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Les think-tanks français : des outils conviviaux ?

Auteurs: Benjamin Grassineau (voir aussi l'historique)
Création de l'article: 2014
Etat de la rédaction: finalisé
Droit de rédaction: ouvert
Licence: Licence culturelle non-marchande


Création de la page: 07 février 2015 / Dernière modification de la page: 28 mars 2024 / Créateur de la page: Benjamin Grassineau



Résumé:






Monopole radical VS outil convivial.

L'activité politique est aujourd'hui dominée par le monopole radical1 de l’État ; cette domination est si profonde, à ce point enracinée dans la pratique et dans les esprits, que le politique ne se conçoit plus sans lui ; la question politique ne paraît pensable, soluble, « problématisable » qu'à l'intérieur de l’État - ou l'une de ses ramifications.

Évidemment, une telle situation n'est pas le propre du politique ; d'autres « activités » sont dominées par un monopole radical. L'Échange et l'Économie ne se pensent plus en dehors du Marché ; le travail est devenu synonyme d'activité rémunérée ; la transmission et la production du savoir sont disqualifiées dès qu'elles sortent du cadre de l'École et de la science professionnelle, etc.

Mais la réalité sociale n'est pas figée ; les représentations collectives évoluent sous l'effet des changements sociaux ; et réciproquement, elles peuvent suivre leur propre dynamique qui se répercute sur l'action. De ce point de vue, on assiste actuellement à une remise en question pratique et idéologique des monopoles radicaux.

La politique conventionnelle, notamment, se heurte à l'émergence de nouveaux acteurs porteurs d'une représentation alternative du politique, qui œuvrent à la mise en place de structures citoyennes actives dans l'élaboration et la maintenance du bien public. Entendons par là une large part du champ associatif, et surtout, des initiatives qui militent et agissent pour une cause – comme Les Indignés –, ou plus directement pour la réappropriation publique de l'action politique. Prenons le mouvement des Incroyables Comestibles. Né il y a quelques années, il prône et met en pratique un réinvestissement citoyen de l'espace public fondé sur une idée simple : on peut libérer les espaces verts en les rendant accessibles à tous et en partageant les savoirs et savoir-faire nécessaire à la culture de ressources comestibles. L'objectif étant d'en faire non pas un bien commun contrôlé par une minorité professionnelle, mais un outil convivial2 mis au service des usagers.

Par outil convivial, il faut entendre un outil qui répond aux critères suivants :

  • Il est ouvert de fait à toute personne désireuse d'en faire usage. C'est à dire qu'elle peut l'utiliser pleinement, se l'approprier pleinement ; elle en a le pouvoir réel et formel.
  • Les usagers ne sont pas contraints de l'utiliser, de le financer ou de le maintenir.
  • La fonction de l'outil n'est pas calquée sur les finalités du monopole radical. L'outil bénéficie d'une autonomie d'orientation et d'action.
  • L'usage de l'outil peut se faire selon une modalité distincte de celle qui est imposée par le monopole radical.

L'outil convivial est antagoniste au monopole radical. Il renverse les modalités d'appropriation de l'outil et de satisfaction des besoins et des attentes des usagers. Dans le principe, tous les usagers peuvent l'utiliser comme ils le souhaitent et en récolter les fruits. Il n'y a pas de scission entre producteurs et consommateurs. L'usager n'est en aucun cas aliéné par l'outil. Et il y a peu de contraintes sociales qui pèsent sur l'usage de l'outil, hormis le respect de quelques règles édictées localement3.

Ce changement de paradigme se repère à travers le foisonnement des initiatives qui réinsèrent l'échange dans une dimension hors-marché ; et/ou surtout dans une dimension plus complexe, dans un cadre qualitatif plus riche. Songeons à la culture libre, notamment, avec les mouvements des hacklabs, l'art libre, le logiciel libre bien sûr, le matériel libre, mais aussi, plus généralement, une large part des échanges sur Internet. Songeons aussi à toutes ces formes d'échanges non-marchands et désintermédiés4 qui se développent de manière significative dans la sphère matérielle : les réseaux d'hospitalité, les magasins gratuits, les gratiférias...

Parmi toutes ces « nouveautés » émerge un type d'organisation de plus en plus médiatisé : le think tank, ou boîte à idées. Bien qu'il ne soit pas toujours aisé d'en définir les contours, son importance croissante dans le champ politique en fait aujourd'hui un élément tangible du fonctionnement des instances politiques contemporaines.

Mais cette nouvelle catégorie d'acteurs questionne. Car elle est tour à tour désignée comme étant une arme puissante aux mains des politiques conventionnelles, notamment les politiques conservatrices, ou comme une innovation au service de la démocratie, de l'ouverture. On peut donc s'interroger.

Comment se positionnent les think tanks par rapport à ce mouvement ? Prennent-ils la voie de l'outil convivial ? Œuvrent-ils à une réappropriation de l'activité politique par les usagers ? S'insèrent-ils dans une dynamique d'affaiblissement des monopoles radicaux sur l'activité politique, ou au contraire la soutiennent-ils ?

L'objet de cet article est d'examiner ces questions à l'aune d'une enquête statistique sur les think tanks français.

Mesurer la convivialité.

Lorsqu'on cherche à répondre à la question de la convivialité d'une organisation, d'un outil, on se heurte au problème de la malléabilité du concept, notamment quand il est utilisé dans son sens courant. Il est donc impératif de ramener le concept d'outil convivial à des éléments concrets, observables et mesurables5. Sur cette base, mon investigation porte sur les espaces numériques publics6 (concrètement, il s'agit essentiellement de sites web) de think tanks français présents sur le répertoire de l'OTT en juin/juillet 20137.

