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Pourquoi lo-fi ? Par opposition radicale à ceux qui prétendent qu'il y aurait de la « bonne » et de la « mauvaise sociologie ». Lo-fi car on peut faire de la sociologie sans être mutilé, limité, aliéné par le style académique pompeux, réactionnaire, ultra-sérieux et politiquement correct qui colonise les revues académiques.
Conséquence, la sociologie lo-fi peut être mal écrite, traiter de sujets introuvables (ou pas), être non-marchande, anti-système, etc. Cette orientation « atypique » et le flou qui entoure la notion, font que certaines analyses sortent parfois du cadre du laboratoire.
 

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Emmaüs ou la haine du pauvre

Auteurs : Benjamin Grassineau (voir aussi l'historique)
Date de création de l'article : 2008
Rubrique: La revue de sociologie lo-fi
Etat de la rédaction: finalisé
Droit de rédaction : ouvert
Licence : Licence culturelle non-marchande


Création de la page: 26 novembre 2013 / Dernière modification de la page: 23 août 2022 / Propriétaire de la page: Benjamin Grassineau


Résumé : Article rédigé en 2008.



Je continue ma série des aventures kafkaiennes. Après le cageot kafkaien, voilà le livre kafakaien !

Vous connaissez sûrement les chiffonniers d'Emmaüs. Institution vénérable où des gens dans le besoin vendent des biens récupérés dans des poubelles ou ailleurs, pour se réinsérer dans le capitalisme et dans le salariat. Institution vénérable pour certains, mais pas pour tous. Pas pour moi en tous cas. Je suis athée et je n'aime pas les principes sur laquelle elle se fonde, et encore moins la structure pyramidale de son organisation. Mes opinions mises à part, je vais vous raconter mon nouveau calvaire, afin que vous puissiez vous faire votre propre opinion.

Tout commence il y a environ deux semaines au local des chiffonniers d'Emmaüs de Saint-Agnant (17). Je regardais les livres d'occasion, tranquillement, quand, derrière une porte ouverte qui donnait sur l'extérieur, j'aperçois des centaines de livres qui croupissaient sous la pluie. Des livres dans un tel état, qu'il n'était même pas concevable d'espérer les vendre. N'aimant pas le gaspillage, je demande aux quelques personnes qui triaient des bidules dans la cour, s'il est possible d'en récupérer quelques uns, plutôt qu'ils partent à la décharge. Et là, accueil froid et hostile. Je n'ai pas l'autorisation et je me fais engueuler parce que je n'ai pas le droit de sortir du hangar pour aller dans la cour. Étant d'un naturel obstiné, j'insiste. Que nenni ! Et de toute manière, me disent les dames bien aimables - bénévoles charitables ou paumées en voie de réinsertion dans le paradis du salariat, je n'ai pas pu le déterminer - elles n'ont pas le droit de me laisser passer.

Honnêtement, je me suis un peu énervé et je dois bien l'avouer, je me suis laissé aller à pester tout haut contre ce système absurde, où des personnes charitables ne sont même plus capables de voir qu'il est "bon" de donner des livres qui vont pourrir. Mais bon, c'est mon côté latin qui fait que je m'emporte vite... Quoi qu'il en soit, tout en fulminant, je sors du hangar où sont entreposés les livres, et je continue ma visite, mais comme la colère ne retombe pas, je décide d'aller voir un responsable. Je retourne donc voir les personnes charitables mais pas trop, et je leur demande où est leur responsable. Poliment, cette fois-ci - j'avais prononcé le mot magique - elles me renvoient vers un autre local. Là, j'arrive vers un vendeur - sympathique celui-ci - qui me fait poireauter un moment, avant de m'envoyer vers un sous-responsable. Déjà, je précise quand même que ça avait été sacrément compliqué pour arriver jusque là... Kafkaien, je vous dis.

