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Pourquoi lo-fi ? Par opposition radicale à ceux qui prétendent qu'il y aurait de la « bonne » et de la « mauvaise sociologie ». Lo-fi car on peut faire de la sociologie sans être mutilé, limité, aliéné par le style académique pompeux, réactionnaire, ultra-sérieux et politiquement correct qui colonise les revues académiques.
Conséquence, la sociologie lo-fi peut être mal écrite, traiter de sujets introuvables (ou pas), être non-marchande, anti-système, etc. Cette orientation « atypique » et le flou qui entoure la notion, font que certaines analyses sortent parfois du cadre du laboratoire.
 

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C'est quoi, être naturel ?

Auteurs : Benjamin Grassineau (voir aussi l'historique)
Date de création de l'article : 2007
Rubrique: La revue de sociologie lo-fi
Etat de la rédaction: finalisé
Droit de rédaction : ouvert
Licence : Licence culturelle non-marchande


Création de la page: 26 novembre 2013 / Dernière modification de la page: 10 novembre 2022 / Propriétaire de la page: Benjamin Grassineau


Résumé : Première publication en 2007 dans la Revue de Sociologie Underground



Comment pouvons-nous dire, à propos des choses extérieures à nous, qu’il y en a de naturelles et de contre-nature ? c’est comme si nous envisagions un tout coupé du reste.

Epictète

Il y a une nouvelle mode qui consiste à affirmer qu’on pratique une activité de manière « naturelle », c’est à dire spontanément, simplement, sans être guidé par d’autres motivations que la « motivation en elle-même ». On est alors, en quelque sorte, orienté par un instinct presque « ultra-naturel ». On aime faire les choses, « tout simplement ».

Dans ces conditions, naturellement, disserter sur des activités, tenter de leur trouver un sens – comme cet article prétend le faire –, serait franchement superflu, indésirable et ne serait qu’une tentative d’intellectualisation ridicule qu’il faudrait laisser aux artistes conceptuels ou aux propagandistes politiques. Puisque le seul moyen de pratiquer une activité correctement, c’est de le faire avec ses tripes, sans arrière-pensées, en étant vierge de toute idéologie, de tout arrière-plan théorique, de toute représentation parasite. Et ceci resterait vrai dans des activités comme l’art, le sport, ou pour des activités moins prestigieuses, tels que le ménage, la pêche, la maçonnerie, la plomberie, la dactylographie, en bref, tout ce qu’on appelle aujourd’hui le « travail ».

Dans nos sociétés modernes, il y aurait alors deux manières d’être « naturel ».

La première c’est de donner libre cours à ses instincts « bassement animaux ». En gros, c’est de s’adonner au commerce, et de se vautrer dans la fange et le luxe de la société de consommation. Ca, c’est le discours préféré des néo-libéraux. L’homme est naturellement programmé pour la hiérarchie, la division du travail, la domination et la propriété privée. C’est un animal capitaliste ! Ou pour d’autres, l’homme est une brute avinée, dominante et violente, prêt à tout pour soumettre la femme, esclave soumise, jalouse et instinctive !

La seconde, c’est de vivre en harmonie avec la nature, de retrouver la spontanéité du singe qui va cueillir les papayes dans les branches, du paysan qui cultive son verger, du marin bourru qui brave les tempêtes ou du pauvre hère qui vit de petites choses mais connaît mieux que quiconque le goût de la simplicité et de la solidarité authentique. En gros, ça c’est le discours du gauchiste urbain moyen. Mais il garde quand même à l’esprit que le paysan de base a besoin d’un minimum d’éducation et de culture pour ne pas devenir un animal capitaliste !

Je voudrais montrer ici qu’il n’y a rien de plus illusoire, irresponsable et élitiste que cette attitude d’esprit commune à la plupart des citadins embourgeoisés, qui consiste à croire qu’on peut se débarasser de tout arrière-plan « idéologique », « théorique », de toute croyance parasite, pour se livrer spontanément à une activité. Et par conséquent, j’en concluerai qu’il vaut mieux dès le départ mettre bien au clair ses opinions et ses croyances, plutôt que de s’embourber dans une attitude stérile qui consiste à croire et à faire croire qu’on accomplit ses activités spontanément, naturellement, sans arrière-pensées, et en toute simplicité.