Étant donné la complexité des situations sociales, on ne peut bien sûr que mesurer que le « degré de convivialité » de l'outil8. J'ai défini arbitrairement quatre niveaux pour ce faire. Chaque niveau est évalué sur la base d'observations empiriques qui permettent de construire un indice. L'indice d'ouverture est par exemple la moyenne de trois variables qualitatives dont la valeur est comprise dans les intervalles [[0-2]] ou [[0-3]]. Cette variable qualitative est elle-même élaborée à partir du comptage de certains traits (ou critères) que j'ai observé sur le site des think tanks (notés a/, b/ ci-dessous). En l'absence de tels traits, l'organisation est notée 0, puis, un point est rajouté par trait. 3 étant arbitrairement la note plafond9. Plus la valeur de l'indice est élevée, plus le niveau est élevé. L'indice global, somme des différents indices définit ainsi le degré de convivialité.

Niveau d'ouverture.

S'agissant du niveau d'ouverture, j'ai retenu trois variables :

  • La présence d'outils numériques participatifs. a/ des commentaires ouverts, b/ des forums, c/ des wikis, d/ des listes de discussion ouvertes, e/ des licences ouvertes, f/ la présence sur des réseaux sociaux.
  • Les possibilités d'adhésion ou d'entrée dans le think tank. L'adhésion peut être : a/ possible (dans certains cas, il n'est tout simplement pas question d'adhésion), b/ gratuite, c/ ouverte à tous (effectuée sans discrimination).
  • La participation aux prises de décision du think tank. Y a-t-il possibilité : a/ de vote, b/ de participer au comité éditorial, c/ de participer à l'orientation du think tank ? Y a-t-il : d/ une hiérarchie faible ?

Le degré d'autonomie et de différenciation par rapport au pouvoir politique.

  • La première variable vise à rendre compte de l'investissement direct du think tank dans la vie politique. Se cantonne-t-il à un simple débat d'idées ? Est-il un acteur actif de la vie citoyenne ? En d'autres termes, agit-il directement sur le terrain politique, en court-circuitant les relais institutionnels ? Et donc, en mettant en place une action politique ouverte à tous, qui permet une action politique autonome ? La difficulté méthodologique, ici, tient au fait qu'il ne suffit pas que le think tank organise des évènements pour qu'il soit autonome. Il faut également que ces évènements puissent être utilisés par les citoyens selon un certain degré d'autonomie. Il faut, également que le think tank opère selon un mode de fonctionnement qui diffère de celui du monopole radical. Or, cela nécessite que de tels évènements soient ouverts. Pour tenter de mesurer cette propriété, j'ai cumulé les traits suivants. D'abord, a/ la présence d'ateliers, conférences, débats, barcamp, organisés par le think tank. Ensuite, je me suis penché sur la nature de ces actions. Sont-elles b/ ouvertes à tous, c/ participatives, d/ sans distinction experts/citoyens et e/ gratuites.
  • La deuxième variable tient compte du contenu sémantique du discours véhiculé par le think tank. Au regard du contenu du site, le think tank est-il explicitement orienté vers la promotion de projets ouverts, citoyens et participatifs ? Véhicule-t-il des valeurs comme : a/ la démocratie directe, b/ les systèmes participatifs, c/ l'ouverture.
  • Le troisième critère est le mode de financement. Partant de 3, j'ai ôté un point aux think tanks qui se financent par : a/ des subventions publiques, b/ des subventions de grandes entreprises, c/ des prestations tout public10.

Le niveau de contrainte à l'égard des usagers

  • L'orientation institutionnelle du think tank. Un point a été ajouté si les informations du site internet permettent de déduire que : a/ le think tank n'est pas dirigé par un simple organe exécutif d'un pouvoir politique (par exemple, s'il s'agit d'un simple organisme d'étude au service d'une institution), b/ s'il ne vise pas directement à infléchir le pouvoir, c/ s'il prône des actions directes au sein de la vie politique.
  • Le statut institutionnel du think tank. La note 2 est attribuée aux associations, 1 aux entreprises, 0 aux organisations publiques. La justification de cette évaluation est la suivante. Une organisation publique contraint indirectement le contribuable à la financer. Une entreprise contraint le consommateur à lui fournir une contre-partie pour pouvoir bénéficier de ses services. Une association est, en principe, moins soumise à ces impératifs11.
  • Le positionnement intellectuel du think tank par rapport aux pouvoirs intellectuels. Le but est d'établir si le think tank dépossède le citoyen de son pouvoir de réflexion au profit d'une réflexion experte. Ici c'est le positionnement vis à vis de l'université et des professions intellectuelles qui a été investigué. J'ai retenu trois traits : a/ le think tank ne met pas en avant des experts, b/ il ne diffuse pas uniquement des informations dont la forme correspond aux critères universitaires c/ il n'y a pas de comité rédactionnel composé d'experts.

Le niveau de représentativité de l'outil

Le quatrième indicateur mesure la « distance » entre la population interne des think tanks et la population globale qu'ils sont censés représenter sur la base de trois variables : le genre, la catégorie socio-professionnelle, la localisation géographique12.

  • La mixité socioprofessionnelle. J'ai observé pour cela la catégorie socioprofessionnelle affichée : universitaire, cadres dans le public, cadres dans le privé, cadres dans l'humanitaire, les associations, non-expert ou citoyen (pouvant être non diplômé). J'ai construit l'indice arbitrairement13 en tenant compte de deux critères. a/ la présence de simples citoyens, b/ l'équitable répartition entre les différentes catégories socio-professionnelles. Par exemple, un think tank composé uniquement d'universitaires, a une note égale à 0.
  • La mixité des genres. J'ai construit un indice de mixité qui va de 0 à 3. Plus l'indice est élevé, plus la répartition est égalitaire. Par exemple, l'indice vaut 0 si la part des femmes, ou des hommes, sur la population totale12 du think tank est inférieure à 12,5 %.
  • La localisation géographique. Étant donné la prévalence de Paris dans mon échantillon, je me suis contenté d'une variable binaire : 0 pour les think tanks parisiens, 2 pour les autres.

Limites de l'étude

En ce qui concerne la collecte des données, j'ai effectué un comptage manuel. Une marge d'erreur non négligeable est donc plausible et les données collectées sont à considérer comme des indicateurs d'une tendance de fond.

Une autre limite de l'étude tient au choix de l'échantillon et aux difficultés qu'il y a à déterminer précisément ce qu'est un think tank. J'ai choisi d'éluder ces difficultés en utilisant l'échantillon de l'annuaire OTT qui a déjà opéré un premier filtrage et une catégorisation préalable. Ce choix a été porté par trois considérations.

