenser en accroissant leur débouchés (impérialisme), et on pourrait envisager un état stationnaire, mais le problème est que la substitution du travail par le capital génère de plus en plus de chômage, une « armée de réserve de travailleurs ». A terme donc, le capitalisme croule sous le poids de ces contradictions, c'est l'état de crise permanent qui ne peut être évitée que temporairement par l'expansion économique, et l'emballement de la croissance technologique. Ce qui décrit finalement assez bien la réalité économique actuelle.

 

Marx, comme on l'a vu donne une importance considérable aux conditions matérielles sur la détermination du social. La crise sociale et l'organisation trouvent leur origine dans la sphère économique. Il reste que sa théorie ne peut expliquer l'ensemble de la réalité sociale, d'autant plus que son analyse porte surtout sur le mode de production capitaliste. Il existe un nombre considérable de régularités sociales qui n'ont pas d'origine économique visible. C'est cette limite théorique que Durkheim va se proposer d'explorer. Toutefois, l'intention de Durkheim n'était probablement pas de s'en prendre au marxisme, son objectif était sûrement tout autre : contrer la montée en puissance du libéralisme dans le domaine des sciences sociales en faisant de la sociologie une science positive et institutionnalisée. La stratégie de Durkheim va s'avérer particulièrement efficace, au moins à long terme. En France, la sociologie restera longtemps sous son influence.

À l'origine, Durkheim frappé par la crise sociale qui le projette en plein cœur du débat entre socialistes et libéraux en vient à se pencher sur le problème de l'individualisme. Pour lui, l'individualisme est intrinsèquement néfaste car il ne parvient pas à maintenir dans les relations humaines une solidarité désintéressée. La conséquence en est un affaiblissement de la cohésion sociale : chacun se sent isolé et délaissé. La solution pour lutter contre ce fléau serait pour lui de rétablir la solidarité en fondant une morale (ensemble de règles définies qui déterminent la conduite de façon impérative) basée sur une méthode scientifique. La science pourrait nous aider, pense-t-il à déterminer le but de nos conduites. Il veut toutefois l'étudier indépendamment des explications biologiques ou naturalistes. Pour cela, il se propose donc d'étudier les règles objectivées dans le droit où le fait moral suppose une sanction, et d'étudier les faits moraux de façon empirique, en s'appuyant sur une étude du singulier ou une étude comparative. Cela le conduit à définir une méthode d'observation qui doit suivre plusieurs étapes :

 

-         Il faut définir les faits sociaux comme des choses. Ils sont extérieures aux consciences individuelles et exercent une contrainte sur elles. Ils proviennent de l'autorité morale exercée par la société, notamment de celle qu'exercent les institutions.

-         Il faut les observer de manière détachée, en se débarrassant des prénotions et du sens commun.

-         Les faits sociaux supposent un comportement normal ou moyen. Les comportements qui s'en écartent sont considérés comme pathologique.

-         On peut classer les sociétés en différents types.

-         Il existe des règles relatives aux faits sociaux. Un fait social ne peut s'expliquer par sa fonction. Il faut donc trouver dans d'autres faits sociaux précédents la raison d'un comportement et non dans les états de conscience. L'explication en sociologie doit être sociologique. On ne peut en outre expliquer l'ordre social par l'agrégation des volonté individuelles. De même, l'intérêt individuel ne peut expliquer la pérennité du lien social.

-         Pour prouver les hypothèses qu'il formule sur les faits sociaux, il se propose d'utiliser principalement la méthode comparative.

 

Sa méthode est donc empirique et inductive, objective et exclusivement sociologique. En application de celle-ci, Durkheim va orienter ses recherches dans différentes directions. Il élabore une théorie de la solidarité fondée sur la distinction entre la solidarité mécanique, où la division du travail est faible et où le groupe est homogène, et la solidarité organique, où la division du travail est forte, et où chacun dépend du travail de l'autre. Le problème pour Durkheim devient alors de savoir comment maintenir la cohésion sociale malgré cette forte différenciation. Il apporte la réponse suivante : cette cohésion provient de l'ordre moral qui oblige l'homme à rester solidaire de ses semblables. Cette ordre moral a pour base la division du travail social. Remplir une fonction est le devoir de l'homme. Mais cet ordre peut parfois être bousculé, une société peut entrer dans une situation de crise sociale. À la différence d'autres auteurs, il ne situe donc pas l'origine de la crise uniquement dans la sphère économique. La crise sociale vient selon lui en partie de la solidarité organique. L'anomie, ou le dérèglement de la division du travail entraîne un relâchement du lien social (qui conduit à un accroissement du taux de suicide), un déséquilibre entre la morale qui doit s'adapter à la nouvelle constitution de la solidarité (due aux transformations des règles), et une volonté accrue de justice (ce qui explique le socialisme). Pour traverser cette crise, Durkheim proposera des réformes diverses : réglementations économiques, garantisme sociale (Sismondi), solidarité contractuelle (solidarisme), renforcement de l'éducation morale ... Toutes ces perspectives vont faire qu'à la suite de Durkheim, va se constituer une véritable école de recherches sociologiques. On retiendra surtout les travaux anthropologiques de Marcel Mauss sur la cohésion sociale, le don et l'échange, le fait social total, l'étude des rituels et des classifications sociales, et ceux de Maurice Halbwachs sur la mémoire collective et la sociologie de l'économie.

Au final, on voit que le socialisme de l'école durkheimienne a des prétentions d'action beaucoup plus faible que celles des penseurs socialistes précédents. Il prône plutôt des réformes souples, une étude objective des faits sociaux qui permet entre autre de mettre en évidence des pathologies sociales qui demandent une action politique concertée. Par conséquent, l'institutionnalisation de la sociologie tend à faire du sociologue un observateur qui prend part au débat politique en exposant des données collectées et en les assemblant dans un cadre théorique cohérent. Avec Durkheim, la science sociale subit donc un triple mouvement en s'institutionnalisant : elle gagne en autonomie et en distance par rapport à sa base sociale, elle tend à se rapprocher des institutions de contrôle social, et elle tend à objectiver le social, celui-ci est de moins en moins perçu comme quelque chose de malléable, le sociologue doit se contenter de décrire la réalité sociale et laisser aux institutions le choix d'éventuelles réformes qu'elles peuvent être amené à envisager, en fonction de ces lois sociologiques.

 

Le courant libéral.

 

Le libéralisme a joué dans l'évolution des sciences sociales un rôle considérable. De nombreux sociologues s'en sont réclamés ou ont de manière indirecte défendu ses thèses. Le point commun à tous ces auteurs, a été de se poser comme les défenseurs indéfectibles de la liberté individuelle, notamment de la liberté économique, et du droit à la propriété privée. Mais contrairement à ce qu'on  a tendance à croire, le libéralisme est une doctrine très diversifiée, qui laisse à ses partisans la possibilité d'opter pour des points de vue plus ou moins nuancés. Par exemple, sur le rôle à accorder à l'État dans la direction de la vie de la cité, les libéraux font preuve d'une grande souplesse. Les libertarianistes (David Friedmann, Robert Nozick, Ayn Rand, ...) militent pour l'instauration d'un État minimal, voire pour la suppression de l'État, tandis que les libéraux tempérés défendent l'instauration d'une protection sociale minimale (Adam Smith, Milton Friedmann et son impôt négatif) ou d'une redistribution des revenus (A.C. Pigou). D'autres enfin, se battent pour la nationalisation partielle de certaines entreprises (Léon Walras), et pour l'intervention de l'État comme agent régulateur de la concurrence économique, notamment pour freiner la progression des monopoles.

Cette variabilité des approches et des points de vue a conduit les théoriciens libéraux à investir de diverses manières les sciences sociales. On peut toutefois noter quelques points communs :

 

-         Les libéraux considèrent qu'il n'y a pas de rupture entre la philosophie sociale qui se développe au 18ème siècle (Adam Smith, John S. Mill, ...) et la science sociale du 19ème et du 20ème siècle.

-         Leur approche est parfois à vocation pluridisciplinaire, ils ne limitent pas leurs analyses à la seule sphère sociale ou à la sphère économique.

-         Ils prennent généralement comme élément central de leur analyse, l'individu ou l'agent économique (par exemple l'entreprise, l'État, etc.). Ces agents sont censés tendre vers un comportement rationnel. 

-         Ils nient le plus souvent l'importance des déterminismes sur la conduite individuelle, ou sur les inégalités sociales, la mobilité sociale, etc.

 

Avant de récapituler l'apport des libéraux à la sociologie classique, il paraît nécessaire d'évoquer rapidement la pensée d'Adam Smith, philosophe écossais du 18ème siècle considéré habituellement comme le père fondateur du libéralisme, car elle va jouer dans les deux siècles suivants, un rôle essentiel, aussi bien en économie qu'en sociologie. Smith distingue à la suite de l'école philosophique écossaise, les instincts égoïstes (jouissance et esprit de conquête) des instincts altruistes (sens moral et coopération). Il établit alors une séparation entre la sphère économique dominée par les instincts égoïstes et la vie sociale dominée par les instincts altruistes. À partir de cette distinction, l'idée centrale de Smith est que l'égoïsme individuel conduit à l'harmonie collective. Comment cela est-il possible ? En fait, c'est l'efficacité du marché qui permet d'aboutir par l'échange, à la satisfaction des besoins de tous. Poussé par l'aiguillon de l'intérêt personnel, chacun cherche à satisfaire au mieux les besoins de l'autre, et donc, même si l'individu est égoïste, il peut compter sur autrui à travers la division du travail. Cette division du travail a plusieurs conséquences, grâce à la concurrence et à la main invisible, elle assure à la société que ce qui est produit correspond aux besoins de ses membres, et dans les quantités désirées. Car chacun cherche à employer ses efforts pour satisfaire au mieux les besoins de l'autre, à optimiser sa production pour accroître ses profits et diminuer ses pertes. En effet, les consommateurs peuvent toujours changer de producteur si celui-ci pratique des prix trop élevés, l'acculant à la faillite. Ainsi le marché optimise la répartition des biens et des emplois dans la société. Le marché conduit en outre, par le biais de ce mécanisme de sélection, qui vient de la division du travail et la concurrence, à un accroissement de la connaissance, de la productivité et des technologies. Remarquons que Smith anticipe ici le darwinisme social. La différenciation sociale est donc source de complexification du social, et l'intégration de la société se réalise par l'échange. Enfin dernier point, les mécanismes de marché assurent une fonction de régulation, grâce aux prix qui condensent l'information sur les biens et les besoins, le marché ajuste les quantités offertes et les quantités demandés. Si un bien est en surproduction, son prix baisse et la demande augmente. La vie économique doit donc être laissée à la régulation du marché. Ce qui n'empêche pas que l'État doit en compenser certains défauts. Premièrement, il doit assurer la défense nationale. Deuxièmement, comme chaque membre doit être soustrait de l'injustice et de l'oppression des autres membres, il doit bénéficier de la garantie de l'État, car la justice doit profiter à tout le monde pour que les mécanismes de marché fonctionnent (pas de vols, corruptions, ...). Enfin, l'État doit développer des biens publics, c'est à dire les écoles, les institutions publiques, car elles ne génèrent pas assez de profits pour être assumées par des entrepreneurs privés, et doivent de plus bénéficier à tous sans exception (l'accès ne doit pas être limité). Par la suite, des auteurs travailleront sur d'autres mesures permettant de corriger les imperfections du marché. Par exemple, la redistribution pour corriger les inégalités qu'il engendre, la protection sociale (qui est un bien public), les biais de concurrence (comme les monopoles), les externalités négatives (nuisances non comptabilisés dans le marché), les effets de l'offre sur la nature des besoins (qui demandent une protection du consommateur), et les effets systémiques (sous-emploi, variables macroéconomiques, crises, ...).