Je rentre donc dans les coulisses de la communauté et j'expose mon cas à cette charmante dame, qui à mon avis, était plutôt dans la tranche salariée responsable. Elle n'avait pas du tout l'allure d'une paumée ou d'une bénévole soumise et humble. Là, elle commence l'interrogatoire. Quelles sont mes intentions ? Pourquoi je veux ces livres ? Qu'est-ce que je compte en faire ? Désormais plus calme, je lui explique que c'est dans le but de les mettre en bookcrossing, sur freecycle et aussi de faire une médiathèque ouverte. Qu'est-ce qu'une médiathèque ouverte. En fait, ça n'est pas très important pour le sujet, mais disons que c'est un truc philanthropique, bénévole, en réseau, laïc (si on veut, c'est pas obligé) et non-marchand. Donc, sensiblement différent d'Emmaüs, qui ne garde que le côté philanthropique. Et encore, j'aimerais savoir dans quelle mesure la philanthropie n'est pas une manière de faciliter la conversion des païens...

Bon, mais cette sous-responsable ne peut pas prendre de décision. Eh oui ! Il faut qu'elle en parle à la grande responsable, ou qu'elle me la présente. Ce qu'elle fait. Je vais donc voir la Présidente-Directrice-Générale, qui est malheureusement déjà en entretien. Je lui explique rapidement mon cas, et elle me dit qu'elle vient me chercher dans un petit quart-d'heure. Ok. Je vais dans le local, où une amie de mon village, qui à ma grande surprise travaillait ici en bénévole, m'offre un café, et je vais m'asseoir à une table de chiffonnier qui discutaient. Curieux, j'écoute un peu ce qu'ils racontent. Eh bien figurez-vous que ça parlait de pouvoir, d'argent, d'organisation, etc. Exactement comme dans n'importe quelle entreprise marchande. J'attends une bonne demi-heure, et je craque, je vais la voir dans son bureau. Et elle décide qu'on se revoit la semaine d'après. Ca m'ennuie un peu, parce qu'Emmaüs, c'est assez loin d'où j'habite. Mais je finis par accepter sa proposition. Pas trop le choix de toute manière.

J'y retourne donc une semaine après, pas très motivé, mais par principe. Je rentre dans son bureau. Elle me dit de m'asseoir. Ok. Que du très classique. Et puis l'interrogatoire recommence. Pourquoi je veux ces livres ? Quelles sont mes intentions véritables ? Qu'est-ce que je compte en faire ? Etc. J'avais l'impression d'être à un entretien d'embauche, mais en plus stressant. Et puis, ça n'avançait pas, ça tournait autour du pot. Ce n'était ni oui ni non. Elle se perdait en considérations sur le fait qu'il faut que la société change, et qu'on est responsable de la misère humaine. Elle me racontait aussi qu'elle avait déjà donné des trucs à une association caritative, et qu'elle avait l'impression de s'être faite rouler, parce qu'ils n'avaient pas remercié Emmaüs lors de leur ouverture. Mais ce que je tentais de lui faire comprendre, c'est que ça n'avait pas grand chose à voir dans mon cas présent, puisque mes intentions n'importaient pas dans l'histoire. Ce qui comptait, c'était de savoir, si on laisse ou non se perdre des centaines de bouquins, alors qu'ils pourraient encore resservir. Car, comme elle venait de me l'apprendre, ces livres partaient dans une benne à ordures direction le recyclage. En plus, en l'occurence, mes intentions étaient bonnes. Mais rien à faire... Bref, la discussion s'éternise. Et puis, elle me remercie, et me dit qu'elle me recontactera. Seulement, je n'avais toujours pas eu de réponse. Je lui demande donc qu'elle me dise si c'était oui ou non, parce que, dans la mesure où ce que je fais est purement bénévole, je préfère éviter d'y passer trop de temps. Et là, au pied du mur, elle se confesse ! Elle n'est pas chaude du tout ! Et pire, elle commence à me sortir une batterie d'arguments dignes d'un capitaliste tout ce qu'il y a de plus normal... "Oui, mais vous comprenez, si on commence les gens à laisser fouiller les poubelles, ça va plus être gérable", "A la rigueur, si vous voulez nous les acheter au kilo", etc. Et puis, au final, elle me dit, "De toute façon, il faut que j'en parle à mon mari".