  • Il permet de faire l'économie d'une définition rigoureuse du think tank – actuellement difficile, car la forme n'est pas encore pleinement institutionnalisée – en l'appuyant sur la sociologie profane.
  • Il permet de fixer clairement les limites de l'échantillon. Ceci permet ensuite une extension à un échantillon plus vaste en se fondant sur d'autres annuaires, ou sur des think tanks qui n'apparaissent dans aucun annuaire.
  • Les résultats obtenus m'ont semblé suffisamment prégnants pour écarter tout biais de neutralité politique. Je ne pense donc pas qu'ils seraient fondamentalement différents même si on élargissait l'échantillon.

Autre point, le fait de limiter l'échantillon aux think tanks localisés en France constitue sur aussi une limite intrinsèque : les résultats ne sont valides qu'a l'intérieur des frontières hexagonales.

Enfin, même s'ils permettent de dégager une tendance lourde, les différents indicateurs utilisés pour mesurer le niveau de convivialité des think tanks français gagneraient probablement à être complétés par une enquête sur le fonctionnement informel des think tanks. Par exemple, si l'éthique scientifique le permettait, via l'étude des mails privés que s'envoient les membres des think tanks. On sait, en effet, qu'une large part des décisions dans les organisations sont prises de manière informelle14.

Panorama

Dans l'ensemble, les résultats obtenus sont significatifs. En moyenne, le niveau d'ouverture, l'autonomie et la représentativité des think tanks français sont très faibles, tandis que leur niveau de contrainte est très élevé.

Ainsi, concernant le niveau d'ouverture, l'indice global d'ouverture est de 0,6. En comparaison, la plupart des sites issus de la culture libre, ou les sites politiques nés du mouvement des indignés, se construisent autour d'outils numériques ouverts, sur la base d'une participation démocratique forte – parfois si forte que des décisions s'en trouvent ralenties – et l'adhésion y est gratuite, ouverte à tous et faite sans discrimination. De tels projets obtiendraient sans difficulté une note proche de 8 ou 9.

D'autre part, si l'on scinde l'indice global d'ouverture en ses différentes composantes, on obtient un indice moyen d'utilisation d'outils numériques ouverts de 0,9, un indice d'adhésion de 0,8 et un indice de participation aux décisions de 0,2. Ceci nous montre que l'ouverture des outils numériques n'est pas faite dans le sens d'une participation accrue aux prises de décisions de l'organisation. Au contraire, il faut préciser ici que l'utilisation des outils numériques « ouverts » se borne dans la majeure partie des cas à l'utilisation de « réseaux sociaux »15 comme outils de communication (qui vaut 1 point dans le calcul). Mais ces outils sont-ils adoptés dans un but d'ouverture ou de promotion ?

S'agissant du niveau d'autonomie, l'indice calculé est de 0,5. Ceci permettrait d’émettre l'hypothèse qu'une majorité de think tanks français ont leur fonctionnement fortement polarisé par le pouvoir politique. La plupart d'entre eux visent d'ailleurs ouvertement une collaboration avec des instances politiques en lieu et place d'une participation citoyenne.

Ceci laisse à penser que l'indice censé refléter la participation des think tanks à la vie publique, bien que faible (0,8), est probablement surestimé. Dans de nombreux cas, les actions « de terrain » se bornent à des conférences, ou à des événements annoncés comme étant ouverts mais dont la finalité reste la diffusion des idées élaborées en interne par le think tank. En parcourant les différents sites, je n'ai guère pu observer une réflexion auto-critique sur les moyens et les procédés de communication utilisés par les think tanks. Mais je dois rappeler ici que je n'ai pu parcourir l'intégralité du contenu publié en ligne.

L'indice d'autonomie (0,3), et celui du mode de financement (0,6) viennent appuyer la tendance d'hétéronomie des think tanks vis à vis des pouvoirs public.

Quant à l'indice de contrainte moyen, égal à 1, c'est surtout la prise en compte du statut de l'organisation qui le rend aussi élevé. Un grand nombre de think tanks français ont un statut associatif. Mais, dans la mesure où ce statut est très permissif, et que de plus en plus d'associations sont aujourd'hui incluses de facto dans le giron de l’État, l'information n'est pas très significative. Sa pertinence joue plutôt dans l'autre sens. Lorsque la variable est nulle, cela signifie que l'organisation est, de manière peu discutable, insérée dans une logique de contrainte. D'ailleurs, si l'on examine l'indice d'orientation institutionnelle, il est faible (0,8), de même que l'indice qui mesure l'alignement sur le pouvoir des experts (0,7). Ceci établit sans trop d'erreurs le fait que les think tanks français se positionnent, dans leur ensemble, comme des rouages du pouvoir institutionnel et du pouvoir politique ; et sont loin de constituer, de ce point de vue, une force citoyenne, un contre-pouvoir qui se dresse contre le pouvoir de l’État et des institutions dominatrices.

Terminons sur la représentativité. D'abord, on observe une prévalence écrasante de la domiciliation des think tanks français sur Paris. Sur les 47 think tanks dont j'ai réussi à obtenir la domiciliation, 40 sont localisés à Paris16, 45 en région parisienne, un à Marseille et un à Strasbourg. Selon ce critère, les boîtes à idées ne sont donc absolument pas représentatives de la population française. Qui plus est, leur proximité avec les grands centres décisionnels, Paris, pour la France, et Bruxelles, pour l'Europe, prouve bien leur positionnement en terme de choix d'action politique : l'influence directe des centres de décision macro-politiques.

S'agissant de la représentativité féminine, elle est relativement faible. En moyenne, l'échantillon pour lequel j'ai réussi à déterminer la proportion de femmes (51 think tanks), donne un rapport de 20 femmes pour 100 hommes. Ce nombre est en fait surestimé du fait de la prise en compte des équipes de gestion du think tank (secrétariat, communication), où les femmes sont proportionnellement plus nombreuses que dans les autres services17.

