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Pourquoi lo-fi ? Par opposition radicale à ceux qui prétendent qu'il y aurait de la « bonne » et de la « mauvaise sociologie ». Lo-fi car on peut faire de la sociologie sans être mutilé, limité, aliéné par le style académique pompeux, réactionnaire, ultra-sérieux et politiquement correct qui colonise les revues académiques.
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Notes sur le discours institutionnel

Auteurs : Benjamin Grassineau (voir aussi l'historique)
Date de création de l'article : 18-03-2016 08:56
Rubrique: La revue de sociologie lo-fi
Etat de la rédaction: finalisé
Droit de rédaction : ouvert
Licence : Licence culturelle non-marchande


Création de la page: 05 mai 2016 / Dernière modification de la page: 04 juillet 2016 / Propriétaire de la page: Benjamin Grassineau


Résumé :



J'ai assisté récemment au placement institutionnel d'un enfant... Dur ! J'en ai tiré quelques réflexions que je relate ici.

Éléments du discours institutionnel

Le discours institutionnel1, lorsqu'il est professé par des institutions coercitives2, opère toujours selon les mêmes procédés.

Requalifier l'action institutionnelle

En premier lieu, il requalifie, renomme, une action socialement considérée comme illégitime, néfaste, indésirable, en une action légitime, vertueuse, souhaitable, inévitable. Cette transposition lexicale a pour effet de neutraliser la réalité sociologique de l'action institutionnelle.

Ainsi, l'action qui consiste à endoctriner par la force des enfants, perd toute connotation négative en devenant une « action éducative ». Ce qui, dans un autre contexte, s'apparenterait à un rapt d'enfant, revêt toutes les apparences d'un procédé purement technique en devenant un « placement institutionnel ». Le caractère barbare et inhumain d'un enfermement contraint, lourdement réprouvé lorsqu'il est effectué par une personne isolée ou un groupe, gagne sa respectabilité en se faisant nommer « séjour hospitalier »3.

C'est pour votre bien !

En deuxième lieu, le discours institutionnel renverse la représentation des effets de l'action institutionnelle sur les personnes directement concernées par elles.

Si l'enfant est placé (ou endoctriné), « c'est pour son bien ». Et l'entourage et les parents, s'ils existent, doivent accepter la mesure de placement qui est inévitable, voire souhaitable pour eux et l'enfant. A cet égard, le discours peut facilement se munir d'une solide argumentation, à la tonalité plus ou moins scientifique - ou en tous les cas, appuyée par des valeurs dominantes -, visant à démontrer à quel point l'action institutionnelle a un effet bénéfique sur ceux qui en sont les principales victimes, ou plutôt, bénéficiaires...

Insérer l'action institutionnelle dans un objectif global

En troisième lieu, le discours institutionnel se bâtit sur l'idée que l'action institutionnelle va dans le sens d'objectifs globaux, qu'elle œuvre en faveur d'un « bien commun ».

Le discours institutionnel pro-scolaire, par exemple, ne se contente pas d'affirmer que l'enseignement fourni par l'école sort les enfants de l'ignorance ; il va plus loin en tentant de prouver que l'action institutionnelle a des effets souhaitables sur des objectifs macro-sociaux plus généraux, dont la nature varie : émancipation, emploi, ordre moral, etc. Notons que ce procédé d'attribution causale opère sur deux niveaux : d'une part, l'action institutionnelle est désirable, d'autre part, l'absence de l'action institutionnelle est indésirable. D'où son caractère inéluctable.

Rejeter la faute sur l'usager

En quatrième lieu, le discours institutionnel rejette systématiquement la responsabilité, la « faute », l'origine, de l'action institutionnelle, et de ses éventuels effets indésirables, c'est à dire, de ses ratés, sur l'usager, sur les caractéristiques de la victime ou sur son entourage.

