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Sociologie spéculative et sociologie réaliste

Auteurs: Benjamin Grassineau (voir aussi l'historique)
Création de l'article: 2007
Etat de la rédaction: en cours de rédaction
Droit de rédaction: ouvert
Licence: Licence culturelle non-marchande


Création de la page: 27 mai 2016 / Dernière modification de la page: 28 mars 2024 / Créateur de la page: Benjamin Grassineau



Résumé: Article rédigé vers 2007 et laissé inachevé.




Les deux voies de la sociologie.

On peut définir la sociologie de deux manières.

Définition 1. « La sociologie est une philosophie morale spéculative qui étudie les dynamiques qui peuvent être générés par les interactions humaines (ce que les hommes peuvent faire), et les dynamiques qui peuvent influer sur ces mêmes interactions (ce qui peut faire que les hommes peuvent faire certaines choses). »

Elle vise donc à répondre à deux ensembles de questions :

  1. Que peuvent faire les individus ensemble, que font-ils effectivement, que vont-ils décider de faire ensemble et comment vont-ils s'y prendre ?
  2. Quelles sont les dynamiques à l'oeuvre qui peuvent faire1 que les individus pourront faire certaines choses et auront ainsi le pouvoir de transformer leur société ? Ces dynamiques pouvant être le produit de l'action humaine, ou le produit de leur environnement.

Dans une telle perspective, la sociologie est une philosophie essentiellement spéculative. Même si elle peut bien entendu s'appuyer sur la récolte et la transformation de données pour échafauder des constructions spéculatives. La sociologie est une science de l'utopie et du « mouvement », et naturellement, c'est une science de « l'à peu près ». Car la variété des situations, des finalités et des actions humaines rendent toute prévision et toute généralisation impossible. Notamment parce que les êtres humains forment des prévisions imprécises et spéculent eux-mêmes, en utilisant leur propre sociologie profane2. Ils commettent donc sans cesse des erreurs, des réajustements, ils changent de voie, sont versatiles et imprévisibles. Une utopie est amenée à être sans cesse transformée, et les actions individuelles peuvent être sans arrêt elles-mêmes réajustées aux nouvelles transformations produites par l'application de l'utopie. De plus, l'intelligence humaine individuelle ou collective, et la capacité des êtres humains à théoriser les situations sociales à partir des spéculations élaborées individuellement ou en groupe, à créer de manière imprévisible des projets aux conséquences imprévisibles, rendent tout déterminisme illusoire3. Une loi par exemple aussi bien ancrée dans les esprits que la loi de l'offre et la demande, peut fort bien tomber dans l'oubli si les individus ont spéculé sur l'existence d'autres lois possibles, ou d'autres sociétés possibles où cette loi n'aurait plus sens.

Cette définition constructiviste et spéculative, fort pratique selon moi, n'est pourtant pas la définition académique, que voici :

Définition 2. La sociologie est une science réaliste et normative, qui classe et ordonne les observations des phénomènes sociaux, en fonction d'une méthodologie et d'un paradigme donné, et les relie et les compare ensemble4. Elle peut alors être, dans une perspective holiste5, par exemple celle de Durkheim, la science qui s'attache à l'observation des faits sociaux6, ou dans une perspective individualiste, par exemple celle de Boudon, la science qui étudie comment et quels sont les effets qui découlent de la composition et de l'agrégation des actions individuelles. Elle peut également se définir comme la science qui étudie les interactions et les relations sociales.

Portée et avantages d'une sociologie spéculative.

Avantages

Quels sont les avantages d'une sociologie spéculative ?

Elle présente au moins trois avantages.

Premièrement, elle englobe la définition réaliste. En effet, l'observation, la classification et la mise en relation des interactions entre les dynamiques observées dans une situation est implicite dans la première définition.