Enfin, les 37 think tanks sur lesquels j'ai pu effectuer le comptage par catégorie socioprofessionnelle, laissent apparaître une très forte prévalence des cadres et diplômés de l'enseignement supérieur. Les non-diplômés, ou ce que j'appellerais simples citoyens, sont les grands absents des think tanks. Ils ne représentent que 1 % de l'effectif total. Celui-ci étant très largement dominé par la catégorie universitaire ou cadre de l'enseignement supérieur qui représente 89 % des effectifs. Viennent ensuite les cadres supérieurs de la fonction publique ou du privé, qui, à part égale, constituent à eux deux 9 % des effectifs globaux. Le 1 % restant est composé des cadres du domaine associatif ou humanitaire.

On peut donc conclure que, dans leur ensemble, les think tanks français ne sont pas des outils conviviaux. Ils sont orientés vers une démarche experte et non citoyenne ; ils sont peu ouverts, hiérarchisés et hétéronomes vis à vis du pouvoir politique, et, leur faible niveau de représentativité montre qu'ils sont très peu appropriés par les citoyens.

Cependant, il ne faudrait pas en déduire qu'il y a là un modèle incontournable, indépassable, imposé par la réalité du terrain politique. La preuve en est que si l'on penche sur la structure de l'échantillon retenu, on observe de grandes disparités.

Structure

En théorie, l'indice de convivialité, tel que je l'ai construit, est compris dans un intervalle qui va de 0 à 26. Aucun think tank n'atteint un tel niveau. Néanmoins, il existe de grandes disparités, puisque les notes vont de 0 à 18.

La répartition des think tanks français suivant leur niveau de convivialité prend la forme indiquée dans le graphique 1 et le tableau 1. On peut constater que la grande majorité d'entre eux ont un indice de convivialité faible, compris entre 0 et 9. Notamment si l'on prend en compte la répartition de la population des personnes en fonction du niveau de convivialité des think tanks auxquels ils appartiennent18. On observe alors que 85 % de la population des think tanks de l'échantillon étudié a un indice compris entre 0 et 9. Une analyse plus fine (voir tableau 2) confirme cette tendance. La répartition des think tanks, pris en tant que tels, ou rapportés à leur population interne (le nombre d'adhérents), prouve que la grande majorité d'entre eux ont des indices d'ouverture et d'autonomie très faibles. De plus, c'est en fait surtout l'indice de contrainte qui augmente la valeur de l'indice global de convivialité. Or, comme je l'ai suggéré plus haut, cela vient du fait que de nombreux think tanks ont un statut associatif (ce qui apporte deux points).

Tableau 1. Effectif des think tanks suivant leur indice de convivialité

Intervalle de l'indiceNombre de think tanksRépartition des think tanksPopulation interne des think tanksRépartition de la population interne
0 - 43243%293364%
5 - 92432%96721%
10 - 141216%3638%
15 - 1879%3307%
Total75100%4593100%

Un autre point intéressant est qu'une part non négligeable de think tanks français présente un indice de convivialité relativement élevé. Une minorité d'entre eux adoptent un fonctionnement plus convivial. Il en découle, sauf variables cachées, qu'il n'y pas d'obligation pour les think tanks à adopter un modèle conventionnel. Ceci est bien repérable dans les figures 1 et 2 où on constate qu'entre un niveau de convivialité compris entre 15 et 18, se niche une poignée de think tanks.

Tableau 2. Effectif des think tanks suivant leurs sous-indices

IndiceRépartition des think tanks suivant l'indice d'ouvertureSuivant l'indice d'autonomieSuivant l'indice de contrainteRépartition de la population interne des think tanks suivant l'indice d' ouvertureSuivant l'indice d'autonomieSuivant l'indice de contrainte
0-271%77%48%78%81%40%
3-523%17%39%10%17%46%
6-97%5%13%12%2%14%

A la vue de ces graphiques, il est tentant de définir trois types de think tanks. Une première catégorie regroupe des think tanks très peu conviviaux, dont l'indice est inclus dans l'intervalle [[0-7]]. Ces think tanks sont fermés, hétéronomes et contraignants dans leur fonctionnement. Une deuxième catégorie comprend des think tanks dont l'indice est compris dans l'intervalle [[8-15]] et qui tendent vers une ouverture et une autonomie plus grande. Toutefois, les marques de convivialité restent superficiels et impactent probablement assez peu sur le fonctionnement effectif du think tank. Enfin, une troisième catégorie, dont l'indice varie de 16 à 18, comprend des think tanks plutôt conviviaux qui font le choix d'une assez forte convivialité. Ils parient sur des outils facilement appropriables par les usagers et un fonctionnement interne démocratique.

Bien que la faiblesse de l'échantillon retenu et les grandes disparités de population interne au sein des think tanks observés ne permettent qu'un tracé approximatif de leur positionnement, cette catégorisation sommaire permet tout de même d’émettre des hypothèses sur les tendances et stratégies sous-jacentes qui les animent. Un outil fermé, une autonomie presque nulle et un fonctionnement fondé sur la contrainte, sont autant de signes montrant que le think tank n'est pas un outil convivial mis au service des usagers. Tout au moins, rien dans l'espace numérique qu'il a construit, et qui, dans de nombreux cas, constitue son outil de communication principal, ne le laisse présumer. Son objectif demeure alors très probablement d'impacter sur les politiques conventionnelles, et le think tank se rapproche du lobby d'intérêt. A l'autre extrémité, le think tank se positionne comme un outil ouvert, qui, même s'il se structure autour d'une orientation idéologique bien définie, demeure appropriable par les usagers et accessibles à tous.

Qu'en est-il, pour finir de la représentativité des think tanks ? S'agissant de la localisation géographique, comme je l'ai dit plus haut, à deux exceptions près, l'ensemble des think tanks est homogène.