Si l'enfant échoue et se retrouve en situation d'échec scolaire, ce n'est pas l'institution qui est remise en cause, mais les aptitudes, le comportement, le contexte familial de l'enfant. De même, si un enfant est placé, la responsabilité est toujours attribuée aux parents, et non à l'institution, dont les besoins, les représentations et les motivations sont presque « intouchables ». Autrement dit, le discours institutionnel tend à faire croire que l'action institutionnelle a été produite, créée, demandée, par celui qui va la subir, qu'elle s'est enclenchée, presque mécaniquement du fait de la présence chez une personne d'un comportement, d'une attitude, qu'il faut éradiquer ou modifier. Dans le discours institutionnel, ce n'est jamais l'institution qui initie l'action institutionnelle, qui la produit, qui crée les conditions de son intervention, elle arrive toujours à posteriori - elle est censée répondre à un besoin inné, exogène, sur lequel elle n'a aucun impact. En revanche, la rentabilité économique de l'action institutionnelle, en tant que moteur de cette action, n'est jamais mise en avant dans le discours institutionnel. Le fait qu'une vaste économie, stable et grande pourvoyeuse d'emplois, soit construite autour des actions institutionnelles, qu'une institution « parasite », en quelque sorte, ses usagers, paraît totalement incongru, pour ne pas dire fantaisiste4 !

Exemple : petite diatribe quasi-digressive contre l'école5...

Pour illustrer mon propos, je m'appuie sur une publication annuelle dont l'objectif est de présenter les programmes scolaires. La version que j'utilise est celle de 2006-20076. Elle est préfacée par Gilles de Robien.

La préface est éloquente.

A l'école primaire chaque enfant acquiert les instruments de son autonomie et de son insertion future dans la société. C'est là que se forme la base de toute la culture à laquelle il pourra recourir tout au long de son existence : la maîtrise du français, des savoirs élémentaires, de langages et, peut-être surtout, de méthodes d'apprentissage dont l'assimilation est déterminante pour l'acquisition des savoirs futurs. L'école est aussi le lieu où se développe la sociabilité, la curiosité, la sensibilité ainsi que les aptitudes manuelles, physiques et artistiques. (...) L'école a une place fondamentale parce qu'il lui revient de faire vivre notre idéal d'égalité des chances7.

Cet ouvrage, naturellement, perpétue le mythe des bienfaits individuels et collectifs de l'école.

Mais quels bienfaits pouvons-nous attribuer à une action profondément coercitive, qui contraint les enfants à être scolarisés, puis les contraints à obéir à travers une pédagogie directive, qui les force à rester assis des heures sur leurs chaises, qui les punit, qui les insère dans des catégories et des classements qu'elle seule prétend maîtriser, qui les coupe de leur milieu familial, qui leur fait faire la queue comme du bétail, qui les « hétéronomise » en décourageant leur curiosité, leur initiative, leur capacité à s'auto-gérer, à se sociabiliser dans un environnement paisible et calme, qui souvent, hélas, les abandonne en cours de route, sans diplôme, qui échoue, in fine, dans sa fonction d'ascenseur social voire de rempart à l’illettrisme, et qui dans certains pays, ruine leur vie en les endettant pour de nombreuses années ? Quels bienfaits pourrait tirer une personne qui apprend de force une langue qui parfois n'est pas la sienne, une histoire biaisée, des mathématiques inutiles, et une vision académique, sclérosée, compétitive et rébarbative de l'activité physique, du loisir, de la musique et des arts ? Quels bienfaits peuvent émerger d'une institution vouée depuis ses débuts à l'endoctrinement, qui assène par la force à des enfants dont le jugement et l'esprit critique ne sont pas encore bien développés, une vision dogmatique des théories et des faits sous prétexte qu'ils seraient neutres et scientifiques, tout en prétendant les émanciper ? Quels bienfaits peut naître de l'action d'une institution qui laisse de côté un pan immense des savoirs et savoirs-faire modernes et anciens (la cuisine, la plomberie, la couture, etc.), sous prétexte qu'ils seraient secondaires, au profit de « matières » abstraites et déconnectées des besoins réels ?

Présentée ainsi et éclairée à l'aune de cette dualité entre le discours et la pratique, l’École perd une bonne partie de son capital de sympathie. Elle prétend libérer tandis qu'elle contraint et endoctrine de force. Elle prétend ouvrir au dialogue, tandis qu'elle le ferme. Elle prétend à la diversité et à l'égalité des chances, tandis qu'elle uniformise et renforce les inégalités et les classements sociaux !

Mais c'est évidemment à l'exact opposé de ce tableau bien sombre que je viens d'exposer, que le discours institutionnel situe l’École.