 

Comme nous pouvons le constater, la pensée d'Adam Smith paraît déterminante dans l'évolution des sciences sociales. Durkheim par exemple reprendra son concept de division du travail. Mais Smith s'intéresse assez peu à la vie sociale. Les règles, les institutions, les lois, la culture ne sont pas son sujet d'intérêt principal. En d'autres termes, les fondements sociaux qui permettent au marché d'exister ne sont traités que de manière parcellaire. C'est ce manque que les libéraux vont essayer de combler par la suite. Toutefois, ils ne s'aventureront pas à tenter d'expliquer des sous-bassement plus profonds comme le langage ou les rites. Bien que Pierre Bourdieu avec son économie des ressources symboliques étende le champ explicatif de la rationalité au langage. De même, Raymond Boudon montre de manière convaincante que les comportements irrationnels peuvent servir une rationalité masquée ou que les comportements altruistes peuvent cacher des comportements égoïstes. En poussant l'analyse, certains auteurs en arrivent ainsi à considérer l'ensemble de la société comme étant régi par les mécanismes de marché.

 

En France, on retient généralement comme fondateur de la sociologie libérale, l'aristocrate Alexis de Tocqueville. Ce dernier a beaucoup réfléchi sur l'antinomie entre l'égalité et la liberté. Comment concilier le désir d'égalité de l'homme et l'inégalité de fait engendrée par la liberté du commerce dans la démocratie ? Car ces valeurs paraissent en effet contradictoires : la liberté pousse à la différenciation alors que l'égalité tend à l'uniformisation et au nivellement du pouvoir vers le bas de la hiérarchie sociale (renversement des privilèges établis). Appliquant une méthode comparative (différents types de sociétés), et rejetant la méthode holiste, Tocqueville montre que ces contradictions peuvent engendrer des effets pervers, elles peuvent conduire à un État tyrannique et centralisé où le soucis de la liberté sera abandonné au profit de l'égalité. Pour contrer cet effet, Tocqueville prône une société où l'associationnisme et les structures locales de décisions communes permettront une répartition équilibrée du pouvoir. Il s'inspire en cela de l'organisation de la société américaine du 19ème siècle.

 

La réflexion autour de l'inégalité est également au cœur de la réflexion de Pareto. Mais ce dernier l'aborde d'une manière beaucoup plus formalisée. Pareto, s'inspirant de Walras cherche à faire de la sociologie une science quantitative et positiviste. Pour lui, la sociologie, si elle veut conquérir son statut scientifique doit avoir pour objectif principal la découverte d'uniformités et de dynamiques sociales. Pareto pense que les faits sociaux sont mutuellement dépendants et que c'est la composition de ces forces multiples qui engendre des déséquilibres économiques et sociaux. Il envisage le phénomène social sous deux aspects : objectif, tel qu'il est en réalité et subjectif, tel qu'il se présente à l'esprit. Mais son point de départ est l'action individuelle, il la scinde en deux types : les actions logiques où les moyens sont appropriés au but et uniquement au but, le but objectif est identique au but subjectif, et les actions non-logiques où l'individu mobilise des moyens inadéquats pour parvenir au but recherché, le but subjectif diffère du but objectif. Cette distinction lui permet de classifier la plupart des actions (instincts, rites, magie, ...). S'intéressant aux actions non logiques, Pareto distingue l'action fondée sur des croyances précises (domaine des résidus) et les arguments mobilisés pour justifier l'action non logique (domaine des dérivations). Les résidus correspondent à la manifestation des instincts. Les dérivations sont une sorte de voile servant à donner une forme aux action non logiques et à les rendre cohérentes. Muni de cette typologie, Pareto entreprend de comprendre le changement social en terme d'oscillations et de mouvements ondulatoires. Par exemple, la transformation de la foi religieuse en foi socialiste montre la permanence des résidus et les changements des dérivations. Ce modèle théorique lui permet de produire une théorie des élites qui tend à expliquer le changement social et l'équilibre social par le clivage social entre les élites et la population, et par le remplacement des élites.

 

Comme on le voit avec Pareto, la sociologie prend au début du 20ème siècle des distances par rapport aux analyses libérales en développant des modèles de plus en plus théoriques. Il n'en demeure pas moins que les conclusions auxquelles ces auteurs aboutissent généralement, sont favorables au libéralisme[32]. Ce phénomène s'illustre bien dans le modèle organiciste de Spencer. Fortement inspiré de la biologie, celui-ci conduit inéluctablement à des conclusions libérales. La sociologie organiciste présente en outre un intérêt particulier car elle anticipe la systémique sociale et le fonctionnalisme. En effet, Spencer conceptualise la société avec la métaphore de l'organisme, dont les institutions constituent les organes. De plus, il pense que les sociétés subissent une complexification croissante, elles suivent une loi d'évolution qui les dirige des sociétés homogènes à fort degré de coercition (les sociétés militaires) vers les sociétés hétérogènes fondées sur la division du travail, et qui recourent de moins en moins à l'intervention de l'État. Le tout étant couronné par le darwinisme social. Il tirera de cette loi l'idée que les législateurs doivent avant tout protéger l'individu de l'État, principale source de coercition, et limiter la production de lois qui freinent l'initiative individuelle et la sélection des plus aptes. Pour Spencer la loi de l'accroissement de la complexité est valable pour tout organisme et dans de nombreux domaines comme la psychologie, la politique. On retrouve donc dans sa pensée le principe d'homologie structurale défendu par la systémique, ainsi que le principe d'accroissement de la complexité. 

 

Aux racines de l'individualisme méthodologique : Simmel et Weber. Vers des approches sociologiques plus riches.

 

À côté de ces deux grandes doctrines, certaines pensées sociologiques dès la fin du 19ème siècle s'avèrent beaucoup moins teintées par les conflits idéologiques du siècle. Nous en retenons ici deux qui ont fortement influencés la sociologie du 20ème siècle : la sociologie compréhensive de Max Weber, la sociologie de Georg Simmel qui a inspirée l'interactionnisme américain[33]. Toutes deux ont en commun de se focaliser sur les interactions humaines (en les complexifiant) et de s'écarter d'une conception trop déterministe de l'Homme. Ces deux auteurs noueront d'ailleurs certaines relations entre eux.

 

La pensée de Weber prend source dans l'institutionnalisme allemand et dans l'école historique allemande. C'est l'un des premiers sociologues à développer une approche compréhensive de la société, il s'écarte en cela de la sociologie positiviste. En plus de ses analyses sociologiques, c'est dans sa méthode que réside le principal apport de la sociologie de Weber. Voici quels en sont les grands traits :

 

-         Le refus des explications déterministes en sciences sociales, au profit de la pluralité des causes,  de la singularité historique et culturelle, du probabilisme et du libre-arbitre. Ce qui n'empêche pas la prise en compte de contraintes qui infléchissent le comportement.

-         La neutralité axiologique. Le savant doit savoir écarter ses opinions et suspendre ses jugements quand il observe les évènements.

-         La sociologie se doit d'étudier l'action sociale ou l'activité sociale, c'est à dire « une science qui se propose de comprendre par interprétation l'activité sociale et par là d'expliquer causalement son déroulement et ses effets. Nous entendons par « activités » un comportement humain (...) quand et pour autant que l'agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif. Et par activité « sociale », l'activité qui, d'après son sens visé par l'agent ou les agents, se rapporte au comportement d'autrui, par rapport auquel s'oriente son déroulement. »

-         L'activité sociale doit être en premier lieu interprétée, le sociologue reconstruit le sens que l'individu sonne à ses actions, l'action sociale étant le produit des décisions prises par l'individu. Elle doit ensuite être expliquée, en tenant compte que les individus ne sont pas forcément maîtres de toutes les conséquences de leurs actions.

-         Le recours à des catégories qui ne sont pas des représentations exactes du monde mais qui accentuent délibérément certains traits. Ce sont des idéaux-types.

-         La prise en compte des facteurs historiques qui implique de recourir à l'analyse historique.

-         Enfin, il tend à développer en s'inspirant de Nietzsche, une position épistémologique relativiste.

 

Muni de cette méthodologie, Weber va développer sa réflexion sociologique dans 3 directions :

 

-         L'analyse de l'action. Il distingue quatre idéaux-types d'actions : l'action traditionnelle qui se rattache à la coutume et à l'habitude ; l'action rationnelle en valeur, mue par des valeurs éthiques, esthétiques ou religieuses ; l'action affective, guidée par les passions ; l'action rationnelle en finalité, tournée vers un but utilitaire d'adéquation entre les fins et les moyens. Il rattache à ces actions des types de domination (chance de trouver une personne déterminée prête à obéir à un ordre de contenu déterminé) qui s'accompagnent d'une forme de légitimité dont la fonction est de normaliser ce qui est. Cette légitimité n'est qu'une forme de croyance sociale qui valide le pouvoir détenu par les dominants. Il propose 4 types de domination : la domination traditionnelle qui fonde sa légitimité sur le caractère sacré de la tradition, la domination charismatique, liée à la personne, la domination légale, liés à la fonction, la compétence, la rationalité, ....

-         Weber étudie la rationalisation du monde moderne comme nous l'avons vu plus haut.

-         Enfin il montre, à partir d'une étude historique très poussée, le lien entre économie et religion. Il va ainsi montrer que le développement du capitalisme est en partie lié au culte protestant.  

 

L'influence de Weber sur la sociologie sera très importante. Un auteur comme Schütz, créateur de la sociologie phénoménologique s'en inspirera très largement.