La représentativité féminine est en revanche bien plus variable. Comme le montre le tableau 3, les think tanks demeurent assez peu mixtes, puisque pour 60 % d'entre eux, la population féminine ne représente même pas le quart de l'effectif total du think tank. Et seuls 16 % d'entre eux ont une bonne mixité. Si l'on examine la composition de la population interne des think tanks, les résultats sont à peu près identiques. Globalement, seuls 13 % des membres d'un think tank, appartiennent à des think tanks réellement mixtes. A l'opposé, 66 % des membres appartiennent à des think tanks peu ou très peu mixtes.

Tableau 3. Répartition des think tanks suivant leur indice de mixité

Indice de mixitéNombre de think tanksRépartition des think tanksPopulation interne des think tanksRépartition de la population interne
0 (0 - 12,5%)1224 %30520 %
1 (12,5 - 25%)1836 %70246 %
2 (25 - 37,5%)1224 %32821 %
3 (37,5 - 50%)816 %19513 %
Total50100 %1530100 %

Il est très intéressant, pour terminer, de se pencher sur la composition socioprofessionnelle des think tanks19.

Commençons par examiner le tableau 4 qui résume la répartition des think tanks en fonction de leur population universitaire. Comme nous pouvons le constater, la prédominance des cadres de l'enseignement supérieur et de la recherche – ce qui inclut les étudiants – doit être relativisée. En effet, seuls 45 % des think tanks sont majoritairement dominés par ces cadres, et 34 % d'entre eux ont une population de cadres de l'enseignement supérieur et de la recherche comprise entre 0 et 25 % de leurs effectifs totaux. En fait, la colonne suivante nous permet de mieux saisir l'origine de ce trait structurel. Une petite poignée de think tanks universitaires, comme par exemple, ceux de Science-Po Paris, gonflent leurs effectifs en intégrant dans le think tank des doctorants et des chercheurs.

Je ne saurais dire comment ces think tanks se positionnent dans l'évolution historique globale des think tanks – s'ils constituent une force motrice ou s'ils se sont raccrochés au wagon déjà en route – mais ils constituent en tous les cas une catégorie spécifique. Ils révèlent par ailleurs une extension désormais visible de la sphère de l'enseignement supérieur dans celle de la politique et du consulting.

Tableau 4. Répartition des think tanks suivant la population de cadres de l'enseignement supérieur et de la recherche

Proportion de cadres de la recherche ou de l'enseignement supérieurRépartition des think tanksRépartition de la population interne dans les think tanksMoyenne de la population interne des think tanks de cette catégorie
0 – 25%34 %16 %40
25 – 50 %21 %14 %55
50 – 75 %21 %6 %26
75 – 100 %24 %63 %225

A l'opposé, quelques think tanks se sont spécialisés dans le monde de l'entreprise, et se composent, par conséquent, d'une forte proportion de cadres supérieurs de l'entreprise. Le tableau 5 témoigne de cette tendance. Comme on peut le constater, ce sont près de 11 % des think tanks qui mettent en avant dans leur présentation, en majorité, des cadres issus du monde de l'entreprise. Ces résultats témoignent très probablement d'une stratégie de spécialisation sous-jacente.

Tableau 5. Répartition des think tanks suivant la population de cadres appartenant au monde de l'entreprise

Proportion de cadres appartenant au monde de l'entrepriseRépartition des think tanksRépartition de la population interne dans les think tanksMoyenne de la population interne des think tanks de cette catégorie
0 – 25%68 %85 %105
25 – 50 %21 %10 %38
50 – 75 %11 %5 %46
75 – 100 %0 %0 %0

La part des « citoyens », ou non-experts, demeure quant à elle, à une exception près, quasiment inexistante.

Essayons de voir, pour terminer, s'il est possible de rattacher la structuration des think tanks avec leur niveau de convivialité.

Typologie

Comme j'ai peu le constater au cours de la collecte des données, les profils des think tanks français sont très hétéroclites. D'un côté, on trouve des extensions de partis politiques conventionnels, ou encore, de grands centres de l'enseignement supérieur (Sciences-Po Paris, notamment). La population interne de ces think tanks peut être relativement élevée. De l'autre, on trouve de petits regroupements de personnes ayant un statut quasiment informel, et qui se rapprochent du blog, ou d'une micro-association dont la finalité est de défendre une cause bien précise. Entre ces deux extrêmes, se nichent de nombreux think tanks de tailles diverses qui, soit se rapprochent du modèle du lobby américain ou européen, soit s'apparentent à des cabinets de conseil. On trouve également des think tanks spécialisés sur des thématiques : la science, l'environnement, le sport, et qui, on peut le supposer, doivent en partie leur existence à des financements européens. Mais peut-on aller au delà de cette typologie intuitive pour repérer les stratégies de positionnement utilisées par les think tanks ? Une analyse en composantes principales (ACP) permet d'apporter quelques éléments de réponse à cette question. La figure 3 issu de cette ACP prend pour variables l'ensemble des variables de convivialité. L'échantillon est réduit à 35 think tanks du fait des données manquantes. La figure 5 porte sur un groupe de variables plus restreint, mais couvre la quasi-totalité des think tanks étudiés.

Figure 3. Représentation des think tanks : échantillon restreint

Figure 4. Graphique des variables pour l'échantillon restreint

Figure 5. Représentation des think tanks : échantillon complet

Figure 6. Graphique des variables pour l'échantillon complet

Commençons par la zone des graphes des think tanks la plus simple à interpréter, celle qui se situe dans le quart sud-ouest et qui déborde légèrement sur le quart nord-ouest. Elle comprend la plupart des think tanks « non-conviviaux ». Cette catégorie est assez peu hétérogène. Dans la figure 3, se positionne un regroupement de think tanks qui ont plusieurs traits communs : une taille assez modeste, un positionnement expert très clair et très marqué, un fonctionnement très asymétrique, au sens où l'usager est soit client du think tank, au sens économique du terme, soit « simple orateur », au sens où la parole lui est, en quelque sorte confisquée. Plus vers le centre des graphes, ou vers le haut pour le graphe 3, se regroupent une grande quantité de think tanks qui, si on observe leur positionnement par rapport au graphe des variables, demeurent encore très faiblement conviviaux. Toutefois, ce qui varie, semble-t-il, ce qui peut les différencier, c'est leur mode de financement, leur statut, ainsi que leur degré de mixité. En évoluant vers le haut du graphe 4, on observe à cet égard une donnée isolée, le club des vigilants qui se démarque par son mode de financement original – du moins celui qui est affiché sur le site. Toutefois, quelques soient les écarts à l'intérieur du nuage de points, on reste sur une population de think tanks relativement homogène où une étude plus approfondie montrerait très probablement qu'ils sont frappés par une certaine standardisation. Celle-ci pouvant toucher les différents traits identitaires du think tank : les actions qu'il entreprend (par exemple, l'organisation de « petits-déjeuners débat »), la création de groupes de travail, le vocabulaire, etc.