Le caractère coercitif, biaisé, punitif et brutal de l'école est camouflé derrière un discours idyllique, derrière des mythes tenaces !

  • L'autonomie ? L'école, par sa structure concrète, par son fonctionnement, détruit l'autonomie. Elle fait de l'élève un auditeur passif devant incorporer sans réfléchir des savoirs administrés comme des dogmes. Elle rend l'enfant servile, pris dans le carcan de la discipline8 et ne dispense, au final que des savoirs abstraits, déconnectés du réel.
  • L'insertion future dans la société ? Quelle prétention de faire de l'école son unique instrument ! De nombreuses autres sources de socialisation primaire et secondaire aident à l'insertion dans la société, si tant est que cette notion signifie quelque chose !
  • L'école serait le fondement de toute la culture ? Quelle absurdité !
  • Les méthodes d'apprentissage ? On en est loin ! L'école transmet du contenu, assurément, mais peine toujours à diffuser des méthodes efficaces d'apprentissage de ce contenu, et à en renouveler les principes. L'école publique, en la matière, est extrêmement frileuse, voire réticente à confier aux usagers ce qui constitue sa chasse gardée et légitime sa fonction... Cela n'a jamais été son objectif que l'on apprenne sans elle !
  • Mais rien ne peut stopper cet éloge outrancier, puisque l'école est même le lieu où peuvent enfin se développer la sociabilité, la curiosité et la sensibilité. Face à un programme austère, rigide et froid comme le mur de Berlin, face à une interaction limitée, au moins en classe, au rapport élève/enseignant, on voit mal comment cela peut être tout simplement concevable. L’école est justement la machine, l'engrenage infernal, conçu pour briser dans l'oeuf, la sensibilité créative, la curiosité, qui implique une grande liberté et la possibilité de « toucher à tout ». Certes, elle est devenue un lieu de sociabilité. Mais dans quel contexte ! Dans celui des « récréations » où, enfin, l'élève peut respirer ; dans le contexte d'une pénurie plus globale de la ressource de socialisation, indiscutablement générée par l'école qui, n'ayons pas peur des mots, enferme les élèves dans des bâtiments ressemblant à s'y méprendre à des prisons ! Voici ce que Robien entend par sociabilité, l'acquisition de comportements indispensables à la vie sociale : la politesse, le respect et l'écoute des autres ou encore l'assistance aux personnes dépendantes9. Quelle tristesse ! Quant aux aptitudes « manuelles, physiques et artistiques », on se demande sincèrement ce qui traverse l'esprit de Robien... La capacité à taguer sur les murs de l'école, peut-être ?

Sans surprise, l'école œuvre également à l'égalité des chances. Mais la thèse, longtemps assénée à coups de marteau, est aujourd'hui trop décriée pour pouvoir être adoptée telle quelle dans le discours institutionnel. Notamment après les travaux difficilement réfutables de Pierre Bourdieu. Le glissement sémantique est donc subtil. L’école fait vivre notre idéal d'égalité des chances... Quoique les rédacteurs de l'ouvrage n'aient pas tous ce recul puisqu'on peut lire un peu plus loin : l'école primaire doit (...) offrir à tous les enfants des chances égales et une intégration réussie dans la société française, id., p.44. Mais pour aller au delà de cet ouvrage, la thèse selon laquelle l'école est socialement bénéfique s'appuie sur plusieurs mythes qu'il conviendrait de réfuter séparément : l'école comme instrument d'émancipation, l'école comme vecteur de progrès, l'école comme gardienne de la démocratie, etc.

Et les situations d'échec ? Elles se résument ainsi : si l'élève ne progresse pas, il faut intervenir le plus tôt possible, pour comprendre où sont les freins et les obstacles et pour y remédier par des actions appropriées dans la classe. La prise en compte des difficultés persistantes peut se faire avec l'aide d'enseignants spécialisés, qui dispensent des aides adaptées ou des rééducations.10. On ne manquera pas de remarquer la quasi-médicalisation du discours institutionnel, lorsqu'il s'agit de s'attaquer au douloureux problème des usagers en situation d'échec. Mais à aucun moment, en tous les cas, on évoque la place de l'école dans la fabrication de cette situation d'échec - construction directe, lorsqu'elle pousse les enfants dans l'échec, ou indirecte, lorsqu'elle crée les conditions qui rendent un échec possible. Ce sont toujours les élèves qui sont en difficulté, et non l'école !! Car dans le discours institutionnel, la faute n'incombe jamais à l'institution, mais toujours à l'usager.