 

Autre penseur allemand considéré comme l'un des fondateurs de la sociologie contemporaine, Georg Simmel. Celui-ci pointe son analyse non sur les individus isolés ou sur les totalités sociétales, mais sur les actions réciproques, les interactions entre les individus. Mais il ne les aborde pas d'une manière unidimensionnelle, il les appréhende dans toutes leurs richesses, et notamment dans leur dimension affective et passionnelle, renouant en cela avec le romantisme allemand du 19ème siècle. Le fondement du rapport social chez Simmel peut se comprendre à travers la notion de forme qu'il emprunte à Kant. Pour lui, l'homme est confronté à la finitude subjective, et afin de donner sens à sa vie, il crée des formes abstraites (idées, valeurs, relations sociales, ...) qui ordonnent ses multiples passions. Mais ces formes en s'autonomisant finissent par faire obstacle au désir de liberté des individus. Chaque être cherche à détruire et à dépasser des formes existantes par d'autres formes. C'est dans ce mouvement que les individus trouvent leur identité. À l'origine de toute vie sociale, il  y a une forme élémentaire : l'action réciproque. Elle semble être pour Simmel d'une importance capitale, car toute interaction peut être considérée comme un échange, et l'individuation se crée en fonction de ces interactions.

La sociologie devient donc la science des actions réciproques ou des formes propres à la vie sociale (conflits, solidarité, passions, associations, échanges, etc.). C'est à travers ces interactions vécues et des formes sociales que la vie en société se construit. Comment étudier ces formes sociales ? Simmel leur attribue certaines propriétés, mais toujours contextuelles. Elles sont, une fois inscrite dans la vie sociale douée d'une certaine autonomie, elles se reproduisent, se diffusent, se mêlent entre elles selon des logiques propres. En outre, les relations entre les formes se construisent dans un premier temps à partir d'un processus d'agrégation. Les formes complexes résultent de la combinaison de formes plus simples, et il revient au sociologue le rôle de décrire comment se déroule cette agrégation sans s'égarer dans l'universalisme. Par exemple la forme du secret se répercute à différents étages sociaux, et modèle aussi bien les interactions proches (ce qui est familier, ce à quoi on peut s'identifier) que les relations interindividuelles lointaines (ce qui est lointain et parfois incompréhensible : gouvernement, justice, étrangers, etc.). Même les changements sociaux de grande envergure se construisent donc dans les formes sociales les plus simples, car les mutations au niveau individuel se répercutent sur le niveau le plus général. L'étude des formes sociales requiert alors qu'on les étudie toujours dans leur singularité. Simmel s'oppose à une vision abstraite, froide et universaliste des relations sociales (ce qui l'oppose à Weber), ou à la détermination de régularités entre les enchaînements de formes. Les relations se construisent dans les sentiments et interfèrent avec toute sorte de phénomènes abstraits (religion, capitalisme, etc.). Cette limite théorique conduit Simmel à rompre avec une épistémologie fondée sur la preuve. Ce qui garantit la fiabilité d'une description sociologique, c'est sa capacité à éveiller chez l'individu une nouvelle ou une meilleure compréhension des phénomènes. Grâce à elle, il parvient à ordonner de manière synthétique certaines sensations et réflexions diffuses et chaotiques, un peu à la manière de ce qu'on éprouve quand on lit un roman. Simmel anticipe donc ici les développements ultérieurs de la sociologie interactionniste américaine et de la méthode qualitative; il constitue par conséquent un penseur charnière entre la sociologie classique et la sociologie contemporaine.

 

C . Les sociologies contemporaines.

 

         La sociologie de la seconde moitié du 20ème siècle s'inscrit dans la prolongation des principaux paradigmes qui sont apparus au cours du 19ème siècle et au début du 20ème siècle. Certes, sous l'influence de la sociologie américaine, d'autres champs d'étude seront explorés, notamment ceux du langage et de la cognition (bien que cette influence soit à nuancer car l'étude du langage se développe également de manière très pointue en Europe après la seconde guerre mondiale, avec le structuralisme et avec les travaux de Piaget et Foucault en philosophie de la connaissance), et ceux issus du courant très fécond de la systémique[34] et de la théorie de l'information, mais dans l'ensemble, la sociologie de l'après-guerre n'opère pas sur un bouleversement radical des anciens paradigmes. Notons que certains domaines d'étude prendront quant à eux leur essor essentiellement après la seconde guerre mondiale, alors qu'ils n'existaient que sous une forme larvée avant la seconde guerre mondiale, comme la sociologie phénoménologique. Aux États-unis, le contact entre des penseurs issus de tous horizons va s'avérer très fécond. En Europe, l'évolution de la réflexion sociologique va suivre des voies assez différentes. Durant l'après-guerre, elle est fortement dominée par les sociologies marxistes et structuralistes, puis à partir des années 60 et 70, on assiste à une pénétration progressive par la pensée sociologique américaine qui conduit à un véritable éclatement. Cette dispersion est si importante qu'elle conduit à une révision des bases épistémologiques de la sociologie (accompagnée d'ailleurs d'une remise en cause de l'épistémologie classique) et à des conflits de méthodes indépassables, comme le débat entre les individualistes méthodologiques et les structuralistes. Aujourd'hui, cette tendance à la dispersion ne semble pas avoir faibli en intensité, à tel point qu'il devient difficile d'exposer de manière exhaustive l'ensemble des courants de pensée concurrents et des théories existantes en sociologie. Devant l'ampleur de la tâche, nous nous contenterons donc de dresser un panorama assez superficiel des courants théoriques actuels.

 

L'évolution de la sociologie américaine.

 

La sociologie après la seconde guerre mondiale a connu des développements importants aux États-Unis, la tendance a été marquée comme ailleurs par un triple mouvement : l’insistance sur le caractère actif et réflexif des conduites humaines, le rôle fondamental qui est accordé au langage et aux facultés cognitives, et, enfin, la reconnaissance du déclin des philosophies « empiristes » des sciences de la nature (Giddens, 1984). Mais cette évolution est venue s'inscrire dans un paysage sociologique présent de longue date, nous en retraçons les grands traits.

 

La sociologie connaît aux États-unis dans les années 20 et 30 un envol institutionnel important avec le développement de l'école de Chicago qui va s'intéresser principalement à l'étude des communautés écologiques, et aux conséquences de l'urbanisation et de l'industrialisation. Elle étudie par exemple le nomadisme ouvrier, la délinquance, les gangs, les groupes de jeunes, etc. Ces études sociologiques sont souvent liées à un certain interventionnisme social (collaboration avec les pouvoirs publics) et elles utilisent abondamment la monographie (technique d'enquête développée en France par LePlay à la fin du 19ème siècle).

 

Deux autres courants vont émerger durant la même période, l'école culturaliste et le mouvement des relations humaines, dominé par la personnalité d'Elton Mayo. L'école culturaliste, qui prend son essor dans l'université de Columbia va se constituer à partir du croisement des travaux de psychanalystes (A. Kardiner) et d'anthropologues (R. Benedict, R. Linton, M. Mead). Ces analystes accordent à la culture le statut d'élément explicatif majeur dans le fonctionnement des sociétés. Malgré la complexité qu'il y a à définir la culture, la plupart des anthropologues s'accorderont sur les points suivants :

 

1.      la culture est le produit d'un apprentissage,

2.      elle est déterminé par l'environnement historique, biologique et historique des hommes,

3.      elle est structurée,

4.      elle comporte plusieurs facettes

5.      elle est dynamique,

6.      elle est variable,

7.      elle est le support de régularités,

8.      elle est l'instrument qui permet d'ajuster les comportements à l'ordre social global.

 

Partant de ces fondamentaux, les culturalistes orientent leurs recherches vers différents thèmes : les institutions (primaires comme la famille, le mode d'alimentation, etc., et secondaires comme les religions, le système politique, etc.), les rapports entre la culture et la personnalité de base, domaine qui, avec les travaux de Margaret Mead, servira à mettre en évidence la plasticité des comportements et des rôles possibles entre différentes sociétés. Combinée à la sociologie, ces travaux vont mettre en évidence le pouvoir explicatif d'une approche en terme de culture si on l'applique aux communautés culturelles (villages, quartiers, villes, etc.) et la possibilité d'en déduire la logique de fonctionnement de la société dans son ensemble. Les culturalistes s'intéresseront alors aux cultures de classe, aux phénomènes religieux (Lynd), aux valeurs et à leurs transformations, à l'importance des statuts et des rôles (Ralph Linton), aux nouvelles cultures, etc. Le courant culturaliste se prolongera avec certains travaux en sociologie de la communication (vus plus haut).

 

À partir des années 40, se profile une synthèse entre les courants culturalistes, les théories fonctionnalistes, la théorie des systèmes et la cybernétique. Cette tendance prend naissance au départ dans le courant du fonctionnalisme absolu (primat de la société sur l'individu) développé par des anthropologues comme B. Malinowsky, A. Radcliffe-Brown et C. Kluckhohn, puis atteindra son point culminant avec la synthèse parsonienne (vue plus haut). La théorie parsonnienne va poser une empreinte indélébile sur la sociologie américaine, en réconciliant dans une même vue les théories culturalistes, les théories fonctionnalistes, la systémique sociale et les grands courants de la sociologie européenne (Weber, Durkheim); elle devient le passage obligé de la plupart des développements théoriques qui naîtront par la suite aux États-unis, même ceux qui, comme c'est le cas pour les ethnométhodologues, ne cesseront d'en souligner les imperfections (Garfinkel rédige sa thèse sous la direction de Parsons). Après Parsons toutefois, le structuro-fonctionnalisme se prolonge dans diverses directions. Merton le fait dériver vers un fonctionnalisme de moyenne portée. Les principaux points en sont :

 

  1. Une réévaluation de la notion de fonction en insistant sur la pluralité fonctionnelle (des usages peuvent être fonctionnels pour certains groupes et ne pas l'être pour d'autres, d'où l'existence possible de conflits au sein d'une même société), le rejet du postulat de fonctionnalisme universel (les éléments sociaux standardisés n'ont pas forcément une fonction positive).
  2. Adhésion au postulat de nécessité : certaines fonctions sont nécessaires à la vie de la société, certaines formes culturelles sont nécessaires pour réaliser ces fonctions.
  3. La distinction entre fonctions manifestes (résultats voulus en pleine conscience par les individus) et fonctions latentes (involontaires et inconscients).
  4. Le rattachement de la notion de frustration relative à la distinction entre groupe objectif et groupe de références.
  5. Les dysfonctionnements sociaux liés à la pluralité des rôles.