Vers la droite des graphes se positionnent des think tanks plus conviviaux. Mais, on distingue encore une fois deux sous-catégories. Dans le quart nord-est des graphes, s’agrègent des think tanks qui, comme le montre les graphes des variables, sont marqués par une autonomie relativement bonne vis à vis du pouvoir, une assez bonne mixité sociale et enfin, une tendance à agir directement sur le terrain. On trouve, à l'intérieur de ce profil, des think tanks qui semblent fortement connectés à un terrain d'action. Celui-ci pouvant être l'entreprise, comme pour La Fabrique de l'industrie, le social, comme pour le CERAS, la culture, comme pour Altaïr, ou tout simplement la politique, au sens traditionnel du terme, comme Liberté Chérie. D'autres présentent une identité construite autour d'actions moins spécifiques, comme par exemple, Europe Creative, mais affichent une forte volonté d'engagement citoyen et participatif.

Enfin, en descendant vers le quart sud-ouest des graphes, on observe des regroupements de think tanks marqués par une autonomie économique moins forte, une certaine distance vis à vis de l'action politique directe, mais une large ouverture. Certains d'entre eux sont subventionnés et se pérennisent via ce biais ; de plus, leurs actions se résument, pour l'essentiel à de la diffusion d'information via, le plus souvent, des canaux qui demeurent relativement classiques. D'autre part, le positionnement expert/citoyen est plus marqué dans certains d'entre eux, comme le suggèrent les graphes de variables. On notera que des think tanks qui sont des extensions de partis politiques peuvent tout à fait se retrouver dans cette catégorie. L'ouverture étant pour eux, très probablement, un moyen de recruter de nouveaux militants. C'est par exemple probablement le cas du think tank Génération France. Dans ce cas, la frontière avec le parti politique peut tenir à peu de choses, et l'identité du think tank se dilue, finalement, dans celle du parti.

La technicisation croissante de l'activité politique

Il apparaît donc, au regard des données que nous venons d'étudier, que, bien qu'il y ait des exceptions notables, l'émergence et le développement des think tanks français ne s'inscrit pas, globalement, dans une dynamique de réappropriation de l'espace politique par les citoyens. Si tel était le cas, l'usage qu'ils feraient des outils numériques serait bien différent. En réalité, si on examine de plus près ce développement, on constate qu'il tient pour beaucoup à une appropriation experte et professionnelle de processus qui composent l'activité politique. Celle-ci, peut-être sous l'effet même de cette appropriation, tend à se morceler. « L'idée » se détache de sa mise en œuvre et de ceux qui la portent, et ainsi transformée en objet, ainsi séparée de son contexte, elle peut être intégrée dans des processus standardisés de circulation des marchandises, rationalisés par un traitement techno-scientifique. Elle peut alors s'intégrer pleinement dans les monopoles radicaux. Et c'est ici que se joue la dynamique des think tanks : dans l'extension des monopoles radicaux sur l'activité politique.

On retrouve dès lors différents processus imbriqués qui sont courants dans la dynamique de professionnalisation d'une activité :

  • La séparation de l'activité de création d'idées (la sous-activité) de l'activité politique.
  • La privatisation de l'activité.
  • La marchandisation de l'activité.
  • La construction de hiérarchies au sein de l'activité.
  • La rationalisation de l'activité, désormais encadrée par un traitement techno-scientifique.

Mais on pourrait rétorquer que de tels processus traversent depuis longtemps l'activité politique. C'est en fait un point qu'il faut relativiser. Si cela est vrai de la mise en œuvre des politiques, qui, dans les représentations collectives dominantes, s'insèrent dans un cadre expert, il n'en va pas de même pour l'activité de création, pour le mouvement des idées, qui, jusqu'ici, demeuraient plutôt informels et ouverts. Par conséquent, les think tanks, en étendant les processus de rationalisation à cette activité, confisquent une partie du pouvoir citoyen20. Et, loin d'être portés par un mouvement populaire et citoyen, ils participent à une extension du monopole radical de l'industrie du savoir et de l’État au sens large, sur la création des idées dans l'activité politique. Rappelons à ce titre, qu'une large partie des think tanks est dominés par des professionnels du savoir, par des universitaires notamment, et qu'il n'y a pas d'opposition frontale entre les professionnels du savoir et les membres des think tanks. Il n'en va de même dans les outils conviviaux – je pense par exemple à Wikipédia – où l'opposition est bien plus rude.

Quel est le moteur de cette extension ? Il faudrait pour le savoir déterminer en premier lieu ce qu'en tirent les membres des think tanks. Dans de nombreux cas, le think tank, permet la défense des intérêts des monopoles radicaux. Dans d'autres, l'émergence des think tanks constitue surtout une nouvelle source de débouchés économiques. Cette mine, pour les travailleurs du savoir, apparaît précieuse dans un contexte de crise de débouchés des cadres sur-diplômés21.

Ou peut-être le développement des think tanks pourrait-il se comprendre à l'intérieur d'un mouvement de « résistance », d'une force conservatrice qui tente d'occuper le terrain face aux mouvements d'appropriation de l'espace politique par les citoyens ? Pour ma part, je n'ai pu observer en parcourant les différents sites lors de la collecte de mes données, les signes d'une quelconque résistance. Les mouvements d'appropriation de l'espace public sont tout simplement ignorés. Leur existence même, en tant que force politique agissante, paraît incongrue. Plus généralement, je dirais que dans le champ des représentations savantes de la politique, ils ne constituent pas une voix, une puissance de transformation, ils ne constituent pas un « outil politique en soi », une source de discours légitime ; ils constituent, au mieux, un problème à solutionner, une ressource à traiter, c'est à dire, une cible qui permet de produire et diffuser du discours.