Deuxièmement, se cantonner à décrire les faits tels qu'ils sont pose un problème éthique. Car si les faits sont ce qu'ils sont, ils peuvent très bien être différents – dans une autre situation – de ce qu'ils sont au moment de leur observation, ou de leur construction. Or, ce n'est pas seulement la description des faits tels qu'ils sont qui peut nous permettre de le mettre en évidence, mais la spéculation à partir des faits observés, ou à partir de notre imagination, sur ce que les faits pourraient être. Or, comme la croyance dans l'immanence des faits sociaux est souvent constitutive de ces mêmes faits sociaux, ou d'autres faits sociaux, la sociologie qui étudie ce qui est, même quand elle prend la forme de la sociologie critique, est donc une science qui tend à valider les faits tels qu'ils sont, ou les lois de transformation des faits (les lois du changement social). Nous voyons alors pourquoi le rôle de la sociologie réaliste prend ici une autre coloration : en décrivant ce qui est, elle entre dans la légitimation du monde social tel qu'il est, et donc dans la mise à l'écart du monde tel qu'il pourrait être. Soit elle fournit un crédit scientifique au conservatisme. Soit elle veut diriger l'action humaine dans une direction spécifique, ou prévoir son évolution naturelle. Appelons ce problème le complexe d'Asimov, en mémoire du scientifique et romancier du même nom7. Cette attitude sera d'autant plus marquée que le sociologue s'enfoncera plus en profondeur dans une approche scientifique, et ne se posera pas la question de savoir comment les institutions construisent les finalités de sa recherche. Car il risque alors d'être enfermé dans des objectifs et des représentations qui lui sont dictés par la société qu'il étudie, où par la position de l'institution qui commandite les recherches, ou par sa position dans cette institution.

Troisièmement, fournir aux acteurs sociaux les résultats d'une sociologie spéculative peut s'avérer utile. En effet, le plus souvent, en montrant aux acteurs la façon dont ils se comportent « en vrai », on néglige plusieurs faits.

  1. Ils ont à portée de main une sociologie profane extrêmement élaborée, parfois plus opérationnelle que la sociologie professionnelle. La sociologie spéculative permet donc d'éviter la redondance des analyses sociologiques réalistes8.
  2. La sociologie professionnelle ne leur apporte qu'une somme d'informations souvent fort peu utiles sur ce qu'ils sont.
  3. Les illusions dans lesquels ils vivent sont parfois préférables aux théories contradictoires des sociologues ou des économistes qui sont censés leur dire où se situent le vrai et le faux (elles peuvent les démotiver, briser des croyances qui sont essentielles à leur action, etc.).
  4. Les analyses professionnelles sont des simplifications de la réalité : les acteurs en situation savent en général très bien que les situations qu'ils vivent sont beaucoup plus complexes que les modèles des sociologues ou des économistes qui biaisent la réalité, et qui les enferment dans une représentation parfois simpliste des évènements et des personnalités. Au contraire, en fournissant des outils de réflexion aux acteurs, et en leur fournissant des possibilités d'organisation alternative, en fonction de la situation étudiée, on peut leur ouvrir des perspectives utiles.
  5. Dans les sciences dites « dures », tout un champ de réflexion est ouvert à la spéculation, à travers ce qu'on appelle la prospective. Ce champ pourrait très bien être exporté dans les sciences sociales.

Illustration

Je voudrais illustrer le point quatre par les modifications des droits de la propriété intellectuelle qui ont secouées récemment le monde de l'informatique et celui des activités de production des biens immatériels.

Les analyses sociologiques réalistes ont été incapables d'imaginer les conséquences d'un tel bouleversement de la propriété intellectuelle. Au mieux, la plupart des analyses s'étaient contentées de décrire (description), de justifier (explication) ou de critiquer (dénonciation) les droits de propriété existants, mais elles furent en tous les cas incapables d'anticiper les « transformations » des usages de la propriété. Une spéculation sur les différents droits de propriété possible, aurait pourtant aidé à anticiper un tel phénomène.

Ce qui aurait pu être utile aux acteurs en situation, qu'ils soient pour ou contre telle ou telle forme de propriété intellectuelle, c'est une analyse spéculative sur les transformations du droit de propriété. Qu'adviendrait-il si je modifiais tout ou une partie des droits de la propriété intellectuelle ? Combien de droits de propriété différents peut-il y avoir – l'énumération incluant des cas limites, non encore observés ? Quels sont les différents types de propriété ? Quelles sont les différentes formes de justification de la propriété ? Sur quels biens ces droits peuvent-ils porter ?...

Conséquences

La conséquence de cette posture spéculative est qu'une sociologie spéculative explore une gamme beaucoup plus variée de phénomènes possibles et observables.

On peut le voir à travers les procédures de contradiction des énoncés (Liu, 2003). Ceux-ci diffèrent de la sociologie réaliste. Dans le cadre d'une sociologie réaliste, le sociologue (ou l'économiste) formule des énoncés sur « ce qui est ». Il utilise donc la logique classique pour contredire un énoncé. Il affirme par exemple qu'un énoncé est faux car il ne correspond pas à « ce qui est ».