C’est illusoire tout d’abord, car il n’y a rien de ce que nous faisons et de ce que nous désirons, qui ne soit profondément modelé par la culture dans laquelle nous baignons et par notre entourage. Nous sommes sans arrêt en train de nous conformer, de nous comparer, de calquer nos envies et nos comportements sur ceux de notre entourage. De plus, nos actions sont complètement encadrées, modelées par des systèmes de croyances sur lesquelles nous n’avons souvent aucune prise. Même lorsqu’il s’agit de manger, faire l’amour, dormir, il y a toujours des croyances, des peurs, des superstitions qui nous gouvernent. Et même le scientifique le plus extrémiste est la proie de croyances, et n’est pas l’observateur impartial et isolé des faits qu’il prétend être – ne serait-ce que parce qu’il adhère généralement à la doctrine matérialiste. Contrairement à une idée reçue, ceux qui vivent dans les civilisations pré-industrielles sont d’ailleurs logés à la même enseigne. Le moindre de leurs actes est empli de significations. Tout comme dans les civilisations industrielles.

Exit donc toute possibilité d’être « nature ». Le consommateur moyen, comme le hippie convaincu, sont tous deux le produit de leur milieu, de systèmes de croyance et d’une culture… Le consommateur moyen parce qu’il adhère à tout un ensemble de croyances implicites qui sont relatives à la consommation ostentatoire, au mérite par le travail, à la réussite sociale, à l’accumulation de capital, à la propriété privée, à la symbolique des produits industriels, etc. Le hippie moyen parce qu’il adhère à tout un ensemble de croyances sur la possibilité de vivre en harmonie avec la nature, et à une foule de normes dictant la bonne conduite à adopter dans la vie en groupe. De toute manière, dans les sociétés industrielles, il est impossible de parler de comportements naturels et spontanés car quoi que nous fassions, nous avons subi l’influence d’une institution particulièrement néfaste : l’école. N’importe qui a appris la compétition, la soumission à l’autorité, le mépris des faibles, dans ces temples du savoir où l’on est censé être « programmé » - par un énième programme standard parachuté par nos politiques ou nos vendeurs de cours privés – pour apprendre des choses utiles – qui sont pourtant franchement inutiles. Naturellement. Le fait que de telles croyances existent et nous gouvernent n’implique pas que nous en soyons nécessairement leurs esclaves. Mais le fait est que la seule chose que nous soyons réellement en mesure d’accomplir, c’est de choisir quelles croyances vont nous gouverner, ou à la limite de se créer sa petite philosophie personnelle… Du moins tant que nous avons la possibilité de choisir…

Car voilà le point important. Et voilà aussi pourquoi il est irresponsable d’affirmer qu’il est souhaitable d’être « nature », ou au contraire qu’il est impossible de ne pas être « nature ». Avons-nous vraiment le choix ? Eh bien je pense personnellement que nous l’avons. Peut-être pas pour le fait de respirer, mais pour un nombre incalculable d’activités, nous l’avons. Toutefois, c’est vrai sous deux conditions.

La première condition est que nous avons le choix de nos croyances et de nos comportements tant qu’il n’existe pas de comportements qui sont censés être « naturels », et qui sont désignés comme naturels par telle ou telle doctrine liberticide. Or, c’est là que les « experts » en sciences humaines et sociales – psychiatrie incluse –, en affirmant que nos comportements, nos croyances et notre vie en société sont aliénés par des contraintes biologiques, culturelles ou économiques, ou encore les jeunes citadins branchés qui prétendent agir naturellement dans leur environnement de snobs des soirées de centre-ville, sont des êtres irresponsables… Car dans les deux cas, ils affirment la même chose : il existerait des comportements, des croyances, qui sont « naturels », et auxquels nous ne pouvons nous dérober, ou ne nous ne devons pas nous dérober. Mais ce faisant, il est évident qu’ils nous empêchent de choisir, qu’ils limitent notre choix à cette sphère de comportements naturels. De plus, ajoutons un autre point. En affirmant que nous sommes prisonniers de nos instincts, ils distillent aussi dans nos esprits, l’angoisse d’être anormal, et de ne pouvoir se remettre dans le droit chemin par ses propres moyens. Et en délimitant ainsi la sphère du « naturel », ils détruisent notre autonomie, celle qui nous permet de choisir par nous-même notre propre voie. Notre propre chemin. Ils deviennent donc les experts, ceux qui sont les seuls à même de manipuler nos croyances et nos comportements pour nous redresser ! Qu’ils s’imposent par le marché ou par la contrainte gouvernementale…

