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Art convivial vs art commercial

Auteurs : Benjamin Grassineau (voir aussi l'historique)
Date de création de l'article : 2007
Rubrique: Le journal de la culture libre et du non-marchand
Etat de la rédaction: finalisé
Droit de rédaction : ouvert
Licence : Licence culturelle non-marchande


Création de la page: 26 novembre 2013 / Dernière modification de la page: 23 août 2022 / Propriétaire de la page: Benjamin Grassineau


Résumé : Publié en 2007 sur la Revue de sociologie underground.



Aujourd’hui, il est devenu presque impensable de faire de l’art (vidéo, musique, littérature, etc.), de le diffuser et d’en profiter, sans se positionner sur un marché.

Quiconque pratique de la musique, de la vidéo, écrit des nouvelles, devrait, s’il veut diffuser sérieusement sa petite production artisanale, se lancer sur le grand, ou les petits, marchés de l’art… Faute de quoi, il restera un « artiste raté », un looser.

De même, si l’on en croit les maisons de disque, les galeries et autres maisons d’édition, l’amateur d’art ne saurait être autre chose qu’un consommateur éclairé !

Mais est-il vraiment nécessaire de réussir pour faire de l’art ? Et d’être un fin connaisseur pour en profiter ? Ou encore, de faire partie d’un club très select d’artistes alternatifs pour accéder aux secrets ésotériques du vrai « art anti-commercial » ?

Non ! Car s’il faut « y arriver », vendre ses oeuvres, ou faire patte blanche, pour les diffuser dans des « clubs de citadins branchés de l’art alternatif », alors, l’art se réduit au commerce ; ou bien, à un outil de classement social. L’art alternatif devient l’apparat des citadins branchés. L’art commercial, le produit formaté visant à la satisfaction des consommateurs de masse. Et sur le fond, la logique est la même. C’est du commerce équitable (les petits concerts du réseau « alternatif ») ou du commerce de grande surface (les concerts de Johny Halliday).

Mais ce ne sont que deux niveaux distincts de cette espèce de « méga-pyramide artistique », où tous les artistes sont positionnés les uns par rapport aux autres dans un classement international. A chacun sa place ! Et aux deux niveaux, il y a une même logique, celle du consommateur/payeur/producteur. Le consommateur, abruti par les effets de la consommation de masse et de la consommation ostentatoire, paye pour entrer dans l’église de son choix, et permet ainsi aux gourous de faire leurs tournées, ou de vivre de leur art. Ce faisant, il engraisse des artistes peu scrupuleux, qui font leurs petites tournées européennes ou françaises, qui vendent leurs films « haute production » ou « expérimentaux », ou qui ont leurs entrées dans les maisons d’édition.

L'art commercial est dépassé

Il y a un premier constat à établir. A l’heure actuelle, la rareté sur laquelle le commerce de l’art s’appuie, n’a plus sa raison d’être.