 

En dehors des frontières des États-unis, la sociologie américaine connaîtra également certains prolongements orientés vers la systémique sociale. Nicklas Luhmann par exemple, un sociologue allemand, en s'inspirant des systèmes auto-référents qui se situent au carrefour de la biologie (Varela et Maturana), de la cybernétique (Wierner) et des théories de l'information (Shannon), tente de reconsidérer la problématique de la différenciation et de l'intégration des systèmes sociaux. Ceux-ci sont définis comme des systèmes autopoïétiques capables de déterminer leur propre structure et de façonner la différence entre eux-mêmes et leur environnement. Ils possèdent en outre un mode de communication propre qui fonctionne grâce à un code binaire (argent : payer/ne pas payer, pouvoir : obéir/ne pas obéir ...). Cet ensemble communicationnel permet à chaque sous-système de s'observer, d'observer son environnement et éventuellement de s'améliorer. Cette amélioration passe aussi par une réduction de la complexité. À la fin de sa vie, Luhmann consacrera une rupture épistémologique avec la philosophie des lumières. Son orientation constructiviste l'amène en effet à prêcher pour le relativisme dans les sciences. Selon lui, la récursivité des relations réciproques d'observation font de la connaissance et de l'observation, des processus empiriques eux-mêmes analysables. Si bien qu'aucune science sociale ne peut revendiquer le monopole de la connaissance. En France, une idée un peu similaire sera développée par Edgar Morin et par les courant qui pensent l'Homme en terme de complexité.

 

Enfin, deux autres courants majeurs sont nés après la seconde guerre mondiale aux États-unis. L'interactionnisme symbolique et l'ethnométhodologie. Les théoriciens qui se rattachent au courant interactionniste, malgré leur divergences, s'entendent généralement sur certains points fondamentaux qui constituent la base de toutes leurs recherches :

 

1.      Une réévaluation de la notion de fonction en insistant sur la pluralité fonctionnelle (des usages peuvent être fonctionnels pour certains groupes et ne pas l'être pour d'autres, d'où l'existence possible de conflits au sein d'une même société), le rejet du postulat de fonctionnalisme universel (les éléments sociaux standardisés n'ont pas forcément une fonction positive).

2.      Adhésion au postulat de nécessité : certaines fonctions sont nécessaires à la vie de la société, certaines formes culturelles sont nécessaires pour réaliser ces fonctions.

3.      La distinction entre fonctions manifestes (résultats voulus en pleine conscience par les individus) et fonctions latentes (involontaires et inconscients).

4.      Le rattachement de la notion de frustration relative à la distinction entre groupe objectif et groupe de références.

5.      Les dysfonctionnements sociaux liés à la pluralité des rôles.

 

En dehors des frontières des États-unis, la sociologie américaine connaîtra également certains prolongements orientés vers la systémique sociale. Nicklas Luhmann par exemple, un sociologue allemand, en s'inspirant des systèmes auto-référents qui se situent au carrefour de la biologie (Varela et Maturana), de la cybernétique (Wierner) et des théories de l'information (Shannon), tente de reconsidérer la problématique de la différenciation et de l'intégration des systèmes sociaux. Ceux-ci sont définis comme des systèmes autopoïétiques capables de déterminer leur propre structure et de façonner la différence entre eux-mêmes et leur environnement. Ils possèdent en outre un mode de communication propre qui fonctionne grâce à un code binaire (argent : payer/ne pas payer, pouvoir : obéir/ne pas obéir ...). Cet ensemble communicationnel permet à chaque sous-système de s'observer, d'observer son environnement et éventuellement de s'améliorer. Cette amélioration passe aussi par une réduction de la complexité. À la fin de sa vie, Luhmann consacrera une rupture épistémologique avec la philosophie des lumières. Son orientation constructiviste l'amène en effet à prêcher pour le relativisme dans les sciences. Selon lui, la récursivité des relations réciproques d'observation font de la connaissance et de l'observation, des processus empiriques eux-mêmes analysables. Si bien qu'aucune science sociale ne peut revendiquer le monopole de la connaissance. En France, une idée un peu similaire sera développée par Edgar Morin et par les courant qui pensent l'Homme en terme de complexité.

Enfin, deux autres courants majeurs sont nés après la seconde guerre mondiale aux États-unis. L'interactionnisme symbolique et l'ethnométhodologie. Les théoriciens qui se rattachent au courant interactionniste, malgré leur divergences, s'entendent généralement sur certains points fondamentaux qui constituent la base de toutes leurs recherches :

 

1.      La production d'une identité individuelle ou sociale se forge au contact d'autrui, plutôt que sur les seuls contacts individuels (Georges H. Mead),

2.      Les individus ne subissent plus les faits sociaux, ils les produisent, l'ordre social est le résultat d'un processus (Strauss),

3.      La vie en groupe et l'action collective prennent sens grâce à une interaction préalable, les acteurs développent ou acquièrent une compréhension semblable des situations.

4.      Pour étudier les points de vue et les représentations des acteurs, il faut pratiquer l'observation in situ,

5.      L'ordre social est le résultat de négociations, de stratégies de positionnement, de jeux sociaux, où les acteurs utilisent les règles en fonction de leurs intentions, souvent en les détournant de leur finalité première (Goffmann), etc.

 

L'interactionnisme a connu un succès important en France, à tel point que les méthodes d'observation et de construction théorique sur lesquels les auteurs américains réfléchissaient ont souvent été suivies au pied de la lettre. L'ethnométhodologie enfin, fortement inspirée de la sociologie phénoménologique va durablement marquer la sociologie américaine (et européenne) en opérant un renversement radical avec la sociologie classique. Comme nous l'avons fait remarquer, une des caractéristiques de la sociologie au cours du 19ème siècle et du 20ème siècle est la tendance vers une institutionnalisation croissante et une séparation de plus en plus importante vis à vis de l'objet d'étude. La sociologie tend vers un professionnalisme croissant et éloigne de plus en plus les profanes de la possibilité de la pratiquer. Garfinkel rejette purement et simplement cette perspective. Il n'y a pas selon lui de coupure nette entre la sociologie profane (ensemble des raisonnements sociologiques pratiques utilisés par les acteurs pour comprendre leur environnement) et la sociologie professionnelle. En effet, la construction du monde social est rendue possible par des savoir-faire, des procédures, des règles de conduites dont le sociologue n'a pas le monopole en terme de connaissance. Les acteurs sont donc les premiers sociologues, notamment par le fait de la réflexivité du langage; en communiquant sur le monde, ils décrivent le monde et le mettent en forme (d'où l'insistance des ethnométhodologues sur le langage). Cette idée a semble-t-il été inspirée à Garfinkel au contact des philosophies de Wittgenstein et de Merleau-Ponty. Le monde social est ordonné selon des procédures, des méthodes, des connaissances que les acteurs partagent d'un commun accord, selon un sens commun. L'ethnométhodologie en fin de compte redonne ses lettres de noblesses à une sociologie active qui apprend en se confrontant au terrain, et non pas forcément en fonction de méthodes ou d'intentions prédéterminées.

 

Si la sociologie américaine a dominé la sociologie européenne après la seconde guerre mondiale (elle sera introduite en France par des sociologues partis se former là-bas : Crozier, Touraine, Boudon, Morin, ...), au cours des années 80 et 90, le pôle tend à se déplacer lentement vers l'Europe, et le « boom » intellectuel des années 50 et 60 laisse place à des recherches plus encadrées. Cependant en ce début de 21ème siècle, elle semble s'être engagée dans une nouvelle dynamique qui prend trois directions complémentaires : la sociologie des genres, la sociologie historique et la sociologie économique.

 

La pensée structuraliste et marxiste en Europe.

 

La sociologie européenne ressort très affaiblie de la seconde guerre mondiale. Elle va se reconstruire au cours des années 50 et 60 essentiellement autour de deux courants : le structuralisme et le marxisme. Cependant, d'autres courants joueront bien entendu un rôle important. Citons à titre d'exemple la sociologie du travail, la phénoménologie, la psychanalyse, l'existentialisme, la psychologie piagétienne, l'ethnologie, etc. Sur la base de cette prolifération de courants et de théories périphériques, de nombreux croisements verront le jour. Je mentionne à cet égard un ouvrage au titre qui me semble évocateur : « Marxisme et structuralisme », (Lucien Sebag, 1964). Parmi ces diverses synthèses, l'actionnalisme d'Alain Touraine occupe une place à part, puisqu'il conserve encore aujourd'hui une place très importante dans l'institution universitaire française.

 

Le structuralisme trouve ses origines dans l'analyse structurale en linguistique héritée des travaux de Ferdinand Saussure. Analysant les langues, ce dernier s'aperçoit qu'elles constituent un véritable systèmes de relations : les règles ou les agencements ne varient pas lorsqu'on en change leurs formes. En outre, il constate que l'analyse d'une pièce unique n'a pas de sens, tout élément doit être rapporté à l'ensemble et à sa position par rapport à d'autres pièces. Lévi-Strauss, fortement impressionné par la linguistique sausurienne sera l'un des premiers à importer ses analyses dans les sciences humaines et sociales en les appliquant aux institutions. Pour lui la société est appréhendée comme un ensemble d'individus et de groupes qui communiquent entre eux, et l'anthropologue doit déterminer le code invariant qui se cache derrière le jeu des apparences sociales, c'est à dire la structure sociale et l'Esprit humain. Dans d'autres domaines, les penseurs stucturalistes viseront un objectif similaire : mettre à jour les structures cachées qui se cachent derrière la réalité.

Mais qu'entendent-ils par structure ? Jean Piaget en donne la définition suivante : « En première approximation, si on fait abstraction des synthèses entre le marxisme et le structuralisme que nous passerons en revue ultérieurement, une structure est un système de transformations (par opposition aux propriétés des éléments) et qui se conserve ou s'enrichit par le jeu même des ses transformations, sans que celles-ci aboutissent en dehors de ses frontières ou fasse appel à des éléments extérieurs. En un mot, une structure comprend ainsi les trois caractères de totalité, de transformation et d'auto-réglage », (Piaget, 1983, p 6-7). Et du point de vue épistémologique, la formalisation qui est faite de la structure dépend du théoricien, « tandis que la structure est indépendante de lui, (...) cette formalisation peut se traduire immédiatement en équations logico-mathématiques ou passer par l'intermédiaire d'un modèle cybernétique. Il existe donc différents paliers possibles de formalisation dépendant des décisions du théoricien, tandis que le mode d'existence de la structure qu'il découvre est à préciser en chaque domaine particulier de recherches. », (Piaget, 1983, p 7).

