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Wikipédia et le relativisme démocratique

Auteurs: Benjamin Grassineau (voir aussi l'historique)
Création de l'article: 2007
Etat de la rédaction: finalisé
Droit de rédaction: ouvert
Licence: Licence culturelle non-marchande


Création de la page: 28 août 2013 / Dernière modification de la page: 25 avril 2024 / Créateur de la page: Benjamin Grassineau



Résumé: Dans cet article, nous présentons la doctrine du relativisme démocratique, et montrons qu'elle est déjà implicitement en partie à l'œuvre dans des communautés virtuelles telles que Wikipédia.




Après la parution de Contre la méthode, Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance (1988, [1975]), Feyerabend eut à essuyer de nombreuses critiques sur ses positions politiques et épistémologiques. On l’accusa notamment d’avoir développé une vision de la science irréaliste et politiquement utopiste. Pour tenter de parer à ces attaques, Feyerabend entreprit alors de montrer la viabilité et la pertinence d’une connaissance relativiste qui serait au fondement de l’ordre démocratique. La doctrine qu’il développa à cet effet, le relativisme démocratique, présente aujourd’hui un intérêt majeur pour mieux saisir et interpréter les mouvements de libération du savoir qui sont issus de l’Internet, tels le mouvement hacker, le mouvement Open Source, le Web 2.0, etc. Après avoir défini les grands principes de cette doctrine, nous allons voir par exemple comment elle permet de jeter un éclairage inédit sur le fonctionnement de l’encyclopédie Wikipédia.

Présentation du relativisme démocratique.

La doctrine du relativisme démocratique s’inspire de la pensée des sophistes Gorgias et Protagoras. Elle tente de répondre à une question pratique : comment gérer une situation qui implique la rencontre de plusieurs citoyens et traditions de pensée1, amenés à cohabiter, à se gêner mutuellement, et/ou à accomplir des actions communes ? Le problème peut se poser à deux niveaux.

  • Au niveau épistémique, des points de vue incompatibles, opposés peuvent se heurter et provoquer des querelles, de l'intolérance, des guerres, la disparition forcée de l'un des points de vue, etc.
  • Au niveau politique, deux problèmes peuvent surgir.
    • Des citoyens ou des groupes vont devoir prendre des décisions communes et accomplir des actions communes, tout en ayant des conceptions parfois radicalement divergentes sur la bonne marche à suivre.
    • Des citoyens ou des groupes vont interagir sur la base de conceptions similaires ou opposées, et ils interpréteront parfois leurs actions comme étant nuisibles ou indésirables.

L'originalité du relativisme démocratique est double : a) ne pas tenter de répondre à ces questions en proposant une réponse universelle et rigide, b) ne pas confier « l'organisation sociale » et « les prises de décision » à des experts. L'unique règle étant d'essayer de résoudre les différents problèmes par la mise en place de procédures démocratiques impliquant tous les citoyens. Les décisions collectives, les règles communes doivent alors pouvoir être débattues par des assemblées de citoyens libres, de telle sorte que tout le monde ait le droit d'agir en homme avisé. En sachant que la liberté doit s'entendre ici comme une liberté formelle et réelle. Les citoyens doivent disposer des mêmes moyens pour pouvoir s'exprimer et être entendus (ce qui suppose une égalité dans l'accès aux outils de publication) et ils ne doivent pas être contraints ou empêchés de s'exprimer. De plus, ils conservent à tout moment la possibilité de remettre en cause une contrainte, une interdiction ou une obligation fondée sur une justification morale et idéologique à laquelle ils n'adhèrent pas – au moins en parole – pour tenter de convaincre les autres citoyens.