  • En premier lieu, parce que du côté de « l’accès à la consommation », vous pouvez avoir accès, grâce à l’informatique, à « tout l’art » que vous souhaitez, sans pour autant en priver vos semblables. Nul besoin, donc, de rationner la consommation d’art, comme celle des pommes de terre en temps de famine ! Il en va d’ailleurs de même dans une représentation publique in situ. Avec les techniques d’amplification modernes, nos oeuvres peuvent profiter à des milliers de personnes – surtout avec la baisse du prix des outils d’amplification. Donc, inutile de dresser des barrières infranchissables pour décourager les fraudeurs, autant ouvrir les portes… Vous allez me dire : « oui, mais il y a des concerts de 20000 personnes, il faut donc bien limiter l’accès ». Possible. Mais s’il n’y avait pas cette rareté artificielle – et la frustration de masse qui en découle – générée par le « blocage » de l’accès à l’oeuvre et de l’accès à la diffusion et à la production, je doute que de tels concerts géants, véritables messes de l’ère contemporaine, seraient toujours d’actualité…
  • En deuxième lieu, côté diffusion, la rareté artificielle ou le contrôle des circuits de diffusion à grande échelle, n’ont pas non plus de justification. Car n’importe qui peut diffuser son art via Internet, à une échelle planétaire. De plus, pourquoi aller diffuser ses oeuvres dans des lieux prévus à cet effet ? Pourquoi aller s’emmurer alors qu’il est parfaitement possible de faire son art dans la rue, en plein air, ou dans un lieu ouvert à tous ? En général, on rétorque à cela qu’il faut bien rémunérer les artistes. Mais c’est faux ! Voyons pourquoi en deux points.
    • Le premier point avancé pour justifier les coûts parfois exhorbitants des concerts ou des projections privées, est qu’il faut payer le déplacement des artistes et qu’il faut bien les motiver pour venir. Il n’est pas difficile de contrer un tel argument. Tout d’abord, il faut noter que diffuser son art est généralement quelque chose de sympa. Jouer devant 5000 personnes qui vous adulent, ça n’a rien de désagréable. D’ailleurs, des millions de bloggueurs mettent aujourd’hui leur petite production artisanale en libre-accès sur Internet, sans toucher un kublar… Partant de là, pourquoi rémunérer les artistes qui font des tournées, alors que le surfeur, qui va de plage en plage, et offre un superbe spectacle de glisse, le fait à ses frais ? Le surfeur va-t-il faire la manche aux gens sur la plage une fois qu’il a fini de surfer ? Non, et bien pourquoi le musicien s’imagine qu’il a le droit de faire marcher la propriété privée à tour de bras, alors que sa situation est quasiment identique à celle du surfeur ? La réponse qui me semble la plus évidente, est qu’il le fait par opportunisme. Enfin, je remarquerai pour terminer qu’il n’est pas difficile aujourd’hui, de diffuser des concerts, des projections, des photos, virtuellement, ce qui évite les frais de diffusion… A la limite, les bars et salles qui font des concerts et des projections dans une ville, devraient même privilégier les artistes locaux, histoire d’animer le tissu culturel local. Surtout les salles « alternatives », du moins si elles veulent rester en accord avec un principe bien connu des altermondialistes, produire local, consommer local. Mais c’est tout le contraire qui se produit. Pour aller vite, nombre de ces salles « alternatives », de ces squats, se prosternent devant les groupes étrangers, et surtout les groupes américains, et entrent avec les groupes locaux dans un rapport malsain de snobisme et de hiérarchie, les excluant purement et simplement de l’accès aux salles, ou les reléguant en première partie… Je ne vois pas ce qu’il y a de subversif et d’alternatif à se soumettre ainsi aux principes de base du Marché. Et symétriquement, un groupe de musique qui accepte d’être rémunéré est par définition un groupe opportuniste.
    • Venons-en à notre deuxième (et troisième) point. Pourquoi rémunérer les artistes, alors que tout le monde peut s’improviser artiste… ? Pourquoi « bloquer » indirectement la production aux amateurs alors qu’ils peuvent aujourd’hui pratiquer l’art avec facilité, c’est à dire avec peu de moyens ? Pourquoi limiter la production de l’art à une profession alors qu’il n’y a rien de plus naturel, de plus spontané, de plus humain que de faire de l’art ? Certes, on pourrait répondre à cela qu’il faut une certaine « compétence » pour faire de l’art… Mais n’importe quel corps de métier sortira cet argument vieux comme Hérode. Et dans quel but le fera-t-il ? Protéger sa profession… Ni plus ni moins. En réalité, la plupart des artistes amateurs valent les artistes professionnels. Et de toute façon, là n’est pas la question. Tant qu’ils s’éclatent dans ce qu’ils font… Ils se valent… Et pourtant, il ne vient souvent même pas à l’esprit du grand public que l’art populaire, celui des artistes amateurs, vaut largement celui de l’art des « professionnels », ou celui des semi-professionnels qui parasitent telle ou telle association semi-commerciale. Il paraît absurde d’affirmer que la rareté de « l’art de qualité » est artificielle, qu’elle est liée au fait que seuls les artistes professionnels ont accès aux outils de production et de diffusion. Et pourtant c’est vrai à différents niveaux. Dans l’art alternatif, le public est restreint, et les artistes se partagent de manière assez exclusive un gateau assez maigre, sans pratiquer des prix exhorbitants. Mais il n’en demeure pas moins qu’ils ont leurs chasses gardées… Et de toute façon, si vous faites un truc un peu trop « naïf », vous pouvez être certain que vous n’aurez pas accès à leurs ghettos dorés. Quant à l’art commercial, il est devenu quasiment impossible d’accéder au gateau. Et ce n’est pas la Star Academy qui va changer la donne.