Conclusion

Tentons un instant une épochè pour comparer avec un maximum de recul les deux situations suivantes : un enfant est rapté à une famille puis « revendu » sur le marché de l'adoption. Cette situation est bien sûr intolérable. Pourtant, c'est exactement ce que réalise l'institution qui a en charge le placement institutionnel des enfants. A une exception près : elle masque la barbarie, ainsi que le caractère marchand et coercitif de l'acte, derrière le discours institutionnel. L'enfant est placé pour « son bien » et pour celui de la collectivité, du fait des « comportements inadaptés » des parents, dans une « structure d'accueil » qui va pouvoir le prendre en charge (donc en tirer indirectement des revenus) et lui prodiguer les soins nécessaires à son développement (conformes à une vision normale du développement).

On voit donc qu'il n'y a pas de différences fondamentales entre les deux situations. Seul le discours, la forme - en partie - varient, et soi-disant, la finalité, mais la structure, la réalité de l'action demeure. Elle consiste, dans les deux cas, à retirer un enfant de force de son milieu et à l'insérer dans un processus marchand. C'est affreux, mais hélas, telle est la réalité que masque le discours institutionnel11.

La banalité de telles procédures questionne. Comment des personnes sensées, sincères, en arrivent-elles à se convaincre du bien-fondé de leurs actions ? Et comment ces procédures s'instaurent-elles ? Pour mieux le comprendre, il faudrait peut-être se pencher sur des actions institutionnelles dont on commence tout juste à mesurer les effets indésirables et dont le discours institutionnel en est encore au stade embryonnaire. Par exemple, l'écoblanchiment.

Notes

1 Je le définis ici comme le discours dont la fonction est de légitimer l'action institutionnelle.

2 Je les définis comme des institutions qui se financent directement ou indirectement par l'extorsion et contraignent une partie de leurs usagers à recevoir les services qu'elles dispensent.

3 Cette stratégie a notamment été poussée à l'extrême par les nazis pour masquer la barbarie du système concentrationnaire. Mais la France l'a également employée pour les camps de réfugiés espagnols, sous la IVe république. Je cite par exemple Jean-Pierre Le Mat, qui commente une directive datée de 1939 relative au travail obligatoire des réfugiés espagnols, « Il faut admirer le langage : un camp de concentration français est une " formation " : " formation d'hébergement collectif " ou " formation d'accueil ". En France, on n'interne pas les étrangers dans des camps, on les " concentre dans des formations ". Le travailleur forcé n'est bien sûr pas un travailleur libre ; mais c'est un " prestataire ". », « Espagnols (réfugiés républicains), Mythe de la solidarité républicaine ». <http://contreculture.org/AL%20Espagnols%20%28r%E9fugi%E9s%29.html>

4 Un petit documentaire allant dans ce sens...

5 Voir aussi l'article Petit dossier sur l'école

6 Qu'apprend-on à l'école élémentaire ?, XO Éditions, 2006.

7 Id. p.7.

8 Puisque selon Robien, Les relations d'autorité aident les enfants à grandir, id., p.12.

9 Id., p.11.

10 Id, p.13.

11 Voir par exemple, Marianne Leclère, Devenir famille d'accueil, Dossier familial, 17 février 2015. Pour un enfant, le salaire est de 1143 € par mois. Quant aux structures institutionnelles centralisées, ce sont des emplois qui sont en jeu.

Liens externes

  • Hardy Guy, Darnaud Thierry, Entras Patrick, « Travailler les compétences à l'aune du signalement et de l'information préoccupante. « La vie est une maladie sexuellement transmissible très dangereuse ! Il est urgent de signaler les géniteurs ! » », Journal du droit des jeunes, 2009/4 (N° 284), p. 15-19. DOI : 10.3917/jdj.284.0015. URL : https://www.cairn.info/revue-journal-du-droit-des-jeunes-2009-4-page-15.htm

Catégories: Libertés




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