Notons bien que le relativisme démocratique est une solution de circonstance, qui ne peut se réaliser que dans certains contextes spécifiques, mais qui a le mérite d'être souple et compatible avec des principes de liberté et de pluralisme minimaux. Il doit théoriquement permettre de parvenir à des solutions de compromis peu contraignantes et localement efficaces. Insistons bien sur ce point. La notion d'efficacité locale est primordiale : le relativisme démocratique appelle à la mise en place de solutions différentes pour chaque problème rencontré; il n'impose aucune cohérence globale au système de règles et aux solutions qui se mettent en place. Il ne fait que soumettre certains problèmes récurrents, certains projets, ou certains choix cruciaux, à l'avis des citoyens, professions ou traditions concernés, dans un soucis d'égalité d'expression et de participation. Son arme majeure est donc la prise de parole2. Mais il ne soumet nullement ces choix à une logique ou à un principe supérieur. Non seulement, le choix n'est pas guidé par des critères de cohérence ou par un principe absolu (tel un droit naturel), mais de plus, les procédures de choix et d'application de la règle peuvent elles-mêmes être variables. Les règles peuvent très bien ne concerner que des portions restreintes de territoire, ne s'appliquer que temporairement, ou être simplement « à l'essai ». Beaucoup de règles sont donc révocables si elles s'avèrent trop contraignantes, inefficaces ou si elles sont abandonnées pour d'autres raisons totalement irrationnelles ou immorales selon certains point de vue.

Mais un tel système politique est-il viable ? Dans ses ouvrages Science in a free society (1982, [1978]) et Adieu la Raison (1996, [1987]), Feyerabend s'emploie à le montrer. Toutefois, il n'a nullement, conformément à sa posture d'anarchiste épistémologique, l'intention de développer une doctrine politique figée. Pour lui, celle-ci doit rester vague afin d'être adaptée aux circonstances. Elle doit pouvoir être discutée, au même titre que d'autres points de vue. C'est pourquoi il mettra en garde ceux qui interprètent ses propositions, « de la même manière que veulent être lues les politiciens, philosophes, critiques sociaux, « grands » hommes, (…) comme si il s'agissait d'un plan pour un nouvel ordre social qui devrait maintenant être imposé aux gens grâce à l'enseignement, au chantage moral, (…) ou grâce aux pressions en provenance des institutions déjà existantes. » (Feyerabend, 1996, p. 350)3.

Les bases du relativisme démocratique.

Ces précautions étant prises, quelles sont concrètement les propositions du relativisme démocratique ? Nous les avons regroupé en quatre grands ensembles :

Ouverture du savoir.

Participation libre et égalitaire des citoyens aux décisions collectives, à la production et à la légitimation du savoir. Il y a donc une double prise de parole :

  • Liberté et égalité réelles et formelles, de critiquer le savoir (prise de parole sur le savoir), et même le savoir des experts ou des spécialistes4. Ce qui pourrait se traduire par différentes mesures : accès plus aisé et si possible non-discriminant aux moyens de publication; ouverture des revues à des points de vues minoritaires et déviants; expression libre et égalitaire pour les différentes traditions de pensée; diversification des modalités d'enseignement qui sont aujourd’hui fondées presque exclusivement sur la relation maître-élèves (Illich, 1980); suppression du monopole des systèmes de classification, d'évaluation et de notation; mise à disposition libre et égalitaire (ce qui ne veut pas dire exempte de tout contrôle) des outils d'observation, de recherche (laboratoires, outils de mesure et d’observation, etc.) et des résultats scientifiques; ouverture des universités aux traditions minoritaires; mise en place de procédures de votes ouverts pour départager des théories en concurrence, etc. Notons qu'Internet rend certaines de ces mesures facilement envisageables dans la pratique.
  • Liberté et égalité réelle de prendre la parole sur les orientations communes (prise de parole politique). La prise de parole peut se faire de différentes manières : discussions, votes, recherche d'un consensus; possibilité de soumettre des projets à la collectivité; possibilité de critiquer tout point de vue, etc. Pour Feyerabend, la prise de parole et la participation doivent être accessibles à toutes les traditions constituées. Les traditions étant constituées dès lors que plusieurs citoyens ont le sentiment d'en avoir constitué une distincte des autres, et d'avoir des opinions qui doivent être entendues – sur ce point Feyerabend est assez vague. Il est important de noter que ce principe est fondateur dans les milieux hackers, notamment dans les modèles de l’Académie du Net (Himanen, 2001) et du Bazar (Raymond, 1999) : le processus de création est ouvert à tous, il est modulable, et la diversité des points de vue est essentielle. Au fondement de l'éthique hacker, il y a en effet l'idée que le savoir ouvert et critique s'oppose au savoir fermé et dogmatique, et à son corollaire, la hiérarchie politique et la bureaucratie.