Pour résumer, le marché de l’art, qu’il soit alternatif ou commercial, qu’il soit purement désintéressé ou intéressé, n’est pas indispensable. Attention, je ne dis pas non plus qu’il ne devrait pas exister. iI a son utilité, que ce soit sous ses formes sophistiquées et snobes, comme dans le milieu artistico-associatif-alternatif, ou sous des formtes commerciales. C’est rassurant et parfois pratique : ça donne un sens à l’existence de millions de gens paumés dans les labyrinthes de la société de consommation et ça permet de passer du bon temps en se regardant un blockbuster holywoodien… Mais on peut sans difficulté envisager une troisième voie alternative à ces deux marchés soi-disant antagonistes.

La désintermédiarisation de l'art

Cette « troisième voie », c’est la désintermédiarisation de l’art. Son but : sortir l’art des circuits commerciaux ou alternatifs, pour qu’il soit réellement réinvesti par les individus et les artistes. Sortir l’art de la gangue commerciale qui en fait un produit de consommation. Consommation directe quand il est vendu tel quel, ou indirecte quand il sert à engraisser tels bars ou salle de concerts ou squats « alternatifs », ou quand il sert à la promotion sociale des citadins branchés. Le but, c’est de faire de l’art un bien commun, un truc collectif, diffusé dans des espaces publics pour le public, ou pour un regroupement convivial de gens désireux de produire ou de profiter de l’art. C’est une vocation franchement « alter-commerciale ». J’insiste. Je ne considère pas que le commerce de l’art soit une mauvaise chose… En revanche, ce que je condamne, ce sont ces groupes, collectifs ou salles alternatifs, tenant un discours rebelle et anti-capitaliste, mais fonctionnant en réalité comme des PME et entretenant des rapports marchands. Ca me paraît d’autant plus répréhensible et immoral, qu’on peut parfaitement opérer différemment…

Pour faire une analogie. On peut aller cueillir ses plantes dans la nature, gratos, en s’attrapant quelques poissons, lapins ou coquillages dans la foulée. Et dans la nature, contrairement à une idée reçue, c’est l’abondance qui est la règle, si bien que tout le monde peut faire sa petite cueillette. Ou bien, deuxième solution, on peut aussi s’acheter de beaux melons et un bon poulet, bios ou non, ou les cultiver et les élever dans son potager et son poulailler. On crée alors une rareté artificielle. Notamment parce que sans avoir son terrain privé, pas de potager ! Les deux sont sympas à faire. Il n’y a pas de jugement moral à porter. Et par comparaison, la cueillette nature, ou le potager où on laisse faire la nature – pas le potager entretenu avec acharnement, si commun dans les « jardins alternatifs » qui polluent nos terrains vagues – sont un peu le pendant des « projections conviviales ». On se rapproche de l’esprit primitif ! On se fait plaisir en partant à la cueillette, en cuisinant, en regardant gambader ses poules et ses dindons ! Le but n’est pas de se hisser dans la grande pyramide artistique, en terrassant son voisin, mais de passer un bon moment en profitant de ce que la nature nous donne. Et faire un film pour s’amuser, et le diffuser en Open Source, c’est un peu laisser faire la nature ! On a passé un bon moment à faire sa cueillette, et on fait partager le résultat de sa cueillette… Mais on peut aussi se faire plaisir avec son jardin alternatif et bio ou son potager privé, en suivant scrupuleusement les règles de jardinage, et en gardant jalousement ses maigres navets, ou en les réservant à des soirées citadines branchées, où ce sont toujours les mêmes amis qui se rencontrent – pour sûr, les jardiniers alternatifs citadins, ce ne sont pas les restos du coeur… –, ou encore en allant en grande surface s’acheter son bifteck… Dans ces deux derniers cas, on a respectivement les projections alternatives branchées, qui sont rendues invivables par les contraintes d’apparence sociale, les contraintes de distinction, les contraintes de bon goût, les normes drastiques et tout le bataclan.