En sciences sociales, le structuralisme va donner lieu à divers développements. Dans le cadre de la philosophie de la connaissance, ou de manière plus restrictive dans la sociologie de la connaissance, Michel Foucault l'emploie pour fonder une théorie de la connaissance qui plonge dans une forme de relativisme historique (il contestera toutefois son statut de structuraliste, preuve que le courant n'avait pas de frontières très nettes). La problématique que développe Foucault est à peu de choses près la suivante : Comment un savoir peut-il se constituer ? Quelles sont les rapports entre vérité, pensée, et histoire ? Pour lui, l'histoire des idées se fait à travers des ruptures, chaque époque possédant sa propre vérité. Pour l'étudier, il se propose d'aborder l'ensemble du discours et des connaissances qui unifient à une époque donnée, le savoir d'une communauté humaine. Il nomme épistémè les conditions de ce savoir. Il montre alors que diverses périodes se sont succédées dans la pensée occidentale. Chacune étant plus ou moins incapable de comprendre ses propres fondations, ce qui conduit à une position épistémologique relativiste.

On peut mentionner également dans la galaxie structuraliste, Roland Barthes qui tente à travers l'analyse structurale du discours de la mode de dégager les rouages et les propriétés de l'imaginaire social contemporain qui le fonde. On notera également le développement actuel des approches en terme de réseau, qui renouent avec le structuralisme (primat de la totalité, position dans le réseau, etc.).

 

Si le structuralisme trouve des débouchés dans différentes branches des sciences humaines et sociales, c'est avant tout dans le marxisme qu'il va connaître son envol le plus spectaculaire. Cette intégration du structuralisme se fait toutefois dans différentes directions : soit elle conduit à une relecture du marxisme qui ne s'écarte pas trop du marxisme originel (Althusser, Poulantzas, Sebag, etc.), soit elle s'oriente vers des approches synthétiques qui tentent de réconcilier diverses disciplines ou courants (Bourdieu, Touraine, Giddens, etc.). Pour ces dernier auteurs, la rupture avec la sociologie marxiste orthodoxe est consommée, bien que les auteurs ne cachent pas l'influence qu'a pu avoir le marxisme sur leurs théories. Quant au structuralisme, il est généralement reformulé ou réadapté. Bourdieu par exemple le transforme en structuralisme génétique tandis que Giddens insiste sur la dualité du structurel. Dans l'actionnalisme de Touraine, il est très atténué (Durand et Weil (2002) considèrent cependant que Levi-Strauss a influencé Touraine). D'autre part, la sociologie marxiste en Allemagne reste assez distante du structuralisme, aussi nous offre-t-elle à voir un spectacle différent de celui que nous connaissons en France. Enfin, il faut ajouter l'essor dans les pays anglo-saxons d'un courant assez particulier, le marxisme analytique, qui tente d'effectuer une relecture des thèses marxistes à partir de matériaux théoriques puisés dans l'individualisme méthodologique.

 

Le marxisme structuraliste est dominé en France par le marxisme althussérien. Althusser se propose d'effectuer une relecture de Marx à la manière de celle que Jacques Lacan fait de Freud. Il veut pour cela rompre avec la philosophie hégélienne et idéologique des écrits du jeune Marx afin de redonner sa scientificité au marxisme. Il cherche par ailleurs à atténuer le déterminisme économique du marxisme, ce qui va le conduire à insister sur la constitution idéologique des rapports de domination au sein des sociétés. Il distingue trois sphères hiérarchisées constitutives des sociétés humaines, qui entretiennent entre elles des relations dialectiques : l'économique, le juridico-politique et l'idéologico-culturel. Cette distinction amène Althusser à découvrir le poids déterminant des appareils idéologiques d'État (église, famille, école, partis politiques, ...) dans la reproduction des rapports de production. Les appareils idéologiques d'État modèlent en effet les consciences, à la différence des appareils répressifs d'État (police, justice, armée, etc.) qui assurent la cohésion de la société et leur propre cohésion en recourant à la violence directe et à la répression. On retrouve indirectement ici la notion de violence symbolique, abondamment utilisée par Bourdieu et Passeron dans leurs premiers écrits sur le système scolaire et sur la reproduction. Il est vrai que les travaux de Althusser ont l'avantage de dévoiler un type de violence beaucoup plus sournois, qui oeuvre par le biais de l'argumentation, du langage et de mécanismes affectifs. Les psychologues montreront plus tard l'existence d'une violence affective, dont les effets peuvent être tout aussi dévastateurs que la violence physique.

Nicos Poulantzas poursuivra le travail entrepris par Althusser en insistant d'avantage sur les rapports entre l'État et les classes sociales. Il montrera qu'il existe une certaine autonomie de l'État par rapport aux classes dominantes et qu'une classe ou une fraction de classe peut occuper une position en décalage avec ses intérêts.   

Dans les sociologies inspirées de Marx et du structuralisme, on trouve également deux théoriciens contemporains de première importance, Giddens et Touraine. Tous les deux ont en commun d'avoir  essayé de produire une approche synthétique, globalisante et historique de la sociologie, qui  demeure suffisamment concrète pour donner lieu à des études empiriques poussées.

 Commençons par la sociologie de l'action. Une des particularités de la sociologie de Touraine est d'insister très lourdement sur l'historicité de la société ainsi que sur son caractère dynamique et changeant. Le point central de sa réflexion n'est donc pas à proprement parler la structure mais les systèmes d'action (systèmes d'acteurs définis par des intentions, des orientations, culturelles et des rapports sociaux) qui permettent à la société de se penser, de se transformer et de dépasser et de modifier les règles qu'elle met en place. À la manière des interactionnistes, Touraine pense donc que la structure sociale est un construit temporaire qui n'est qu'un point de contact entre l'action de la société qui vise à assurer sa cohésion et l'action qui lui permet de se dépasser elle même, de s'orienter dans une direction. Il y a simultanément un mouvement de changement et un mouvement de stabilisation. À partir de cette intuition, il va chercher à construire un modèle pour comprendre la société globale. Il nomme alors historicité l'action exercée par les sociétés sur ses pratiques sociales et culturelles. C'est en fait la combinaison d'un mode de connaissance qui forme une image de la société et de la nature, de l'accumulation qui prélève une partie du produit disponible, et d'un modèle culturel qui saisit et interprète la capacité d'action de la société sur elle-même. L'historicité se scinde en un modèle à trois niveaux. Au sommet se trouve le champ de l'historicité, à la base les organisations sociales (ensemble des moyens rassemblés par une organisation pour faire face à son environnement) et le système politique ou institutionnel (contrainte et légitimation). Le niveau de l'historicité détermine le système d'action historique,  constitué par un modèle culturel (production), la mobilisation (organisation du travail), la hiérarchisation (répartition des ressources) et les besoins de consommation. Touraine va également tenter d'approfondir la problématique du changement social (quelles sont les conditions et par quels processus un groupe latent, c'est à dire un ensemble d'individus qui ont un intérêt commun, peut-il devenir un groupe organisé qui se dote de mécanismes de décisions collectives ?) avec son étude sur les mouvements sociaux. Remarquons que cette problématique est également au cœur des travaux des interactionnistes (Strauss).

Giddens la reprend d'une manière assez différente dans sa théorie de la structuration. Pour lui, « les propriétés structurelles des systèmes sociaux sont à la fois des conditions et des résultats des activités accomplies par les agents qui font partie de ces systèmes », (Giddens, 1987, p 15). Le système social est donc construit dans un processus circulaire, le produit de l'action structurée devient un élément structurant du système et de l'action. Giddens tente à partir de ce schéma d'étudier le structurel, l'ensemble des règles et ressources, comme un ensemble de relations stables dans l'espace et dans le temps qui est sans arrêt réactualisé dans l'action et l'interaction. Cette intuition qu'il conceptualise dans la notion de dualité du structurel, renvoie dès lors à l'aspect dual des règles et ressources, à la fois contraignantes et habilitantes. Dans le cadre de cette théorie de la structuration, Giddens tente d'intégrer deux dimensions fondamentales. La réflexivité de l'action qui fait de l'acteur le point d'origine de la dualité du structurel (il utilise les règles, le langage comme ressources et comme contraintes, et en s'adaptant aux règles, il les produit). Mais le contrôle réflexif des acteurs ne peut englober les effets de l'action (effets pervers de Boudon), il s'en suit que le système social défini comme la « formation à travers l'espace-temps de modèles régularisés de relations sociales conçues comme pratiques reproduites » doit être intégrée de diverses manières, et en tenant compte des différences entre l'intégration sociale (situations d'interaction) et l'intégration systémique (réciprocité entre acteurs et collectivité dans un espace-temps étendu, hors des conditions de co-présence). On retrouve donc bien la même problématique de fond qu'avec Touraine, seulement l'idée de la société qui se produit elle-même en donnant sens à ses pratiques n'est pas pleinement traitée dans la théorie de la structuration de Giddens. D'autre part, Giddens élabore avec plus de précision, le passage entre la dimension individuelle et la dimension collective. On notera que le concept de dualité du structurel est contemporain de celui de l'autoproduction des systèmes, notion commune aux auteurs qui se rattachent au courant de la systémique, (Morin, 1973, p 128).

 

Les prolongements du marxisme ne se limitent cependant pas aux synthèses avec le structuralisme. Au cours du 20ème siècle, la sociologie marxiste a connu des développements dans des directions très diverses ; de ce point de vue, il est vrai que l'étendue de l’œuvre de Marx autorise non seulement des interprétations diverses, mais également des lectures partielles qui amputent sciemment ou non certaines parties de sa pensée. Les thèmes marxistes qui seront creusés par les sociologues et les économistes vont ainsi donner lieu à de multiples ramifications. Karl Manheim par exemple approfondira la notion d'idéologie, Georg Luckàcs se penchera sur la réification et l'aliénation, Karl Korsch voudra conserver l'aspect révolutionnaire de la théorie marxiste et refusera de la scinder entre les disciplines économiques, sociologiques et politiques. Il faut d'ailleurs reconnaître avec lui que les diverses approches de la sociologie marxiste tendent à se concentrer autour de thèmes récurrents propre à la sociologie, comme les contradictions inhérentes de la société capitaliste, la réification et l'aliénation, les classes sociales, l'Etat, l'influence de l'infra-structure sur les modes de connaissance et représentions sociales, les systèmes de contrôles sociaux ... les thèmes de la valeur, de l'échange et du circuit, pourtant essentiels pour comprendre la dynamique capitaliste (Poulon, Braudel), son caractère auto-produit et inflationniste, étant en général laissés aux économistes ou aux historiens. Parmi ces diverses ramifications, l’œuvre de Manheim demande une attention particulière, car c'est l'un des premiers sociologues à défendre la thèse selon laquelle la pensée est un processus déterminé par des forces sociales réelles. Cette thèse lui fait donc rencontrer un problème de taille, celui du relativisme de la pensée et de la connaissance. Pour tenter de le dépasser il va proposer deux solutions particulièrement intéressantes : d'une part, il pense qu'on peut l'annihiler en synthétisant différentes points de vue partiels, d'autre part, il croit que la distance par rapport aux attaches sociales permet de dépasser le conditionnement du savoir. Manheim s'est également fait reconnaître par sa distinction entre idéologie et utopie. Pour lui, si toutes deux ont en commun de transcender la réalité, elles se différencient de la façon suivante : l'idéologie a pour objectif principal la justification de l'ordre social au nom de principes en décalage avec la réalité (par exemple, dans la société moyenâgeuse, l'amour prôné par l'église est incompatible avec le servage), tandis que l'utopie est une subversion qui tend à ébranler et à subvertir l'ordre actuel. À la suite de Manheim, les sociologues marxistes allemands, revenus dans leur pays après la seconde guerre mondiale, seront très critiques envers la société moderne. Il dénonceront avec virulence les nouvelles techniques de propagande et de contrôle des masses issus des médias (Marcuse) et les antinomies de la Raison héritée des lumières (Adorno), ils défendent ainsi les vertus d'une pensée négative apte à envisager des alternatives à la réalité telle qu'elle est. Ils s'attaqueront également au positivisme logique.