La seconde condition est qu’en réfléchissant sur l’origine de nos croyances, de nos comportements, on s’aperçoit justement qu’ils n’ont rien de naturels et qu’il en existe d’autres ailleurs qui sont complètement différents. Il est donc clair qu’on peut adhérer à la croyance de son choix, et que les croyances ne sont pas de simples « objets » dont on pourrait étudier les propriétés immuables à l’aide de modèles mathématiques élégants, comme on étudie le mouvement des astres. Mais c’est en relativisant les croyances et les comportements, en les comparant, qu’il devient possible d’affirmer une telle chose, et donc de les changer par la volonté et de s’en affranchir. Ce n’est pas en les marquant du sceau du fatalisme ! Bien sûr, on ne s’en affranchit souvent que pour mieux en adopter d’autres, mais il n’empêche… C’est pourquoi, en tous les cas, il est irresponsable d’affirmer qu’il existe tout un ensemble de comportements « naturels », qu’il existe des pulsions qui nous gouvernent et nous dominent tels des maîtres qui asservissent leurs esclaves, qu’il existe une nature humaine gravée dans le marbre pouvant faire l’objet d’une étude scientifique. Car ce faisant, on abandonne toute possibilité de changement personnel ou collectif, s’appuyant sur une prise de conscience ou sur un choix délibéré. On devient prisonnier de ces fameuses « lois » économiques, sociologiques ou biologiques, que seuls quelques « experts », de gauche ou de droite, sont à même de comprendre… Notamment parce qu’on doit les croire sur parole ! Certes, on me rétorquera qu’il existe indéniablement des comportements et des désirs pouvant être qualifiés de naturels. Manger par exemple. Je veux bien l’admettre ! À priori, il est certain que le fait de s’alimenter répond à un besoin instinctif. Pourtant, est-ce vraiment le cas ? Ce n’est même pas évident. Que dire des anorexiques… ? De plus, il s’agit de distinguer plusieurs éléments dans toute activité. Il y a le désir de la réaliser, les finalités, le sens qu’on va donner à cette activité, les moyens qui vont être utilisés pour la réaliser, la manière dont on va gérer les produits de cette activité. Or, tous ces éléments peuvent prendre des formes très variables. Et à chaque fois, des choix peuvent entrer en jeu.

Il y a enfin une autre manière d’être irresponsable, plus insidieuse. C’est celle qui consiste à affirmer que l’on peut être « nature », « spontané », à condition que l’on se débarrasse de la gangue morale, culturelle, qui nous domine, du surmoi, de l’habitus ou de je ne sais quelle autre instance imaginaire… En gros, il est parfaitement possible de s’affranchir de ses croyances, pour revenir à une sorte de comportement « hyper-naturel ». Voilà de nouveau une attitude irresponsable… Car ce faisant, on perd à nouveau toute possibilité de réflexion critique. En effet, on se retrouve face à un ensemble de comportements naturels, spontanés qu’il faut réussir à atteindre, qui servent de nouveaux modèles. Et tout écart par rapport à ce nouveau modèle est perçue comme une déviance, comme un comportement malsain, résiduel, qu’il faut proscrire. Comme la résultante d’un masque inconscient dont il faut nous débarrasser. Fondamentalement, ceux qui soutiennent un tel point de vue ne diffèrent guère des « spécialistes » mentionnés plus haut. Ce sont à nouveau les « experts » de nos désirs, ceux qui prétendent définir la sphère des comportements et des croyances naturelles, et bien souvent également, ceux qui prétendent qu’il ne faut surtout pas réfléchir, philosopher sur les activités, pour pouvoir rester naturel. Au mieux faut-il en laisser l’étude aux experts, marxistes ou scientifiques… Le problème, c’est que quoi que vous fassiez, vous n’êtes pas naturel… Si vous avez la malchance d’être trop original ou anti-conformiste, vous n’êtes pas « nature ». Or, il faut être cool, être soi-même, sans chercher à être tendance. Il ne faut pas chercher à se distinguer, tout en se distinguant ! Il ne faut surtout pas s’imposer de contraintes. Ce sont aussi souvent les mêmes personnes – souvent des profs et des étudiants – qui vont nous prescrire le mode d’emploi, la recette, la thérapie qu’il faut suivre pour être « nature », cool, libéré de ses croyances et des barrières morales. Ils deviennent alors les nouveaux spécialistes de nos choix, de notre libération, de notre processus de conscientisation auto-planifié ou je ne sais quel délire… Il y a pas mal de bourdieusiens qui sont dans cette optique… Mais je dois avouer que je n’ai pas particulièrement besoin de leurs conseils ou de leur point de vue sur mon habitus… Ca va pas changer ma vie…