Sidérant. Ca m'a sidéré. Venant d'une entreprise caritative qui a décidé de sortir des gens de la misère en fouillant dans les poubelles, ça m'a effaré. Et puis, le coup du mari, là, je dois reconnaitre que j'ai lâché l'affaire. Sinon, ça aurait pu continuer encore longtemps, avant de terminer à Paris, devant le grand manitou de la fondation Emmaüs - qui sort d'une grande école, si mes souvenirs sont bons.

Au final, un peu énervé, je lui dis que nous représentons l'un et l'autre, des formes d'action allant dans le même sens, car elles ont pour effet d'aller contre ce système actuel qu'elle dénonçait avec ferveur ; mais ce sont des formes radicalement distinctes, et à l'évidence incompatibles. Je défends le principe du non-marchand et du réseau, sans discrimination, ce qui n'est pas son cas. Et je lui dis, comme ça, dans la foulée, que je vais relater l'affaire sur Internet. Alors là, elle est subitement devenue nettement moins sympathique. Elle a tenté le coup de la compassion, et des pauvres compagnons qui n'ont pas besoin de ça, et puis elle a terminé en me disant, "je savais bien que vous aviez une mauvaise mentalité, déjà, la dernière fois, je l'avais remarqué". Ah bon ! Mais il est où le message de Jésus-Christ dans une remarque pareille ? Je me demande...

Je suis parti, très énervé, et bien décidé à ne plus jamais remettre les pieds dans un Emmaüs. Mais après coup, je me demande ce qu'ils font de ces livres. Est-ce qu'ils en mettent certains de côté ? Ce qui expliquerait qu'ils aiment pas qu'on vienne fouiller dans leurs affaires. C'est là une simple question, mais dont la réponse clarifierait un peu l'énigme kafakaienne dont il est question. Tout ce que je sais, c'est que mon frère, qui a travaillé comme brocanteur et sur les puces occasionnellement, m'a confirmé que dans les fondations caritatives, ils se gardent effectivement les bons bouquins de côté pour les refiler à des brocanteurs avec lesquels ils ont conclu leurs petits arrangements. Et on retrouve ces livres, au final, dans les circuits officiels des livres de collection. Est-ce que c'est vrai ? Est-ce que ça rentre dans les comptes de ces fondations ? Je l'ignore. Je suggère, c'est tout. Je dis: "peut-être". Mais je n'ai aucune preuve.

Quoi qu'il en soit, le fin mot de l'histoire, c'est qu'encore une fois, un truc banal et sans valeur est perdu à cause d'une logique bureaucratique et marchande franchement absurde. Ces quelques livres mouillés, c'est un peu le symbole du gaspillage de la société industrielle. Mais je dois dire que ça m'a surpris de retrouver ce symbole dans une fondation qui, on pourrait le penser à priori, lutte contre un tel gaspillage. A mon avis, c'est surtout la logique bureaucratique qui rend ce genre d'absurdités possibles et courantes. Parce qu'en y repensant, quand j'habitais Toulouse, j'étais juste à côté des puces de Saint-Sernin. Et là, je pouvais ramasser sans problème les bouquins qu'ils jetaient à la fin du marché aux puces. Bien qu'à l'époque, je le faisais pour ma conso personnelle. Personne ne me disait rien. Idem à Saint-Michel à Bordeaux. Idem pour les vide-greniers, où ils filent des bouquins pour une misère. C'est deux logiques distinctes. Les puces et les vide-greniers en France, c'est un des rares trucs qui ne soit pas trop réglementé. Et à mon avis, ça remplit une fonction de soupape sociale, aussi bien que les grandes bureaucraties à visées philanthropiques. Ca aide des gens à survivre, même si c'est de peu. De mon côté, je suis incontestablement favorable aux puces et aux vide-greniers. Moins kafkaien.




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