Ceci conduit donc à une ouverture du pouvoir politique.

Avec, par exemple, une séparation entre « la science et les experts », et les pouvoirs publics. Cette séparation prend différentes orientations :

  • Le financement de la science et des experts, et les directions de recherche doivent être soumises à un processus démocratique. Tout au moins quand ils impliquent des fonds et des intérêts publics. Ce qui n'empêche pas bien entendu que des citoyens puissent décider de mener librement des recherches privées.
  • La place de la science et des experts dans les prises de décision collectives doit être soumise à un processus démocratique.
  • Les sociétés démocratiques et libres doivent donner aux différentes traditions des chances égales et des droits égaux en terme d'accès aux institutions, aux fonds publics et aux décisions fondamentales. Si bien que « les experts et les institutions gouvernementales dans les sociétés démocratiques doivent adapter leur travail aux traditions qu'ils servent, au lieu d'utiliser des pressions institutionnelles pour adapter les traditions à leur travail. » (Feyerabend, 1996, p. 52). En effet, durant l'âge d'or du relativisme démocratique, « La démocratie athénienne (...) s'est arrangée pour que chaque homme libre puisse avoir son mot à dire dans le débat et puisse temporairement acquérir n'importe quelle position, quel que fût le pouvoir qui lui était associé » (idem, p. 70).

Pourquoi ces points sont-ils centraux ? La raison en est que les sociétés qui s'engagent dans la voie du relativisme démocratique doivent prendre en considération tous les avis, même si ceux-ci paraissent bizarres ou sont mal formulés. De plus, comme le dit Feyerabend :

De quoi traitent les débats politiques ? Ils traitent des besoins et des désirs des citoyens. Et qui mieux que les citoyens eux-mêmes peut juger de ses besoins et désirs ? Il est absurde de déclarer d'abord qu'une société est au service des besoins du « peuple » pour laisser ensuite des spécialistes autistiques (…) décider ce dont « le peuple » a « réellement » besoin et de ce qu'il veut (id., p. 70-71). Car les citoyens vivent dans un État où l'information circule librement d'un individu à un autre. C'est ainsi, qu'ils participent aux affaires de la cité, qu'ils discutent des problèmes importants en assemblée générale et, occasionnellement, mènent des discussions. Ils participent à la cour de justice et aux compétitions artistiques. (...) Ils déclarent et terminent les guerres et des expéditions auxiliaires. (...) Ils font sans arrêt usage de spécialistes – à titre de consultant et prennent leur décisions eux-mêmes. (...) Le savoir que les citoyens acquièrent au cours de ce processus d'apprentissage désordonné mais riche, complexe et actif (l'apprentissage n'est pas séparé de la vie, il en fait partie – les citoyens apprennent tout en accomplissant les tâches qui exigent la connaissance acquise) suffit pour juger de tous les évènements de la cité, y compris les problèmes techniques les plus complexes (id., p. 72).

Cela conduit également à une diversification des formes de régulation politique.

En effet, comment vont s'organiser concrètement les différentes traditions et comment vont-elles ordonner et protéger la vie de leurs membres ? Pour Feyerabend, les traditions doivent assurer elles-mêmes la protection de leurs membres : sécurité, justice, défense, régulation des conflits, etc. Et ces contraintes ne doivent nullement être imposées de l'extérieur, par des instance de régulation éloignées de la situation concrète. Pourquoi ? Car selon Feyerabend (1982, p. 84), une telle imposition négligera les caractères fondamentaux et unifiés de ces traditions, qui auront nécessairement développé des mécanismes stabilisateurs : morale, rites, coutumes, procédures visant à maintenir des règles, etc. Il s'en suit que,

« les lois, les croyances religieuses et les coutumes gouvernent (...) dans des domaines limités. Leur gouvernement repose sur une autorité à deux faces – sur leur pouvoir et sur le fait qu'il s'agit d'un pouvoir légitime : les règles sont valides dans leurs domaines respectifs. » (Feyerabend, 1996, p. 55). Et « les lois, les coutumes et faits qui sont présentés au citoyen reposent sur les déclarations, croyances et perceptions d'êtres humains et (...) les affaires importantes doivent dès lors être référées aux (perception et pensées de) personnes concernées et non à des instances abstraites ou à des spécialistes lointains » (idem, p. 60).