 

Dans les pays anglo-saxons va aussi se profiler un courant marxiste particulier, le marxisme analytique. Les marxistes analytiques réinterprètent les propositions fondamentales de Marx en les éclairant à la lumière des théories individualistes (rationalité, intérêt ...), de la micro-économie et de la philosophie analytique. Dans cette optique, ils s'inspirent fortement des théories micro-économiques. John Elster est considéré comme l'un des auteurs les plus en vue de ce courant. Son oeuvre théorique compte plusieurs volets, mais il a été rendu célèbre en France par ses travaux sur les limites de la rationalité individuelle et sur la pluralité du Soi.

 

Le renouveau de la sociologie libérale.

 

Le marxisme analytique illustre à merveille une orientation assez récente de la sociologie contemporaine : l'essor des approches d'inspiration individualistes ou utilitaristes, dont certaines possèdent une connotation libérale certaine (bien que souvent les auteurs s'en défendent). Cette progression ne va pas sans entraîner des résistances (Caillé, Latouche, ...). Sans vouloir entrer dans le débat, il faut remarquer qu'il s'inscrit à l'intérieur de deux problématiques très différentes, bien qu'interdépendantes sur de nombreux aspects :

 

-         La première est celle qui tourne autour du débat épistémologique entre holistes et individualistes. Devons-nous considérer les totalités sociales comme des choses réelles, dont les propriétés et les actions sont déterminées par des phénomènes globaux qui se produisent au même niveau qu'elles, ou devons-nous au contraire les considérer comme de pures constructions intellectuelles, et dans ce cas les propriétés que nous observons au niveau macrosocial ne sont que le résultat de l'agrégation de comportements individuels ? Cette problématique pose comme nous pouvons le constater deux problèmes. D'une part elle renvoie au débat séculaire entre l'idéalisme et le matérialisme sur lequel Marx avait pris une proposition bien tranchée, pour lui le monde matériel (les sentiments et les idées étant inclus) existe indépendamment des représentations que l'on peut s'en faire. Proposition qui fait encore aujourd'hui l'objet d'un débat. À titre d'exemple, John R. Searle défend cette conception matérialiste contre certains adeptes du courant des constructivistes qui affirment la coexistence de plusieurs réalités. D'autre part, elle renvoie au problème du déterminisme et de la finalité : l'action individuelle est-elle déterminée par des contraintes qui émanent de la totalité sociale ou par l'individu ?

-         La seconde problématique est celle qui entoure la rationalité. Dans quelle mesure peut-on dire qu'un comportement est rationnel. Tout comportement est-il rationnel ? Comment opérer la distinction entre normes et rationalités ? Peut-on dire qu'un comportement est systématiquement motivé.

 

À priori ces deux problématiques devraient paraître indépendantes. En fait, elles ne le sont pas, car  affirmer que la totalité prime sur l'individu revient à supposer que tous les comportements ne sont pas rationnels. En effet, si la totalité est autonome, elle exerce nécessairement une contrainte sur l'individu indépendamment de sa volonté. Par exemple, un appareil idéologique d'Etat fonctionne selon une logique à laquelle les individus ne peuvent se soustraire. Mais la question centrale demeure la suivante : comment peuvent-ils fonctionner selon une certaine logique (comme une logique issue du mode de production), alors qu'ils n'ont pas à proprement parler « d'intentionnalité » ? D'autre part, il faut en théorie que le groupe exerce une contrainte sur les individus, ce qui pose le problème de la coercition. Affirmer le primat de l'individu sur la totalité revient alors dans bien des cas à s'instituer comme un défenseur d'une position idéologique libérale.

 

Cependant, si il est vrai que la problématique de la rationalité se rattache au débat entre individualistes et holistes, elle peut suivant certaines orientations théoriques en être indépendante. Dans la sociologie de Gabriel Tarde par exemple, en dépit du fait qu'il n'y a pas de primat de la totalité sur l'individu, le comportement n'est pas nécessairement celui d'un individu rationnel. Il obéit à une logique beaucoup plus complexe qui dérive des interactions de co-présence et qui se construit à travers des mécanismes d'imitation et à travers la répétition de certains phénomènes. De même, les approches en terme de circuit conduisent à des résultats théoriques à peu près similaires. Les interactionnistes symboliques montrent quant à eux que le rapport entre les groupes et les individus se ramène d'avantage à une somme d'effets simultanés et réciproques, qu'à une détermination unilatérale. Les interactions individuels se cristallisent alors au niveau institutionnel dans des règles qui ont une inertie temporaire. Mais ces règles ne deviennent contraignantes qu'à partir du moment où elles sont actualisées dans l'interaction.

 

Cette problématique sera reprise par Michel Crozier et Erhard Friedberg dans leur théorie de l'acteur stratégique. En cherchant à comprendre d'où proviennent les blocages dans les grandes bureaucraties françaises, ces deux auteurs sont amené à recentrer leur analyse sur la dimension individuelle dans les organisations. Mais alors que les théoriciens de l'entreprise avaient pris pour habitude d'étudier les organisations dans leur globalité en présupposant la cohésion organisationnelle, Crozier et Friedberg renversent cette perspective (même s'ils ne sont pas les premiers à le faire, Anselm Strauss s'y était déjà appliqué), pour eux l'organisation est un construit contingent qui se heurte sans cesse aux contradictions entre les intérêts des acteurs qui tendent à le désunir. Cette contradiction fait de la vie organisationnelle un lieu de rencontre entre des acteurs mus par une rationalité limitée (Herbert Simon) qui agissent de façon stratégique en fonction des opportunités qui s'offrent à eux. Ces stratégies visent généralement à acquérir un maximum de pouvoir, mais elles ne sont pas forcément dirigées vers la recherche de positions institutionnelles plus élevées. Car selon Crozier et Friedberg, la plupart des relations de pouvoir entre les acteurs s'inscrivent dans la construction quotidienne de l'ordre organisationnel. En essayant de se soustraire aux ordres, en profitant de l'indétermination laissée par les zones d'incertitudes, en bénéficiant des avantages de leur position (par exemple le marginal sécant qui se situe à la croisée de plusieurs groupes peut « monnayer » l'information dont il dispose pour obtenir un gain de pouvoir), non seulement les acteurs entrent sans cesse dans des conflits de pouvoir, mais de plus ils tentent de redéfinir les règles du Jeu organisationnel. Par conséquent, les règles dans cette configuration ressemblent autant à des ressources qu'à des contraintes, elles sont à la fois le produit du Jeu dans lequel se déroulent les négociation entre les acteurs et le cadre dans lequel ce Jeu pourra être redéfini et renégocié.   

 

Avec Crozier et Friedberg, l'interdépendance entre les stratégies individuelles et la structure institutionnelle devient donc un des points centraux de l'analyse sociologique. Mais leurs analyses contiennent deux limites. Premièrement, leur modèle de l'acteur individuel peut paraître relativement incomplet, en effet, les stratégies individuelles semblent surpasser toutes formes de valeurs, l'acteur devient un être désincarné, astreint de toute composante normative, émotionnelle et identitaire, et mû par un égoïsme forcené. Or, à l'épreuve des faits, cette vision, sans être complètement démentie, nous paraît réductrice. Certains auteurs soulignent d'ailleurs l'importance des facteurs identitaires qui sont à l’œuvre dans les organisations (Sainsaulieu) et le rôle des valeurs et des accords (Boltansky et Thévenot). L'organisation paraît également être un lieu de solidarité et de relations amicales. Deuxièmement, en restreignant l'analyse à la dynamique des jeux entre acteurs, il y a deux difficultés qui apparaissent : Comment mettre en évidence les interactions entre acteurs ou des répercussions des actions individuelles, qui ont lieu en dehors de ces jeux ?  Et si l'organisation est contingente, comment comprendre que les mêmes structures organisationnelles se reproduisent en différents endroits ?

L'individualisme méthodologique de Raymond Boudon semble apporter des réponses intéressantes à ce genre de questions. Sur le fond, il paraît d'ailleurs englober l'analyse en terme d'acteur stratégique puisque le Jeu n'est qu'un type particulier de système d'interactions. En outre, il permet d'aborder certains phénomènes que l'analyse de l'acteur stratégique ne fait que survoler.

Tout d'abord, il offre une image plus réaliste de l'acteur individuel. L'Homo sociologicus que Raymond Boudon essaie de définir est un être complexe, à la fois déterminé par des valeurs et des intérêts, et agissant selon une certaine rationalité. Si il n'est pas un automate guidé par des valeurs prédéterminées, ce n'est pas non plus nécessairement un maximisateur avide de pouvoir et de profit. Raymond Boudon le situe dans cet entre-deux, entre rationalité individuelle et détermination culturelle. Par exemple, si il est incontestable que l'acteur inséré dans un système fonctionnel occupe des rôles, la variance entre les rôles et l'existence de sous-rôles font qu'il n'est pas contraint de les exécuter mécaniquement.