Car il faut bien l’admettre… Aller dans ces « projections branchées » – qui sont souvent gratuites, fort heureusement – est une vraie torture… Ce sont des sortes de séances de « projections masochistes » où l’on se flagelle en se repentant d’avoir pêché, c’est à dire de s’être vautré dans les délices de la société capitaliste. Il y a un paquet de branchouillards dans les grands centres urbains qui pratiquent ce genre d’auto-flagellation. Rien n’est plus sordide que leurs soirées anars ou tendances. Souvent dans des endroits miteux où on n’a franchement pas envie de mettre les pieds plus d’une heure, d’emmener ses drôles ou ses parents. Ce n’est pas que ça soit en bordel ou négligé. Au contraire, en général, c’est aussi propret qu’un jardin résidentiel. Fondamentalement, l’esprit est d’ailleurs le même. Le truc surtout, c’est que c’est malsain, ça sent la haine, le mépris, l’oppression, la hiérarchie, la clope, le shit, la bière et le renfermé. C’est froid, c’est glauque, les chaises sont le plus souvent inconfortables, les fauteuils sont pourris, les gens suprêmement désagréables et snobs, la déco branchée est pathétique et laide. Rien de moins chaleureux que ces squats urbains branchés qui font le bonheur des étudiants qui croient être subversifs en les fréquentant ! Dans l’autre cas, on a la « projection multiplexe ». On se prend pas la tête, on va au cinéma pour passer un bon moment. L’endroit est naze, mais confortable. On sait que le film sera de qualité. Quoique c’est jamais vraiment sûr… Mais on le fait comme on irait s’acheter un bon steak… Seulement, on oublie souvent – au moins pour ceux qui n’ont pas la chance d’être rentiers – qu’on en a bavé pour pouvoir se l’acheter, ce steak. Pour conclure, dans les deux cas, projection multiplexe ou projection branchée, à la différence de la projection conviviale, on en bave. Pendant, avant ou après – après car souvent, les jeunes qui assistent aux concerts branchés trop fréquemment, ont des problèmes d’audition, sans parler du tabagisme passif.

Quelques points communs entre l'art alternatif et l'art industriel

Il faut d’ailleurs noter qu’il y a de nombreux points communs entre ces projections multiplexes (ou concerts grande surface) et ces projections branchées (ou concerts alternatifs).