Dans le cadre d'une sociologie spéculative, le processus de contradiction est très différent. La contradiction prend la forme suivante : « le monde est ainsi, et il peut être autrement ». « Il est possible qu'il fonctionne différemment ». Et si le sociologue réaliste affirme que le monde ne peut être autrement parce qu'il obéit à des lois, le sociologue spéculatif fera remarquer que « le monde peut obéir à des lois différentes, et il est possible que ces lois ne soient que partiellement vraies ». Même en adoptant une position réaliste, certaines observations confirment que des faits sont exacts, tandis que d'autres tendent à prouver le contraire. Autrement dit, « au sein d'un cadre conceptuel, les faits peuvent être exacts, mais ils peuvent être faux au sein d'un autre ». De plus, les théories explicatives peuvent être très diverses, et il est impossible d'inférer que ces explications seront toujours valables à l'avenir, si jamais elles sont reconnues valables à un moment donné de l'histoire d'une discipline (ce qui en sciences sociales est finalement plutôt rare). Par conséquent, « non seulement les faits sont plus que ce qu'ils semblent être, mais de plus, ils peuvent être différents de ce qu'ils semblent être ». En plus, le sociologue fera remarquer que « si les faits (ou les lois) ne peuvent être différents de ce qu'ils sont, ils ont pu être différents auparavant, et ils seront peut-être différents à l'avenir ».

Rejet de la sociologie professionnelle ?

Bien entendu, une telle démarche serait contraire aux pratiques des sociologues professionnels. Pourquoi ? Il y a plusieurs raisons.

  • Une des premières est qu'elle met en cause leur réputation professionnelle. La sociologie produite est dirigée, non pas vers les professionnels, mais vers les acteurs en situation. Elle est donc inutile pour la progression hiérarchique du sociologue.
  • Elle peut éventuellement être pillée par d'autres sociologues, et elle se doit d'être claire, du moins si elle vise la changement social, et non pas ésotérique puisque destinée à un public de spécialistes et d'experts. C'est donc une sociologie organisée sur le principe du réseau coopératif. Elle est ouverte et elle est produite « sans contraintes », ou du moins en fonction des contraintes du groupe étudié (mais le sociologue peut aussi très bien prendre des libertés par rapport aux normes du groupe).
  • Ensuite, utiliser la sociologie comme un « prophète » est contraire aux coutumes de la communauté des sociologues. Il faut au contraire « rester dans le cercle des initiés », sans se mêler au terrain, et laisser ses émotions de côté.
  • Dernier point, dans la sociologie spéculative, le sociologue est la proie de l'erreur de prévision et de la pensée spéculative et imaginative. Il peut se tromper, dire des choses fausses, imaginer des choses absurdes, se laisser emporter par ses émotions, lutter pour un projet corps et âmes, modifier ses pensées et ses opinions en cours de route, se contredire... Il commet des erreurs, sciemment ou non9.

La tradition spéculative.

Il existe donc dans les sciences sociales une tradition spéculative alternative. Cette tradition a deux sources.

La première est celle de l'Anthropologie. Dans ces disciplines, les penseurs, comme ils furent au contact des civilisations étrangères, ou passées, ont été amenés à regarder avec beaucoup plus de circonspection et de distance que les sociologues ou les économistes, les règles établies dans les sociétés occidentales. Là où les sociologues croyaient voir en général de la rationalité, de l'objectivité et du déterminisme, les anthropologues observaient plutôt des croyances et des pratiques relatives et historicisées, qui n'ont rien de rationnel, et une variété considérable de solutions apportées aux différents problèmes humains. Cette approche permet d'envisager la sociologie comme une science sociale relativiste. Ainsi, les enquêtes ethnographiques ont permis de relativiser la suprématie et l'immanence de la civilisation occidentale en montrant justement que la société pouvait être différente. Mais remarquons qu'il n'en demeure pas moins que le potentiel social que nous aurions pu tirer de l'étude de ces sociétés a généralement été arrêté par une description synchronique de ces sociétés et une classification hiérarchique des sociétés existantes. Ces sociétés étaient considérées comme primitives, étrangères et sous-évoluées, ce qui rendait l'application des rites qu'elles pratiquaient, ou du savoir qu'elles utilisaient dans les sociétés modernes, plus ou moins impossible, illégitime et irréalisable. La sociologie réaliste a donc servi, non pas à étudier intelligemment ces sociétés, mais à poser un cordon protecteur autour de la civilisation occidentale. L'étude du champ des sociétés possibles, et l'étude des sociétés hors-normes, sont ainsi longtemps restées en dehors du domaine de la sociologie. La sociologie, tout comme l'économie, est demeurée la science de la moyenne, et des écarts à la moyenne. Elle est devenue, au pire la science des règles établies, ou en train de s'établir, au mieux, la science de la déviance et de la contestation, donc la science des règles et du discours qui contredisent les règles en place. Dans tous les cas, le référentiel de pensée est resté « ce qui est », les règles qui dominent, l'image qu'on se forme de la moyenne. Par exemple, la loi de l'offre et de la demande. Dès lors, on comprend mieux pourquoi la sociologie (ou l'économie) classique a pu devenir la science de la domination, et parfois, la science de la conservation de cette domination (Bourdieu, 2001).