On pourrait alors penser que le relativisme démocratique se rapproche du libertarianisme, mais ce serait commettre une erreur. Car le relativisme démocratique ne met pas de principes généraux, tels l'axiome de non-agression ou la propriété naturelle, au fondement de l'ordre social. Il considère ces formes de régulation comme des institutions relatives à une culture spécifique. Il n'y a donc pas lieu de chercher à les généraliser, et il vaut même mieux l'éviter, puisque l'extension du marché moderne à des cultures qui en sont dépourvues, peut mener à leur destruction. En fait, l'établissement d'une constitution non-révisable, fondement de la propriété ou des règles de non-agression universelles, n'est pas requise. Dans le meilleur des cas, les citoyens parviennent à s'entendre sur quelques principes généraux, qu'ils jugeront sages de respecter. En tous les cas, ils n'ont besoin, le plus souvent, que de partager un nombre limité de croyances communes.

Enfin, il faut mettre en place des procédures démocratiques pour la rencontre des différentes traditions.

Ce point est de loin le plus complexe, comment faire pour assurer la coexistence des traditions, et pour assurer qu'elles impriment leur marque sur le monde, sans se gêner les unes les autres, sans se détruire mutuellement ? Comment assurer, sans trop de contraintes, la diversité des points de vue et la diversité des pratiques5 ? Comment s'assurer que ni la voie du pouvoir, ni la voie théorique ne réduisent la diversité des traditions, des us et des coutumes ?

Feyerabend fait tout d’abord remarquer que les individus, les groupes, et des civilisations entières peuvent tirer profit de l'étude de cultures, d'institutions et d'idées étrangères (id., p. 29). Mais malgré tout, un conflit peut survenir, et dans ce cas, la cause n'est pas à rechercher dans le pluralisme. Elle intervient quand « des résultats qui pourraient être considérés comme locaux et préliminaires et quand des méthodes qui pourraient être interprétées comme des règles pratiques sans cesser d'être scientifiques sont figées et transformées en critère de tout le reste – c'est à dire quand la bonne science est transformée en mauvaise science à cause d'une idéologie stérile. » (id., p. 50). En d'autres termes, le conflit survient quand l'un des groupes s'est engagé dans la voie du pouvoir ou dans la voie théorique. Voilà pourquoi il faut poser les conditions nécessaires à une rencontre démocratique, qui laisse la place à l'argumentation et à la réflexion pratique, et faire en sorte que les hypothèses de base soient débattues et décidées par les citoyens à égalité. Ainsi, des lois et des coutumes peuvent être déclarées valides, même si leur validité est limitée, pour faire place à d'autres lois et coutumes tout aussi importantes. Et d'ailleurs, une entente peut être trouvée à partir d'un accord local qui ne porte pas sur la confrontation de l'ensemble des théories.

Par exemple, une police qui viserait à assurer le respect mutuel des différentes traditions serait le produit d'un processus argumentatif et discursif, pratique, local et historicisé, que nous ne pouvons anticiper. Et elle serait donc mise en place par les citoyens sur des domaines politiques et éthiques restreints (ceux qui posent problème et soulèvent un débat). Comme le note Feyerabend,

« la police n'est pas un agent de l'extérieur qui bouscule les citoyens; elle est introduite par les citoyens, elle est constituée par des citoyens et elle est au service de leurs besoins. (...) Les citoyens ne font pas que penser, ils décident de tout dans leur environnement. » (id., p. 352).

Mais la mise en place d'une police, outre que cet organisme doit rester ouvert à tous (aussi bien à la participation qu'à la prise de parole et à la critique), ce qui limite forcément son autonomie, n'est pas plus soumise à la volonté d'une idéologie ou d'un groupe qu'à la volonté du marché. Elle est soumise au processus démocratique, à la prise de parole et au jugement permanent et diversifié des traditions et des citoyens.