Et c’est là que je voudrais mentionner le troisième point. Cette attitude d’esprit qui consiste à affirmer qu’on est « nature », libéré de toute pression culturelle, qu’on fait les choses spontanément, est en réalité élitiste. Car bien souvent, se dire « nature », n’est qu’une façon bien commode de masquer des privilèges. Privilèges souvent ridicules, quand il s’agit de snobs urbains qui se disent artistes – voir ce lien –, mais peu importe l’enjeu ! Ce qui me paraît évident, c’est qu’en affirmant qu’ils sont naturels, tout en réalisant des activités de façon fort peu naturelles (comme le fait de manger comme un bourge, ou de faire des soirées naturelles tendances…), ils renforcent leur supériorité. Tout se passant comme si le travail long et difficile de distinction, de snobisme, disparaissait derrière ce faux « naturel », derrière cette spontanéité ostensiblement affichée. Ainsi en est-il par exemple de ces bourges parisiens qui font de la voile et prétendent aimer la mer tout « simplement ». Tout l’aspect volontairement élitiste de la voile, le caractère ostentatoire de leurs pratiques, l’intention véritable qui est de se distinguer et de faire connaître sa supériorité, disparaissent sous ce masque du « naturel ». En ce sens, selon eux, il n’y a pas lieu de réfléchir sur la finalité ostentatoire, hiérarchisante, que certains groupes sociaux donnent aux activités qu’ils pratiquent, puisque tout se passe comme si celles-ci étaient accomplies avec « naturel ».

Tout cela pour dire, et je termine là dessus, qu’à mon avis, il vaut mieux préciser d’emblée pourquoi on fait tel ou tel truc. Il vaut mieux se demander directement pourquoi on fait du golf, du foot, de la voile, des projections, ou pourquoi on va faire les courses à Lidl, plutôt que de s’enfermer dans l’illusion qu’on les fait naturellement… Dans le cas contraire, on reste prisonniers de motivations qui n’ont rien de naturelles. Car il n’y a rien dans notre société que nous n’accomplissions naturellement. Peut-être la respiration, mais le reste… Et c’est en se posant la question de savoir pourquoi on croit certains trucs, pourquoi on accomplit certaines choses, qu’on parvient à s’en détacher. Ou du moins à les relativiser. Et je crois que c’est aussi plus honnête pour l’entourage. Car ce dont je suis certain, c’est que lorsque quelqu’un affirme avec assurance que certains font des trucs naturellement, et que d’autres le font artificiellement, il cache en réalité un discours de haine et des pratiques de domination et d’exclusion1. Et ceux qui prétendent savoir ce qui est naturel, qu’ils soient propagandistes néo-libéraux, ouvriers marxistes, snobs citadins, musiciens natures2 ou psychiatres, ne sont jamais des partisans de la liberté.

1 Et c'est vrai au sens strict ! En témoigne par exemple cet article que je rajoute à posteriori (2023) : Marie Reetz, « L’"argument de la nature" dans le discours fasciste du 20e siècle en Allemagne, en Italie et en France », Argumentation et analyse du discours, 30, 2023. En ligne : < https://journals.openedition.org/aad/7276 >. Consulté le 19 juillet 2023 à 10h25.

2 Je faisais à ce moment référence au label « Les potagers natures » et à certains de ses membres.

Catégories: Culture libre




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