Deuxièmement, à travers l'étude des systèmes d'interaction, Raymond Boudon en montrant l'existence d'effets pervers (résultat non intentionnel de l'agrégation d'actions intentionnelles) fournit un cadre explicatif à la création de certaines normes et règles sociales. L'idée est que les acteurs confrontés à des effets pervers mettent en place un cadre normatif pour les contourner. Par exemple, le paradoxe de l'action collective de Mancur Olson n'est qu'un cas particulier d'effet pervers. Chacun des participants à une action collective agit suivant une intention personnelle (travailler le moins possible) et il en découle une suspension de la production du bien public. Cela oblige les acteurs à mettre en place des structures d'incitation ou à bloquer l'accès au bien public (ce qui revient à le privatiser). Comme le fait remarquer Boudon, « le passage d'un système inorganisé à un système organisé est souvent dû à la volonté manifestée par les agents sociaux d'éliminer des effets émergents indésirables. » (1997, p 120). Cette idée clé de la pensée de Boudon est lourde de conséquence. Elle implique que les acteurs vont être capables de se mettre d'accord mutuellement pour transformer l'organisation collective. Si on traduit en terme systémique, cela revient à dire que le système est capable de s'auto-organiser, de définir ses propres règles d'organisation en fonction d'une certaine finalité. Le problème central que d'autres auteurs souligneront va toutefois être de savoir : 1. À qui revient l'autorité d'organiser le système (délégation ou imposition du pouvoir) 2. À qui va profiter cette organisation. Comme le montre Bourdieu, l'organisation de l'action collective consécutive à la mise en place de règles communes favorise souvent ceux à qui revient le pouvoir de les édicter et de les légitimer, c'est à dire ceux qui tentent par ces règles de maintenir leurs positions dominantes et d'accumuler du capital. Une fois cette organisation en place ils vont mettre en place des stratégie de défense de leur position (surévaluation de leur capital symbolique, définition des règles du jeu, exclusion des contestataires, etc.) 3. Comment mesurer, communiquer et définir l'existence des effets émergents ou des externalités. Notons sur ce point qu'il y a un enjeu très net dans la dissimulation des externalités ou des effets pervers (qui peut d'ailleurs être inconscient lorsqu'on se ment à soi même), puisque bien souvent, lutter contre les effets pervers demande un investissement important. C'est le cas dans le masquage de la pollution intentionnelle.

En réalité, il existe presque toujours des conflits de finalité entre différents types d'organisation possibles. Ce qui implique que certains vont contester le type même de l'organisation qui produit les effets pervers, remettant ainsi en cause les acquis de ceux qui en profitent (Bourdieu, 2001). Par conséquent, la légitimation de l'organisation du système social supposera la mise en place d'une idéologie qui légitime de manière théorique l'organisation du système et qui fournit aux individus les moyens d'assimiler cette théorie, c'est à dire qui donne suffisamment de ressources intellectuelles aux acteurs (langage, valeurs, raisonnements, méthodes, ...)  pour que d'une part cette organisation puisse perdurer (donc que les effets pervers soient limités dans leurs conséquences) et que les acteurs puissent se coordonner, et que d'autre part, ils soient capables d'intégrer l'idéologie ou le système de valeurs (Berger et Luckmann, 1967). Nous voyons ici comment la pensée de Boudon permet d'éclairer certaines propositions marxistes sur l'idéologie et sur la reproduction sociale, comme celles d'Althusser.

 

Bibliographie.

 

Principaux ouvrages utilisés.

 

-          Berger Peter et Thomas Luckmann. « La construction sociale de la réalité », Armand Colin, 2003, (première édition américaine : 1966).

-          Berthelot Jean-Michel. « La construction de la sociologie »,  Paris, PUF, 1991.

-          Boudon Raymond. « La logique du social », Paris, PUF, 1977.

-          Bourdieu Pierre. « Leçon sur la leçon », Paris, Les Éditions de minuit, 1982.

-          Bourdieu Pierre. « Science de la science et réflexivité », Paris, Raisons d'agir, 2001.

-          Bunge Mario. « Épistémologie », Paris, Maloine, 1983.

-          Corcuff Philippe. « Les nouvelles sociologies. Construction de la réalité sociale », Paris, Nathan, 1995.

-          Delas Jean-Pierre et Milly Bruno. « Histoire des pensées sociologiques », Paris. Dalloz, 1997.

-          Durand Jean-Pierre et Weil Robert. « Sociologie contemporaine », Paris, Vigot, 1997.

-          « L’Ethnométhodologie. Une sociologie radicale », Paris, La Découverte, Editions du MAUSS, 2001.

-          Ferréol Gilles et Noreck Jean-Pierre. « Introduction à la sociologie », Paris, Armand Colin, 1993.

-          Feyerabend Paul. « Adieu la raison », Seuil, 1989 (première édition anglaise : 1987).

-          Feyerabend Paul. « Contre la méthode. Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance », Seuil, 1979 (première édition américaine : 1975).

-          Flamant Maurice. « Histoire du libéralisme », Paris, PUF, 1992.

-          Gresle François, Panoff Michel, Perrin Michel, Tripier Pierrre. « Dictionnaire des sciences humaines. Anthropologie/Sociologie », Nathan, 1994.

-          Herman Jacques. « Les langages de la sociologie », Paris, PUF, 1988.

-          Lallement Michel. « Histoire des idées sociologiques », Nathan, 2000.

-          Le Moigne Jean-Louis. « Les épistémologies constructivistes », Paris, PUF, 1995.

-          Lugan Jean-Claude. « La systémique sociale », Paris, PUF, 2000.

-          Martuccelli Danilo. « Sociologies de la modernité », Gallimard, 1999.

-          Soler Léna. « Introduction à l'épistémologie », Paris, Ellipses, 2000.

 

Quelques références sur les auteurs ou ouvrages cités.

 

-          Althusser Louis. « Idéologie et appareils idéologiques d'état », La pensée, Mai-Juin 1970.

-          Anzieu Didier et Martin Jacques-Yves, « La dynamique des groupes restreints. », Paris, PUF, 1994.

-          Aron Raymond.  « Les étapes de la pensée sociologique », Gallimard, 1976.

-          Aron Raymond. « Dix-huit leçons sur la société industrielle », Gallimard, 1962.

-          Baudrillard Jean. « La société de consommation », Denoël, 1970.

-          Braudel Fernand. « La dynamique du capitalisme », Arthaud, 1985.

-          Blandin Bernard. « La construction du social par les objets », PUF, 2002.

-          Caillé Alain. « Critique de la raison utilitaire », Paris, La Découverte, 1989.

-          Comte Auguste. « Œuvres d’Auguste Comte », Paris, éditions Anthropos, 1968.

-          Comte Auguste. « La science sociale », Gallimard, 1972.

-          Crozier Michel et Friedberg Erhard. « L'acteur et le système », Paris, Seuil, 1977.

-          Detrez Christine. « La construction sociale du corps », Paris, Seuil, 2002

-          Durkheim Emile. « Les règles de la méthode sociologique », Flammarion, 1988, (première édition, 1894).

-          Enriquez Eugène. « De la Horde à l'État, essai de psychanalyse du lien social », Paris, Gallimard, 1983.

-          Elster John. « Karl Marx. Une interprétation analytique », Paris, PUF, 1989.

-          Foucault Michel. « Surveiller et punir », Gallimard, 1975.

-          Fourier Charles. « Le Nouveau Monde industriel et sociétaire », Flammarion, 1973.

-          Giddens Anthony. « La constitution de la société », Paris, PUF, 1987 (première édition anglaise : 1984).

-          Gueslin André. « L’invention de l’économie sociale. Le XIXème siècle français », Paris, Economica, 1998.

-          Hacking Ian. « La construction sociale de quoi ? », Paris, La Découverte, 2001.

-          Hayek Friedrich A. « La présomption fatale, les erreurs du socialisme », Paris, PUF, 1993 (1988).

-          Hayek Friedrich A. « La constitution de la liberté », Litec, 1994.

-          Hirschman Albert O. « Deux siècles de rhétorique réactionnaire », Paris, Fayard, 1991.

-          Hirschmann Albert O. « Les passions et les intérêts », Paris, Fayard, 1980.

-          Lakoff Georges et Mark Johnson. « Les métaphores dans la vie quotidienne », Paris, les éditions de minuit, 1985 (1980).

-          Lazar Judith. « Les secrets de famille de l'université », Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2001.

-          Manheim Karl. « Idéologie et utopie », Paris, M. Rivière, 1945.

-          Markus Gyorgy. « Langage et production », Denoel, 1982.

-          Morin Edgar. « Le paradigme perdu. La nature humaine », Paris, Seuil, 1973.

-          Piaget Jean. « Le structuralisme », Paris, PUF, Que-sais-je ?, 1987.

-          Proudhon Pierre-Joseph. « Les causes de l’oppression », Textes choisis par Jacques Muglioni, Les classiques des sciences sociales.

-          Schütz Alfred. « Éléments de sociologie phénoménologique », Paris, L'Harmattan, 1998.

-          Searle John R. « La construction de la réalité sociale », Gallimard, 1998.

-          Sebag Lucien. « Marxisme et structuralisme », Payot, 1964.

-          Strauss Anselm. « La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme », L'Harmattan, 1992.

-          Weber Max. « Le savant et le politique », Les classiques des sciences sociales, 1919.

-          Wilson Edward Osborne. « L'humaine nature : essai de sociobiologie », Paris, Stock, 1979.

 

 

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[1]     Doctorant au CERSO. http://benjamingrassineau.over-blog.com/ voir aussi http://site.voila.fr/benjamingrassineau/ Pour me contacter par mail : grassineaub@yahoo.fr

[2]     Jean-Pierre Durand et Robert Weil dans « Sociologie contemporaine », (1997, p 7).

[3]     Pour s'en convaincre, on peut penser au manuel de Jean-Michel Berthelot, « La construction de la sociologie », (1991) et à celui de Philippe Corcuff, « Les nouvelles sociologies. Constructions de la réalité sociale. », (1995). Des ouvrages plus spécialisés leur font écho comme par exemple celui de John R. Searle, « La construction de la réalité sociale », (1998) ou plus récemment « La construction sociale du corps » de Christine Detrez (2002) et « La construction du social par les objets » de Bernard Blandin (2002). En affirmant cela, je tiens à préciser que je ne remets absolument pas en cause l'emploi du terme construction, je me borne à constater qu'il devient de plus en fréquent en sociologie. Le débat qui sévit depuis quelque temps entre les constructivistes et leurs adversaires (ce que Ian Hacking nomme « guerre intellectuelle »), y est peut-être pour quelque chose.

[4]     Il est vrai que le terme de paradigme sous-entend un ensemble de présupposés épistémologiques qui ne font pas forcément l'unanimité chez les chercheurs. Dans un ouvrage généraliste récent, « Sociologie contemporaine », (1997), le terme de courant est préféré à celui de paradigme.