En ce sens, là encore, on s'écarte radicalement de la perspective libertarienne. Les services publics ne sont pas régulés par le marché (donc par la défection) qui crée nécessairement un besoin d'expertise et des inégalités : ils sont soumis à la réflexion citoyenne. Et les citoyens qui ont à charge d’en assurer la gestion restent sous le contrôle des autres citoyens : ils peuvent être aisément révoqués. Les libertés individuelles et économiques sont encadrées par les traditions et par le pouvoir démocratique. Dès lors, la répartition des ressources peut elle aussi être soumise au processus démocratique. Le prix et la répartition des biens ne sont pas déterminés exclusivement par la loi de l'offre et de la demande ou par une planification effectuée par des experts, ils sont également décidés selon le principe de la démocratie directe. Si bien que les citoyens décident démocratiquement de la place qu'ils veulent laisser à la régulation économique. Ceci constitue une rupture radicale avec les théories libérales. Dans le relativisme démocratique, les libertés « économiques » sont soumises, comme toutes les autres libertés, à des principes démocratiques ou à des traditions.

Wikipédia et le relativisme démocratique.

Nous allons à présent montrer à travers une étude de l’encyclopédie Wikipédia, la pertinence empirique du relativisme démocratique.

Wikipédia est une encyclopédie libre et ouverte6 qui fournit un contenu éditorial sous licence GFDL7, et qui dispose d'un système d'édition des pages en temps réel issu de la technologie Wiki8. Wikipédia s'inscrit, tant par les outils qu'elle utilise (Wiki, licence GFDL, logiciel libre MediaWiki), que par ses pratiques (contribution libre, publication ouverte, organisation horizontale, existence de forks), dans la continuité du « mouvement des logiciels libres ». Elle a vu le jour en anglais le 15 janvier 2001, et est devenue en l'espace de 3 ans un des 100 sites les plus visités du Web, si bien qu’il existe aujourd’hui des versions de l’encyclopédie dans la plupart des langues. L’encyclopédie est à but non lucratif, aucune rétribution n'est assurée aux participants (hormis à certains membres de la fondation Wikimédia) et il n'y pas de publicité. La plupart des fonds proviennent d'appels à contribution financière qui sont régulièrement lancés par la fondation Wikimédia9.

Pour beaucoup de wikipédiens10, il n'est pas de bon ton d'affirmer que Wikipédia est une démocratie. Il n'empêche que dans les faits, l'organisation de l'encyclopédie libre et ouverte a de nombreux traits communs avec le relativisme démocratique. Nous en présentons quelques uns.

Wikipédia est fondée sur un principe relativiste : la neutralité de point de vue.

Ce principe stipule que les différentes traditions de pensée, et les wikipédiens qui les portent, doivent apprendre à coopérer, à dialoguer et à partager ensemble les différents espaces de publication (les articles, les lieux de prises de décision, etc.). Chaque point de vue doit être représenté. Naturellement, dans les faits, ce principe crée souvent des conflits11. Mais il n'empêche que sur le fond, il prône la rencontre égalitaire – quoique ce point soit débattu – des différentes traditions de pensée. Wikipédia peut donc se concevoir comme un espace de publication ouvert, géré par une fondation privée, mis à la disposition des membres et traditions de pensée d'une communauté linguistique pour qu'ils puissent exposer et échanger leurs connaissances et leurs points de vue, en les articulant avec ceux des autres traditions de pensée de manière cohérente et synthétique.

Cette ouverture s'accompagne d'un relative faiblesse et d'une répartition égalitaire du pouvoir d'exclusion12.

Il s'en suit que le pouvoir de commandement et de censure est faible et distribué à égalité entre les wikipédiens. En effet, dans la mesure où un wikipédien ne peut être exclu aisément et sans justification, il ne peut être contraint d'agir sous la menace (« si tu n'obéis pas, je t'exclus »). Il ne peut non plus être menacé d’exclusion si il prend la parole contre le point de vue majoritaire ou le point de vue d’un administrateur, d’un bureaucrate ou d’un arbitre (wikipédiens dotés de statuts particuliers). Si bien que même un nouveau wikipédien peut essayer de contre-balancer des décisions sur Wikipédia.