  • Le premier est que le consommateur est un éternel insatisfait. Quoi qu’il fasse, il en veut toujours plus. Il va constamment rechercher le concert ou le film « génial », et constamment consommer. Il est dans la quête du produit miraculeux. Ou bien, il va toujours être incité à retourner aux projections, notamment à cause de la publicité agressive des marchands de rêves – et les associations alternatives qui se veulent « anti-commerciales » pratiquent cette publicité à outrance, mais en la mâtinant d’affiches au style underground.
  • Un autre point commun est l’importance de la consommation ostentatoire – et forcée. Il n’est pas rare qu’on aille voir un film parce qu’il faut l’avoir vu… Ou parce qu’on y est traîné. C’est bien à cet endroit que la rareté artificielle, et les professionnels qui en vivent, font leurs dégâts. Car la rareté artificielle, entretenue par les professionnels, crée presque mécaniquement un besoin artificiel… Combien de personnes vont dans des concerts pour dire qu’ils y ont été. Alors qu’ils se sont fait chier pendant trois heures, debout en rang comme des militaires, à se coltiner un truc qui est bien mieux à écouter en C.D, confortablement installé dans son fauteuil… En fait, si ils y vont, c’est que si ils n’y vont pas, ils se sentent comme inférieurs, comme frappés d’un « manque », ils ne sont pas dans le coup. Ils sont « fautifs », ou encore, inférieurs à leur voisin de palier. C’est souvent pour les mêmes raisons qu’on part en vacances… Parce que d’autres se vantent de l’avoir fait, et parce qu’il faut l’avoir fait… Il reste que du coup, on part en vacances dans une forme de tourisme pathétique, où l’on est incapable d’innover ou d’être respectueux de l’environnement qu’on traverse.
  • Un troisième point, tout aussi important, c’est que ces projections ou concerts commerciaux, sont extrêmement codifiés et oppressifs – le mot n’est pas trop fort. Contrairement à une idée reçue, c’est d’ailleurs souvent pire dans les milieux alternatifs, surtout dans les villes moyennes où tout le monde se connaît et fréquente les mêmes bars ou salles de concerts. Car dans ces endroits, c’est impressionnant la pression uniformisante qui peut régner dans un concert ou une projection. Un exemple, dans les salles Utopia (chaîne de cinémas d’art et d’essai du Sud-Ouest). Vous n’avez même pas le droit d’emmener vos pop-corn, de bouffer dans la salle. Et si vous arrivez une minute en retard, on vous laisse sur le perron… Mais où va-t-on ? C’est pire qu’à l’école militaire ! Autre exemple, dans les repas alternatifs, sorte de repas collectifs où on bouffe des produits issus de potagers alternatifs, vous ne pouvez même pas ramener vos merguez et vous les faire griller sur place… Pour sûr, ce n’est pas l’auberge espagnole. C’est d’avantage une réplique de la Cène, où l’on se purifie des méfaits de la société de consommation, en mangeant des hosties végétariennes !
  • Enfin, un dernier point commun : toutes ces messes contemporaines, où l’on vient aduler ses idoles, ou les traîner dans la boue quand ils ne conviennent pas, ont une structure d’échange similaire : le spectateur n’a pas accès à la production et à la programmation. La soi-disant « ouverture » de ces projections ou concerts, ce choix illusoire du « spectateur rationnel », s’arrêtent donc tout net au niveau de l’estrade, de l’entrée dans la salle et des décisions de programmation. Certes, dans le meilleur des cas, on vous donne le menu, mais pour ce qui est d’entrer dans les cuisines, vous pouvez toujours courir… Ce qui fait que l’on perd tout le côté sympa qu’il y a à choisir collectivement une programmation, à participer à un concert à plusieurs – plutôt que de se retrouver coincé devant la barrière fatidique de l’autel, c’est à dire la scène –, à laisser les instruments à libre disposition de ceux qui veulent jouer un petit coup, à ceux qui veulent projeter un autre film, etc. On pourrait répondre à cela qu’en laissant les concerts ou les projections ouverts à tous, plutôt que de se fier aux bienfaits de la propriété privée, comme c’est actuellement le cas, on se retrouverait vite dans le chaos. Tout le monde voudrait n’en faire qu’à sa tête, et ça dégénérerait en conflit. Mais ce ne sont là que des arguments réactionnaires, que j’ai d’ailleurs entendu des centaines de fois dans la bouche des musiciens alternatifs qui hantent les associations citadines, et qui se vantent le plus souvent d’être « à gauche » – tout en croyant fermement à la compétence de leurs idoles, et en méprisant ouvertement les groupes qui ne réussisent pas, ce qui ne les différencient guère de petits cadres commerciaux. Voilà qu’on parle de liberté, et sans attendre, l’argument du chaos revient à la charge…

L'art convivial

C’est pourtant un argument fallacieux. Tout d’abord, l’ordre actuel des concerts ou projections publiques, n’empêche pas le chaos… Bien au contraire ! Ensuite, il existe des moyens très simples de limiter les débordements dans une projection conviviale. L’un d’eux s’appelle la démocratie directe. Cela consiste à intégrer les spectateurs-acteurs dans l’échange, quitte à encadrer l’échange avec un minimum de règles équitables. Ce n’est pas le désordre, l’entropie, l’anarchie dans le mauvais sens du terme. C’est simplement une forme de participation équitable, où chacun trouve son compte. C’est juste un moyen pour faire en sorte que la projection ne se limite pas à un choix sur un marché – marché équitable, alternatif, solidaire ou autres trucs foireux dans le genre – mais soit au contraire un processus actif, où tout le monde participe, invente, innove, donne son avis, intervient, pose des questions, etc.