[5]     Montesquieu a ainsi été « redécouvert » par Raymond Aron, sociologue qui occupe une place considérable dans l'institutionnalisation de la sociologie française. Peut-être à cause de cela, il figure dans bien des manuels d'introduction à la sociologie. Remarquons aussi que Raymond Aron démarre « Les étapes de la pensée sociologique » avec l'exposé de la pensée de Montesquieu. Ce qui doit certainement jouer un rôle, car je suppose que les auteurs qui entreprennent d'écrire un manuel font au préalable le tour des manuel déjà existants. Une telle hypothèse demanderait bien sûr à être vérifiée.

[6]   Pour une introduction aux thèses de Paul Feyerabend et une réflexion autour de certains des thèmes qu’il a développé, vous pouvez consulter deux de mes articles. Anarchisme épistémologique écrit et publié sur Wikipédia, et Anarchisme épistémologique et anarchisme politique publié sur l’Endehors et amélioré par la suite.

[7]     Bourdieu cherche à remettre la science sur le chemin du rationalisme prôné par Gaston Bachelard, et il tente alors de « court-circuiter » le relativisme dans les sciences sociales en développant une démarche réflexive. Feyerabend, au contraire, s'impose comme un défenseur convaincu du relativisme.

[8]     Raymond Aron, « Dix-huit leçons sur la société industrielle », (1962, p 13).

[9]     Hayek fut un économiste libéral autrichien qui a développé, comme Joseph Scumpeter une réflexion s'étendant bien au delà des frontières de l'économie. Ces apports à la théorie du social ont été particulièrement importants. Il a  notamment cherché à mettre en place une théorie sur la formation et le maintien des règles. Ajoutons pour finir, qu'il faisait partie de ces auteurs qui considérait que les sciences sociales ne peuvent être détachées du corps doctrinaire qui les sous-tend.

[10]    Citée par Teddy Golsmith dans « L'écologiste », (2004, n° 12, p 22).

[11]    Je reprends ici une discussion classique entre les positions relativistes de la science et les positions rationalistes.

[12]    Source : Jacques Hermann, « Les langages de la sociologie », (1988,  p 13).

[13]    Sur cette dynamique de l'organisation sociale des différents idéologies, doctrines ou courants, on peut se référer à Berger et Luckmann, (2003, p 168-169). On peut également y intégrer l'approche d'Anselm Strauss sur les mondes sociaux (Strauss, p 77 et p 83-86).

[14]    Voir à ce sujet « Les épistémologies constructivistes », (1999, p 8) de Jean-Louis Le Moigne.

[15]    Dans le « Dictionnaire des sciences humaines », (1994, p 338), les auteurs montrent à partir d'un étude menée par l'Unesco que la distinction entre les sciences humaines et les sciences sociales est elle aussi loin d'être claire et parfaitement tranchée.

[16]    Tiré de « Introduction à la sociologie », (1993, p 131).

[17]    Récemment, Bruno Latour et Michel Callon n'hésitaient pas à militer pour une analyse qui engloberait dans un même cadre les humains et les « non-humains » tous deux considérés comme des actants.

[18]    Ce qui implique que les définitions du social et de ses composants faites par les acteurs en situation doivent guider l'analyste.

[19]    Pas forcément toutefois, si on pense au débat entre Sigmund Freud et Carl Gustav Jung. Ceci suggère que les conflits  prennent naissance quand une théorie empiète sur le terrain d'une autre, à condition qu'elles aient toutes les deux au minimum un langage commun et un sujet commun.

[20]    « Pour la science », numéro spécial, Décembre 2003. « La complexité. La science du XXIème siècle ».

[21]    J'entends par là réflexion sur la société.

[22]    Pierre Crepel, « Pour la science », Juillet 1999, p 8.

[23]    De ce point de vue, il faudrait discuter sur les différentes notions du terme objectif. Dans la philosophie contemporaine il me semble que le terme objectif renvoie à deux significations : 1. épistémiquement objectif, c'est la propriété d'un jugement objectif, « la terre est ronde » est un énoncé qui ne fait pas intervenir de points de vue subjectif, sentiments, etc. 2. ontologiquement objectif, c'est ce qui est indépendant des représentations et états mentaux individuel (Searle, 1998, p 23). D'un autre côté, de façon plus intuitive, dire que la société est objective, c'est l'appréhender comme un objet (réification) dont les propriétés sont indépendantes de la pensée humaine. Partant de là, plus le social est « objectif », plus il gagne en inertie. L'être humain ne peut prétendre à le transformer, il doit exercer une force externe ou interne collective toujours plus grande pour le changer. Pour réfléchir au problème de l'objectivité dans les sciences sociales, plutôt que de m'introduire dans le débat entre les positions objectivistes ou subjectivistes, débat qui poursuit la philosophie depuis ses origines (pas seulement la philosophie d'ailleurs puisque quiconque entrerait dans une réflexion existentielle serait très certainement amené à réfléchir à ce genre de questions), je préfère m'appuyer sur les travaux de Lakoff et Johnson (1980). En interprétant leurs travaux, par objectivation, objet social, j'entends ce processus qui consiste à considérer la réalité sociale à partir de l'expérience que nous avons des objets. Or, les objets nous paraissent extérieurs (selon notre expérience de la frontière), stables, indépendants de notre pensée et manipulables. Lorsque je parle d'objectivation, je renvoie donc au fait que nous tendons à appréhender la réalité sociale à l'aide de l'expérience que nous avons des objets. Cela implique de l'appréhender à partir de certaines interactions : extériorisation du social, stabilisation, possibilité d'agir dessus, exercer une contrainte, etc. Il est également possible d'appréhender le social au moyen de l'expérience du mouvement, du flux ou de la construction, ce qui aurait probablement des répercussions différentes en terme de potentialité d'action sociale. En fait, dans la pensée utopiste, le social est nettement moins objectivé que dans la sociologie durkheimienne car les utopistes construisent le social de l'intérieur. Je pense que cette appréhension du social (vue de l'intérieur) n'a pas les mêmes conséquences en terme de potentialité d'action. Dès lors que le social est objectivé, il semble en effet obéir à des lois auxquelles l'individu doit se soumettre, il devient coercitif, il exerce une contrainte par « en haut ». Mais à proprement parler, le social est avant tout des relations et des interactions horizontales. L'idée d'objectivation que j'emploie ici renvoie donc à cette tendance à considérer le social ou les faits sociaux comme dispensant des contraintes « réelles », qui ne peuvent être modifiés. Elles ont une existence indépendante de notre volonté, les règles deviennent des objets stables, ce ne sont plus seulement des traditions, mais ce sont également des réalités sociales qui semblent prendre une forme. L'appréhension du social comme un objet suppose également qu'une scission soit effectuée entre l'objet tel qu'il est observé et pensé, et l'objet tel qu'il est manipulé. Cette séparation n'est pas forcément évidente pour les utopistes. Pour eux, en agissant sur l'objet, nous apprenons à le connaître. Par conséquent, en modifiant le social, nous pouvons découvrir sa malléabilité. A l'inverse, durant le moyen-âge, la société était considérée comme une création divine qu'il fallait renoncer à transformer. Pareillement, une science qui affirme l'existence objective d'une règle ou d'une régularité sociale tend à atténuer le désir qu'on peut éprouver de la modifier. Le problème devient alors le suivant : la contrainte qui émane du fait social est-elle objective parce que nous la croyons objective ? Et,  la croyance collective en une société qu'on ne peut modifier vient-elle du fait qu'une idéologie tend à imposer la croyance que cette société obéit à des règles objective  (« la vie c'est comme ça », « on ne peut aller contre le marché », « la vie en société obéit à des règles », etc.) ? Comment la sociologie doit-elle se positionner par rapport à ce questionnement ? Jusqu'où peut aller la plasticité humaine ? Dernière remarque : la connaissance du social peut être positionnée à différents niveaux. Suivant le contenu, elle peut se rapporter à une connaissance locale et pratique, ou une connaissance de la globalité sociale. Au niveau de sa répartition, nous pouvons l'envisager comme la connaissance au sein d'un groupe ou la connaissance distribuée (Schütz), et à la manière de Hayek (1988), nous pouvons envisager la capacité globale de la société à traiter des informations, comme à travers le mécanisme des prix.

[24]    Remarquons d'ailleurs que certains modèles abstraits de la microéconomie ou de la sociologie (notamment avec la notion d'idéal-type) ont une fonction similaire.

[25]    Nous pouvons voir d'ailleurs dans les efforts tentés par l'église pour empêcher ce mouvement d'ouverture, une validation partielle de la théorie de Berger et Luckmann (1966, p 143-175) sur la dynamique sociale des machineries conceptuelles de maintenance des univers symboliques. Nous pouvons également remarquer combien l'existence de civilisations différentes ou de points de vue différents a été bénéfique pour le changement social, ce qui tend à confirmer les thèses relativistes de Feyerabend. À preuve, les grandes doctrines ont toutes conduit à évacuer les civilisations alternatives, soit en les convertissant, soit en les exterminant, ou soit enfin en les dévaluant. La Raison a ainsi fermement implanté la conviction dans nos esprits que les civilisations à organisations tribales étaient « primitives. »

[26]    André Orléan, « Pour la science », Juillet 1999, p 5 et 6. On peut noter que cette idée rejoint d'une certaine manière la notion de dualité du structurel de Giddens.

[27]    Voir note 22.

[28]    Et à complexifier le langage puisque les nouveaux chercheurs doivent quand même innover par rapport aux anciens, ce qui peut entraîner une spécialisation et une professionnalisation encore plus importante.

[29] Cette partie a été approfondie et améliorée dans un article que j’ai écrit sur Wikipédia intitulé marxisme économique.

[30]    Les travaux de Mauss montreront qu'il est en fait bien plus complexe. En fait, Marx ne réfléchit pas vraiment aux fondements psychologiques et sociologiques de l'échange et de la propriété privée, ce qui limite la portée de sa théorie.

[31]    Scumpeter s'inspirera de cette idée dans sa théorie de l'évolution économique. Remarquons que cette rationalisation de la productivité peut être faussée par des effets d'imitation, liées au prestige des nouvelles technologies. Par exemple, Solow a montré que l'impact de l'informatique sur la productivité était très faible. Enfin, dernier point, une manière d'accroître la plus-value en valeur absolue (coût de travail moins cher) est aujourd'hui de délocaliser l'entreprise. 

[32]    Pas toujours toutefois, puisque Gérard Debreu dans les années 60 avec sa théorie de la valeur montrera de manière formelle l'impossibilité pour certains marchés de rester à l'équilibre.

[33]    Nous aurions pu également présenter la sociologie de Gabriel Tarde qu'on considère généralement comme l'un des précurseurs de la psychologie sociale.

[34]    Mais comme nous l'avons vu avec Spencer, le courant de la systémique a des racines profondes qui remontent au 19ème siècle.