La prise de parole sur Wikipédia est libre et égalitaire.

Chacun peut donner son opinion sur un sujet, proposer des projets, voter, discourir sur la qualité d'un article ou sur la raison d'un vote, etc. Chacun peut également adhérer selon son souhait à certaines « idéologies » internes à l'encyclopédie (darwikinisme, exclusionnisme, inclusionnisme, suppressionisme, etc.). Il peut également créer de toutes pièces une idéologie et la défendre envers et contre tout. On a là un des traits fondateurs de l'anarchisme épistémologique (Feyerabend, 1988).

Les wikipédiens mettent en place leurs propres organes de régulation, et les gardent sous leur contrôle.

Ils mettent en place une « police » (arbitres, administrateurs) dont ils peuvent révoquer les membres qui remplissent mal leur fonction, proposent des projets, décident de mettre en place ou de supprimer des règles (un des principes fondateurs de Wikipédia est qu'il n'y a pas de règles fixes), élisent des wikipédiens qui remplissent certaines fonctions particulières, etc. En outre, chacun a un pouvoir équivalent lorsqu'il s'agit de modifier certaines règles qui régulent l'activité.

Wikipédia jouit d'une bonne autonomie.

Ceci est en partie lié à son caractère international, à l'absence relative de régulation externe, à la faiblesse d'un pouvoir interne centralisé et par la faiblesse du Droit sur Internet. Il s'en suit que le pouvoir est local, distribué, et mis entre les mains de ceux auxquels il s'applique. Chaque Wikipédia (par langue) est plus ou moins indépendante – ce trait tendant toutefois à s'affaiblir progressivement.

Conclusion

Sur bien des aspects, Wikipédia est donc une forme expérimentale de relativisme démocratique. Il est toutefois difficile de savoir si il ne s'agit pas là simplement d'une phase de transition, précédant une institutionnalisation de l’organisation. Certains indices pourraient le laisser croire : accroissement de la fermeture, mise en place d'un système de récompenses, pouvoir de commandement de plus en plus marqué de la part de la fondation Wikimédia, fermeture du « noyau communautaire »13, prédominance et influence de plus en plus marquée de la communauté scientifique et de ses pratiques, notamment dans la version anglophone – ce qui implique un accroissement de l'expertise, une stabilisation des règles d’évaluation des articles, une fermeture à la parole des non-experts, etc. Il est donc possible que l’encyclopédie soit petit à petit remodelée par les pratiques discriminatoires et hiérarchiques des savants, ou du moins, des dépositaires du savoir académique. Ce qui ne pourrait que l'éloigner, à terme, des principes fondateurs du relativisme démocratique.

Notes

1 La tradition désigne chez Feyerabend un ensemble de croyances, de représentations, de savoirs, de pratiques, qui peuvent être transmises au sein d'une communauté de pensée.

2 Sur ce concept, et sur le concept de défection, voir Hirschman (1995).

3 En fait, Feyerabend (1988, 1999) pousse l'opposition aux institutions de production et de valorisation des biens intellectuels dans son ultime conclusion. Le rejet n'est pas limité à une simple critique institutionnelle, il est intégral. Sont rejetées toutes les normes intellectuelles courantes : normes de publication, règles de propriété intellectuelle, règles de diffusion du savoir, etc. Feyerabend, pour être cohérent, propose que l’on s'inspire vaguement de sa théorie, quitte à la pervertir ! Chacun est libre d'interpréter sa pensée à sa manière. Mais ce n'est nullement une obligation. C'est une possibilité. En ce sens, Feyerabend établit donc une rupture fondamentale avec la tradition philosophique européenne. Il abandonne la quête de vérité et de certitudes, et par là même, abandonne les règles de transmission du savoir et de stabilisation des traditions qui sont en vigueur dans la science occidentale, et qui visent, justement, à pérenniser et valoriser cette vérité et ces certitudes.