Mais il n’y a pas non plus de règles fixes pour définir ce qu’est une projection conviviale. La seule règle, je dirai, c’est qu’elle n’a rien à voir avec une « projection multiplexe » ou une « projection branchée ». Vous venez si ça vous chante, vous parlez de choses et d’autres, vous venez cueillir un film de temps en temps. Vous amenez vos films, vous les projetez où l’endroit vous tente, vous prenez du bon temps… Il n’est même pas envisageable de faire payer l’entrée, de prévoir une heure de projection, puisque la projection n’est finalement pas une fin en soi. Le but n’est pas de faire de l’art ou de le diffuser. L’art sert un autre but. Pas un but de propagande, comme c’est souvent le cas dans les « projections branchées », où l’on profite de la gratuité pour endoctriner les spectateurs – quoique je dirais plutôt prêcher des convertis. Mais un but à déterminer, ou qui se détermine au fur et à mesure, collectivement ou individuellement. Le but, c’est de faire de la projection un outil convivial propice à une situation conviviale.

Mais ça veut dire quoi, convivial ? Eh bien laissons parler l’inventeur du terme, Ivan Illich. Pour lui, « l’outil est convivial dans la mesure où chacun peut l’utiliser, sans difficulté, aussi souvent ou aussi rarement qu’il le désire, à des fins qu’il détermine lui-même. L’usage que chacun en fait n’empiète pas sur la liberté d’autrui d’en faire autant. Personne n’a besoin d’un diplôme pour avoir le droit de s’en servir; on peut le prendre ou non. Entre l’homme et le monde, il est conducteur de sens, traducteur d’intentionnalité. »

Autrefois, dans les sociétés pré-industrielles, ou du moins pré-urbaines, l’art se rapprochait de cette définition. Avant qu’il ne soit encadré par des marchés, des professionnels, des juristes et des associations. On faisait de l’art pour soi, pour une finalité propre ou collective, on faisait des sculptures en tenant compte de leurs aspects sacrés, de leur utilité – et ça pouvait d’ailleurs être des statues maléfiques -, elles avaient une fonction sociale. Aujourd’hui, ces sculptures servent à enrichir les spéculateurs du marché de l’art, ou finissent enterrées dans des musées publics, qui seront de toute façon tôt ou tard privatisés…

Et la question est de savoir si les musées publics, tenus par la main de fer des scientifiques qui s’en servent pour accroître leur réputation et leurs quantités de publications, et encouragés à rester publics par tous les propagandistes gauchistes qui s’évertuent à plaider pour la démocratisation de l’accès à la culture, ne sont pas une forme de pillage plus subtil et plus hypocrite de l’art populaire. Ils incarnent bien cet esprit « alternatif », ces professionnels de l’art ou de la politique, toujours prêts à en rajouter une couche sur les besoins de l’égalité dans l’accès aux biens culturels, ou sur le problème de la non-fréquentation des musées. Mais ce n’est pourtant là qu’une conséquence funeste de la rareté artificielle qu’ils créent pour donner une valeur marchande aux biens culturels. Or, c’est une valeur illusoire. Car la vraie valeur du bien culturel, de la sculpture, c’est celle qui existait quand cette sculpture a été créée pour une fin propre à la société, au groupe dans lequel elle s’inscrivait. Et ce bien culturel, il n’est donc pas rare intrinsèquement, il est rendu rare artificiellement. Puisque n’importe qui peut faire de l’art, créer ses chants, sa musique, ses idées, ses poteries. Il n’y jamais eu de rareté de l’art, pour autant qu’on abandonne cette image tronquée de l’art hiérarchisé, où seule une élite est à même de consommer, de comprendre l’art, tandis que la masse, le peuple, le vulgaire sont dépourvus des capacités nécessaires, mais voudraient malgré tout y accéder. Or, en réalité, personne n’en est dépourvu et personne de sensé ne veut de cet art élitiste. Du moins tant qu’on admet que l’art est à fait par tous et pour tous. Et c’est le principe de l'art convivial.

Catégories: Culture libre




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