La seconde est celle de la philosophie sociale, économique et politique. Elle s'inscrit très clairement dans une sociologie spéculative. Je pense en particulier à des auteurs comme Gabriel Tarde, Max Stirner, John Maynard Keynes, A. S. Neill, Paul Feyerabend ... (la liste n'est pas exhaustive). Cette tradition est extrêmement disparate. Parler de tradition est d'ailleurs excessif, voire faux, puisque cette liste ne comprend que des auteurs qui s'inscrivent dans des traditions de pensée très différentes, ou qui sont hors des traditions pré-existantes. Néanmoins, on peut repérer quelques traits communs entre tous ces auteurs (mais j'insiste lourdement sur le caractère artificiel et arbitraire d'une telle classification).

Ce sont des auteurs atypiques. Ils sont difficiles à ranger dans des catégories pré-établies. Par exemple, Keynes n'est ni catalogué comme un économiste marxiste ou libéral, il est catalogué comme un économiste keynésien ! Tarde est à l'origine – ou du moins il est un des principaux inspirateurs – du courant de la philosophie de la différence. Stirner est quasiment impossible à cataloguer. Pourquoi cela ? Car ils s'écartent en général des canons de leur discipline d'origine, et leurs préférences vont vers une approche interdisciplinaire. Cette interdisciplinarité n'est pas restreinte, elle est à prendre au sens large. Ils n'hésitent pas par exemple, à puiser leur inspiration en dehors du monde universitaire. Keynes a une passion pour l'art, la psychanalyse... Tarde est un spécialiste du Droit, et un écrivain hors-pair qui émaille ses oeuvres d'envolées lyriques, et sa philosophie sociale déborde très largement le cadre de la sociologie. Feyerabend considère quant à lui que l'anarchisme et le dadaïsme sont bénéfiques pour l'épistémologie; il produira une analyse politique et utilisera le style théâtral et l'autobiographie pour exposer certaines de ses idées.

Certains tentent de répondre très sincèrement à des problèmes sociaux concrets, en y apportant des réponses novatrices et non pas des réponses toutes faites et idéologisées. Ce sont des auteurs pragmatiques, mais qui ne dédaignent pas pour autant la théorie. Ils puisent pour cela leur inspiration dans des courants très divers et souvent opposés. Ce qui implique qu'ils ne s'inscrivent pas à l'intérieur d'une méthodologie fixée ou d'un courant d'idées bien constitué. Ils voguent entre les différentes méthodologies, en inventent certaines, ne se posent pas en défenseurs acharnés et dogmatiques de la science ou d'une discipline quelconque, ils spéculent, changent parfois de position, etc. Leur pensée est mouvante. En fait, ils inscrivent souvent leur pensée à l'extérieur du dogme scientiste qui a dominé le XXe siècle, sans pour autant s'écarter d'une réflexion rigoureuse. Ils s'inspirent pour cela de penseurs grecs, ou autres, qui ont parfois jugés dépassés, et ont été exclus du champ de la science légitime. Keynes remettra par exemple au goût du jour les théories économiques du circuit. Quant à Feyerabend, il se posera en défenseur intransigeant des sophistes et de la philosophie pré-socratique.