4 Pour une justification, voir : Feyerabend (2003, p. 136-137).

5 Ceci peut conduire à un paradoxe qui a été illustré par Dick (1976). Dans Les chaînes de l’avenir, il décrit un système politique relativiste où l’on peut penser librement, mais où il est interdit de prétendre détenir la vérité, sous peine d’être interné dans des camps par un État totalitaire…

6 Libre indique que l'encyclopédie est distribuée sous une licence libre ; ouverte qu'elle est fondée sur le principe de la publication ouverte.

7 La licence GFDL est une licence utilisée à l'origine pour les documentations des logiciels libres. Elle autorise à copier librement un texte, à le modifier, le diffuser ou l’incorporer dans un autre texte sous réserve de mentionner les auteurs qui ont participé à l'élaboration du texte.

8 Les wikis sont des serveurs Web dynamiques dont le visiteur peut modifier la page qu'il est en train de lire. Ce droit pouvant être limité à des utilisateurs inscrits.

9 Wikimédia est une fondation à but non-lucratif, dont le siège est aux Etats-Unis. Elle donne les grandes orientations au projet, et gère les serveurs et les aspects financiers. Elle est actuellement présidée par Jimmy Wales, l’un des fondateurs de l’encyclopédie.

10 Personne éditant sous Wikipédia ou participant à ses activités, sous quelque forme que ce soit. C'est en quelque sorte le citoyen de Wikipédia.

11 Outre les conflits entre traditions politiques, le principal problème vient des scientifiques de métier qui sont souvent très réticents à partager les espaces de publication avec d'autres traditions.

12 Ici, nous scindons le concept de pouvoir en cinq formes de pouvoir : pouvoir d'influence (pouvoir d'influencer autrui par la parole, la suggestion), pouvoir d'obligation (pouvoir de contraindre autrui à réaliser une action), pouvoir d'exclusion (pouvoir d'empêcher autrui de réaliser une action : par exemple, lui interdire d'accéder à une ressource), pouvoir de facilitation (pouvoir de rendre possible ou plus facile une action pour autrui), pouvoir d'évaluation (pouvoir de produire une évaluation d'autrui, de son environnement, de ses actes). Il existe dans toute organisation une hiérarchie de ces différents pouvoirs. Par exemple, un chef d'entreprise dispose d’un pouvoir d'exclusion supérieur à celui de ses employés, il peut les renvoyer, il peut le faire grâce à un pouvoir d'évaluation (son évaluation fait autorité), de là un pouvoir de commandement : il peut imposer ses vues aux employés qui, si ils refusent de s'y soumettre, seront exclus. Exclusion, qui est sous Wikipédia nettement moins asymétrique que dans les entreprises marchandes, les groupements d’idées et les institutions publiques, où elle peut provoquer des coûts psychologiques, financiers ou physiques chez ceux qui ont à la subir (voir Weil, 1962, pp. 40-41).

13 Le noyau communautaire désigne dans les projets Open Source des individus qui sont au centre de la communauté et y jouent un rôle directif et décisionnel prépondérant.

Bibliographie.

  • Dick Philip. Les chaînes de l'avenir. Paris : Librairie des champs Elysées, 1976.
  • Feyerabend Paul. Science in a free society. Londres : Verso, 1982. [1ed : 1978].
  • Feyerabend Paul. Contre la méthode. Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance. Paris : Seuil, 1988. [1ed : 1975].
  • Feyerabend Paul. Adieu la raison. Paris : Seuil, 1996. [1ed : 1987].
  • Feyerabend Paul. Une connaissance sans fondements. Chennevières sur Marne : Dianoïa, 1999.
  • Feyerabend Paul. ''La science en tant qu'art. Paris : Albin Michel, 2003.
  • Himanen Pekka. L'éthique hacker et l'esprit de l'ère de l'information. Paris : Exils, 2001.
  • Hirschman Albert. Défection et prise de parole : théorie et applications. Paris : Fayard, 1995.
  • Illich Ivan. Une société sans école. Paris : Seuil, 1980.
  • Raymond Eric. The Cathedral and the Bazar : Musings on Linux and Open-Source by an Accidental Revolutionary. Sebastopol : O'Reilly and Associates, 1999.
  • Strauss Anselm. La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme. Paris : Éditions de l'Harmattan, 1992.
  • Weil Simone. L'enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain. Paris : Gallimard, 1962.

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