Cet aveuglement trahit bien la rupture manifeste entre les deux modèles d'appropriation des outils. D'un côté, les monopoles radicaux, dont les think tanks français sont une nouvelle manifestation. De l'autre, les outils conviviaux, qui sont peut-être en passe d'opérer une mutation profonde et radicale de notre manière de faire et de se représenter le politique. Quel modèle l'emportera ? Il est bien difficile de le pronostiquer. Certes, les discours favorables à la participation directe des citoyens se sont démocratisés, et des mouvements comme Les Indignés ont prouvé qu'il existe en deçà de la politique professionnelle une volonté populaire très forte de réappropriation des outils politiques ; mais la politique conventionnelle est encore très loin d'accepter ce fait. Et puis, il faut aussi ajouter que le choix d'agir via des outils conviviaux ou via le monopole radical relève, en dernier ressort, d'un choix politique. Choix qui dépend – et j'affirme cela de façon consciente, partiale et engagée – de notre libre-arbitre. Ce qui nous place chacun face à nos responsabilités.

Notes

1 Pour Illich, le monopole radical désigne une situation où le mode de production industriel ou professionnel – donc, formaté, sur-technicisé, sur-hiérarchisé – domine de manière presque exclusive une activité ou un outil. « Par ce terme, j'entends la domination d'un type de produit plutôt que celle d'une marque. Dans un tel cas, un procès de production industriel exerce un contrôle exclusif sur la satisfaction d'un besoin pressant, en excluant tout recours, dans ce but, à des activités non industrielles », La convivialité, Seuil, 1973, p.80. La définition peut inclure tout procès industriel. Par exemple, « L'école, elle aussi, peut exercer un monopole radical sur le savoir en le redéfinissant comme éducation. Aussi longtemps que les gens acceptent la définition de la réalité que leur donne le maître, les autodidactes sont officiellement étiquetés comme non éduqués. », idem, p.81.

2 J'emprunte à nouveau la notion à Illich. Ma définition diffère quelque peu de la sienne qui est d'ailleurs assez fluctuante. Voici peut-être une de ses définitions qui s'en rapproche le plus : « L'outil est convivial dans la mesure où chacun peut l'utiliser, sans difficulté, aussi souvent ou aussi rarement qu'il le désire, à des fins qu'il détermine lui-même. L'usage que chacun fait n'empiète pas sur la liberté d'autrui d'en faire autant. Personne n'a besoin d'un diplôme pour avoir le droit de s'en servir ; on peut le prendre ou non. », id., p.45.

3 Les projets issus de la wikisphère sont – en règle générale, car la « technologie wiki » est extrêmement modulable – d'excellents exemples d'outils conviviaux.

4 C'est à dire, réalisées directement entre personnes.

5 Est-il pertinent de mesurer la convivialité ? N'est-ce pas verser dans la quantophrénie ? N'est-il pas paradoxal d'appliquer une procédure d'évaluation qui peut paraître non-conviviale à une organisation, pour jauger sa convivialité ? Ces questionnements, bien que compréhensibles, dénotent une confusion entre l'instrumentalisation de l'évaluation et l'évaluation elle-même. L'évaluation, en tant qu'outil, n'est en effet pas intrinsèquement non-conviviale. Après tout, elle n'est qu'un processus de collecte et de traitement de l'information accessible à tous. Ce qui rend l'outil non-convivial, c'est son instrumentalisation et sa confiscation à des fins qui sont celles du monopole radical (par exemple, la recherche d'efficacité dans une organisation marchande). Mais si l'évaluation peut être utilisée dans des processus de quadrillage et de contrôle, elle ne définit pas ces processus. Elle n'en est qu'un outil. En fait, il me semble au contraire qu'il y a un potentiel contestataire fort dans le fait d'opérer un renversement de la cible et du contenu de l'évaluation. Retourner l'évaluation contre ceux qui l'utilisent à ces fins, et qui n'en sont que rarement l'objet, et y introduire des critères différents, peut s'avérer riche d'enseignement et subversif. Subversif, car le pouvoir d'évaluation change de mains. Ajoutons également qu'en se contente d'une définition floue et subjective de la convivialité, on court le risque que de nombreuses organisations s'en réclament à tort.

6 Ma recherche s'appuie sur une hypothèse méthodologique : l'espace numérique (dans les faits, le site internet) d'un think tank n'est pas, en moyenne, un simple avatar numérique de son positionnement politique. Il n'est pas une pâle copie de son fonctionnement réel. Il est au contraire une partie intégrante de celui-ci. Il en est constitutif. Certes, il n'englobe pas l'intégralité de son « comportement » (intégralité qui, de toute manière, est techniquement impossible à observer), mais il est un « comportement » majeur et décisif. Il s'inscrit à ce titre dans un « système comportemental » plus global dont il est une émanation – au même titre qu'un test de comportement révèle un trait comportemental récurrent, ou qu'un comportement social s'inscrit toujours dans un contexte communicationnel et dans un contexte de pouvoir qui lui confère un sens (je renvoie ici aux travaux de l’École de Palo Alto). La nature de l'espace numérique, la forme qu'il prend est donc porteuse de sens. Elle ne trahit pas un positionnement latent. Elle définit, même partiellement, ce positionnement. Elle doit être considérée comme un comportement concret. Ceci est d'autant plus vrai qu'en interne, l'espace numérique est un outil de coordination et de communication incontournable. Il l'est aussi en externe, puisque le think tank est un outil d'influence et de prise de parole. De plus, riche en contenu, il permet d'analyser l'engagement idéologique du think tank, certains choix qu'il effectue et certaines de ses caractéristiques. A cet endroit, il faut aussi prendre garde de ne pas faire un amalgame naïf entre fonctionnement numérique et fonctionnement formel, et à contrario, entre fonctionnement réel et fonctionnement informel. L'espace numérique est une partie « comme une autre » de l'ensemble des échanges qui ont lieu à l'intérieur de l'organisation. Les échanges numériques, les formes qu'ils prennent, ne diffèrent guère, sur le fond, d'autres échanges communicationnels. L'échange par mail, ou via des discussions, par exemple, est une partie intégrante de l'échange communicationnel au sein d'une organisation. Et, j'ajoute que dans des organisations où les membres sont dispersés, c'est une forme de communication prépondérante.