Ils inscrivent toujours leurs travaux dans une réflexion sur le pouvoir. Mais cette réflexion ne prend pas place à l'intérieur d'un savoir clos et dogmatisé, elle se développe dans une réflexion ouverte sur le pouvoir. « Le pouvoir, cet inconnu ... » pourrait-on dire ! Par exemple, ces auteurs ne partent pas du postulat que le pouvoir est détenu par les dominants, ou que le pouvoir est transparent et engoncé solidement dans des lois du marché ou dans un darwinisme social indépassable; ils partent plutôt d'un questionnement sur le pouvoir. Le pouvoir devient une « chose » relative et historique, il n'est plus le fruit de lois a-historiques et impassibles. Il est un objet de réflexion, un être complexe et changeant. Le pouvoir peut être transformé, et il peut ainsi ouvrir la voie à la transformation sociale.

Ils insistent chacun à leur manière sur le pouvoir des idées et de la réflexion sociale10. Pour eux, la société est un construit, et il n'y a pas de fatalité, aussi bien dans le cours de la société, que dans les « lois sociales » qui gouvernent ce cours. Il y a bien des régularités sociales, mais il n'appartient qu'à l'homme de les changer si l'envie lui en prend, et si il s'en donne les moyens. Il n'y a pas la pesanteur du marxisme ou de la sociologie classique qui écrasent l'homme sous les lois de la lutte des classes ou du déterminisme; la pesanteur de l'économie politique qui enferme l'homme dans les lois du marché; ou la pesanteur de la systémique qui enferme l'homme dans de vastes systèmes. L'homme n'est pas, comme l'affirmait Harold Garfinkel, un idiot culturel, mais il n'est pas non plus un « idiot rationnel ». Il est face à des choix collectifs, et il lui importe de trouver les moyens pour parvenir à ses fins, et de trouver des moyens de choisir entre ces différents choix, par la voie du compromis ou par une autre voie. Il n'y a pas de soumission aux lois du social, celles-ci étant relatives et amenées à être modifiées.

En ce sens, dans une telle tradition de pensée, le divorce avec la science est consommé. C'est bien à la philosophie, ou aux hommes et femmes qui agissent, de choisir leur avenir. Le sociologue peut juste leur apporter des idées, des suggestions, mais en aucun cas, il ne peut endosser le rôle de l'expert qui guide la société. La science et la sociologie n'ont qu'une portée pratique, et les contenus des sciences sociales décrivent une vérité relative. Les théories sociologiques ou économiques sont autant des oeuvres d'art que des oeuvres philosophiques; on peut au mieux s'en inspirer, guère plus.

Pour résumer, ces auteurs ont donc deux points en commun : le refus de l'académisme. Refus bien entendu relatif, puisqu'ils sont dans l'ensemble bien intégrés dans le monde universitaire (hormis Stirner). Mais tous ont eu un parcours et une personnalité qui les ont poussé à rejeter radicalement le pouvoir académique et les règles qui le constituent (règles méthodologiques, disciplinaires, communautaires, etc.). C'est là, à divers degrés leur trait commun essentiel : ce ne sont pas des garants ou des détenteurs du pouvoir institutionnel.

Ensuite, ces penseurs sont obsédés par la question du pouvoir. Mais ils ne sont pas adeptes d'une tradition de pensée sur le pouvoir, ils ne sont pas les penseurs sérieux et établis qui appuient la vision académique du pouvoir, ils ne sont pas marxistes, libéraux ou interactionnistes. Ce sont des créatifs, dépositaires d'une vision particulière du pouvoir qu'ils ont eux-mêmes construits. Ils sont « hors-école », et ils créent donc leur école.

Ils sont de plus parfaitement conscients que la pensée qui domine leur époque, et les formes de cette pensée, sont provisoires. Tandis que la plupart des penseurs se conforment spontanément aux règles académiques qui dominent les institutions dans lesquelles ils progressent, sans même se rendre compte de l'existence de ses règles, qui les dominent et qui dominent les milieux intellectuels, et sans prendre conscience de l'aspect arbitraire, relatif et limité des croyances qui les justifient; eux tentent de les contourner de différentes manières. Naturellement, cette attitude les amènera à réfléchir sur le pouvoir, puisque le plus souvent ils se heurtent à une orthodoxie ou à un pouvoir intellectuel qui s'ignore, que personne n'a remarqué et qui a la particularité d'être « transparent ». Ils sont en ce sens des personnalités essentielles pour le développement des minorités actives.