7 L'échantillon comporte en tout 75 sites. Certains ont été supprimés de la liste originelle pour différentes raisons : données tronquées, liens cassés, site inactif.

8 C'est d'ailleurs la démarche suivie par Illich. En témoigne cet extrait : « J'entends par convivialité l'inverse de la productivité industrielle. Chacun de nous se définit par autrui et au milieu et par la structure profonde des outils qu'il utilise. Ces outils peuvent se ranger en une série continue avec, aux deux extrêmes, l'outil dominant et l'outil convivial », p. 28, id.

9 Dès lors, même si un think tank possède plus de trois traits, sa note reste à 3 – le but étant de pondérer équitablement les différentes variables.

10 Je n'ai bien sûr pas toujours eu accès à cette donnée.

11 Ce point est contestable, dans la mesure où de nombreuses associations ont de facto des comportements qui s'apparentent à ceux des entreprises marchandes et des organisations publiques (en particulier lorsqu'elles acceptent les subventions). Toutefois, le statut associatif laisse au moins la possibilité d'un fonctionnement différent, d'où mon choix, certes arbitraire, de privilégier ce statut au regard de l'indice que je cherche à construire.

12 La justification d'une telle mesure tient à la nature de l'outil en question. Prenons un exemple. Une étude similaire qui aurait porté sur les Groupes d'Utilisateurs de Linux (GUL), majoritairement composés d'hommes et d'informaticiens, aurait montré une grande similitude entre la composition du GUL et la composition de la population des personnes qui pratiquent l'activité sous-jacente. Mais dans ce cas précis, la composition inégalitaire n'implique pas la non-convivialité de l'outil. Elle indique juste que des facteurs sous-jacents déterminent l'entrée dans l'activité informatique. En revanche, l'activité de production d'idées dans le domaine politique n'est pas réservée à des passionnés. Au contraire. Elle concerne toutes les catégories socio-professionnelles – dans des espaces de communication très divers comme le bistro –, ne se limite pas à un espace géographique bien précis et ignore en partie les genres. Par expérience, j'ai par exemple pu observer que le mouvement des Indignés – indéniablement créateur d'idées dans l'activité politique – réunissait des personnes de niveaux socio-professionnels très différents. Et, pour reprendre l'exemple des GUL, ceux-ci sont à peu près équitablement répartis sur le territoire français – et les plus actifs sont souvent en province. Si les think tanks sont des outils conviviaux, on devrait donc y observer une grande mixité, venant refléter la population qui pratique l'activité de création et de diffusion des idées. Ceci paraît d'autant plus vrai que les think tanks, en tant qu'organe politique, se veulent représentatifs de la population ou d'une partie de la population. En tant qu'outils conviviaux, ils devraient alors offrir une ouverture à cette population, au moins en terme d'adhésion. Mais comme nous le verrons, ce n'est pas le cas. Cette faible représentativité des think tanks prouve alors indirectement qu'ils établissent une séparation de fait avec les usagers qui pourraient se les approprier comme outils de vecteurs de leurs idées. En somme, la représentativité du think tank mesure indirectement l'appropriation réelle du think tank par les usagers. En outre, elle permet indirectement de déterminer si le think tank calque ou non son fonctionnement sur celui du monopole radical. Une forte concentration géographique des think tanks près des pôles de décision politique conventionnels est par exemple un indice de leur positionnement. De même qu'une domination très forte par des professionnels du savoir dans leur composition.

13 Il m'a été difficile d'établir précisément la catégorie socioprofessionnelle des membres des think tanks. En particulier pour les professions supérieures où certains représentants occupent simultanément des postes d'enseignant, de conseiller et de dirigeant, dans le public et le privé – limite de plus en plus incertaine. J'ai donc du opérer des choix subjectifs, essayant de déterminer quelle profession du membre est davantage mise en avant.

14 J'insiste sur ce point car, en collectant les données, il m'a semblé que les think tanks étaient conBenjamin Grassineaustruits autour de réseaux informels pré-existants. De nombreux membres proviennent des mêmes universités, ou d'universités assez « proches ». Mais le manque de données et de ressources ne m'a pas permis de confirmer cette intuition. Il ne serait toutefois pas étonnant que la composition des think tanks se calque sur des réseaux universitaires ou intellectuels pré-existants, avec un rôle non négligeable du facteur géographique. Il serait intéressant, à ce titre, si l'existence de ces réseaux est avérée, de savoir s'ils ne constituent pas une barrière supplémentaire à l'entrée dans certains think tanks.

15 Essentiellement Facebook et Twitter.

16 Deux d'entre eux affichent une double domiciliation Paris-Bruxelles.

17 La représentativité des femmes est en effet surestimée par un comptage global. Car une analyse par strate montre que la proportion des femmes croît fortement lorsqu'on descend dans la hiérarchie des think tanks. Bien souvent les données globales sont gonflées par la forte représentation des femmes à des postes d'exécutantes. Ce phénomène semble constant sur la grande majorité des sites analysés.

18 Du fait des données manquantes, l'échantillon ne concerne plus que 54 think tanks.

19 Je n'ai pu récolter les données que pour 38 d'entre eux.

20 On doit par ailleurs remarquer que la tentation de soustraire l'activité politique aux citoyens n'est pas nouvelle. Songeons à ce titre à la République de Platon.

21 L'hypothèse n'a rien de fantaisiste et pourrait tout à fait s'inscrire dans le cadre d'une recherche de sociologie marxiste. En effet, le monopole radical de l'industrie du savoir, confronté à une crise de sur-production tente de s'étendre à de nouveaux secteurs d'activité et à diversifier ses sources de revenus.

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