1 J'utilise ici le verbe pouvoir pour bien montrer que les dynamiques peuvent ou non modifier les sociétés, et qu'elles peuvent ou non se produire.

2 La sociologie profane a été définie par Alfred Schütz en opposition à la sociologie professionnelle. C'est la sociologie produite par les acteurs pour comprendre et transformer leur environnement social.

3 Sur ce point, j'inscris donc très clairement cette philosophie dans la tradition libérale non déterministe défendue par des auteurs comme Boudon ou Berlin (le choix est ici tout à fait arbitraire). Toutefois, elle s'en écarte sur des points évidents : il n'y a pas de lois naturelles, toute l'armature idéologique du libéralisme est absente (droits de propriété, concurrence, marché auto-régulés, etc.), une telle sociologie n'exclut en rien les procédures de décisions collectives non libérales. Le vote en étant un bon exemple. Elle ne porte pas nécessairement de jugements éthiques arrêtés sur les différentes procédures. Elle propose éventuellement une analyse sur les conséquences possibles et les défauts et les avantages de telle ou telle mesure ou décision dans une situation donnée. Et c'est aux acteurs d'en décider. Le sociologue peut également être amené à expérimenter in situ un projet quelconque pour en observer la faisabilité, ou pour observer d'autres choses qui peuvent l'intéresser. Il peut le faire de différentes manières, et en extrapoler ou non quelques généralités. Mais dans tous les cas, il n'y a pas de règles précises dans la détermination de ces projets, et sur les conclusions qu'il faut en tirer. Puisque toute règle restreindrait la créativité nécessaire à l'élaboration du projet ou de la théorie. À l'absence de déterminisme doit correspondre une absence de méthodologie. C'est le principe de l'anarchisme épistémologique.

4 Dans ce cas, la comparaison entre les mesures politiques ou sociales, en fonction de critères de comparaison fixés par le sociologue et édictées par la société dans laquelle il s'insère, est ce qui rend la sociologie normative. Souvent à son insu, comme le remarque Méda (1998, p. 12). Bourdieu (2001) considère quant à lui que la sociologie est normative dès lors qu'elle décrit la réalité sociale avec la légitimité du discours scientifique. Remarque qui vaut aussi pour les autres sciences sociales.

5 Dans la tradition sociologique, le holisme désigne une méthodologie qui considère que les phénomènes sociaux qui émergent de l'interaction humaine sont dotés d'une certaine autonomie et obéissent à des lois qui leur sont propres, et peuvent par conséquent être étudiés indépendamment de l'étude des actions individuelles qui leur donne naissance. Par exemple, le comportement d'un organisme peut être étudié indépendamment du comportement des cellules qui les compose.

6 Pour Durkheim, « Est fait social toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d'exercer sur l'individu une contrainte extérieure; ou bien encore, qui est générale dans l'étendue d'une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses manifestations individuelles » (Durkheim, 1997, p. 14).

7 Les limites de l'approche réaliste et non-spéculative sont exposées de manière imagée, mais avec une acuité remarquable dans la fameuse trilogie Fondation d'Isaac Asimov. Dans cette trilogie, Isaac Asimov suppose que la galaxie est sous le joug d'une science réaliste, la psychohistoire, qui permet de prévoir l'évolution globale des sociétés, et donc de faire suivre à la société un plan, en fonction de quelques paramètres bien choisis. Cependant, le plan va très vite connaître des failles importantes, notamment parce que la société ne peut suivre le plan que si elle n'est pas au courant du plan. Il faut donc qu'elle ne puisse pas spéculer à partir du plan.

8 Dans le mouvement Open Source, par exemple, la communauté met très souvent en place des outils d'observation : interviews, statistiques, satires, description littéraire du fonctionnement de la communauté, etc... Ces outils n'ont pas de finalité scientifique. Ils sont destinés à la communauté, mais n'en demeurent pas moins le plus souvent de très bonne qualité (notamment parce qu'ils sont controversés).

9 Ces erreurs sont-elles graves ? La sociologie y perdra-t-elle en crédibilité ? Pour la majorité des sociologues, il est évident que oui. Car, au risque de me répéter, la sociologie est pour eux une discipline sérieuse, formelle, qui est fondée sur l'objectivité et la recherche de vérité (du monde tel qu'il est), et sur la reconnaissance des pairs.

10 J'entends par réflexion sociale : réflexion sur ce que les individus considèrent comme étant la société.

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