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Nous sommes des autoproducteurs. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Auteurs: Ibubolo (voir aussi l'historique)
Création de l'article: Août 2022
Etat de la rédaction: finalisé
Droit de rédaction: fermé
Licence: Licence culturelle non-marchande


Création de la page: 06 novembre 2022 / Dernière modification de la page: 21 novembre 2024 / Créateur de la page: ibubolo



Résumé: Une mise au point sur l'autoproduction


Catégories: Autoproduction

Commençons par définir le terme. L’autoproduction est la production d’objets ou de services, par des agents qui n’ont normalement pas vocation à produire ces objets ou services1. Tout est dans le « normalement ». L’autoproduction ne peut pas se comprendre sans un regard sur les normes sociales. Autoproduire est idéalement un acte incongru voire de révolte dans tel ou tel domaine, quand la majorité des gens font appel à des professionnels pour les domaines en question. A l’inverse, une production dans un domaine où la norme n’est pas de recourir à des professionnels n’est pas de l’autoproduction. Par exemple, le fait pour des parents de s’occuper de leurs enfants n’est pas de l’autoproduction car c’est normal de le faire (contrairement par exemple au type de société décrit dans le roman Le meilleur des mondes).

Parce qu’elle est relative à des normes, l’autoproduction contient un potentiel de subversion des normes sociales touchant à la production, à l’économie. Mais dans une société marchande, ce potentiel est en permanence annulé. Ainsi, tout un pan d’une certaine « économie domestique » est pleinement articulée à l’économie marchande : cuisine, jardinage, bricolage... « L’autoproduction est l’avenir » est par exemple le slogan d’une chaîne de magasins de jardinage. Les magasins de bricolage et de jardinage sont des secteurs économiques à part entière alimentant des formes d’autoproduction, dont le potentiel subversif de la société marchande est largement neutralisé.

Dans chaque domaine, l’autoproduction est donc tolérée par la société marchande à la condition qu’elle reste dans certaines limites.

Une limite essentielle à percevoir est la suivante : elle conduit à réduire l’autoproduction au simple fait de faire soi-même et pour soi-même, ou pour ses proches. Tant que l’autoproduction est ainsi réduite à de l’autoconsommation, on comprend que l’acte même d’autoproduire est socialement isolé, séparé. Et c’est par cette séparation que l’autoproduction peut tout bonnement alimenter l’économie marchande la plus classique, destinée à équiper des foyers de consommation isolés les uns des autres, pour rendre possible la production par des non-professionnels à l’échelon individuel ou micro-domestique. Ces équipements non-professionnels sont dimensionnés pour correspondre à cet échelon et pour se loger dans un espace domestique de taille réduite. Car produire pour soi-même c’est nécessairement produire en petites quantités. Et donc aussi très inefficacement par rapport au même domaine quand il est pris en charge par des professionnels.

Dans cette autoproduction réduite à de l’autoconsommation, c’est le rapport social général de la société marchande qui demeure fondamentalement inchangé, puisque c’est toujours le travail et l’argent qui restent le fondement de l’organisation matérielle. Cette autoproduction consiste à assembler, en bout de chaîne, les éléments produits par l’économie, pour obtenir à la fin un produit fini directement consommable.

Dans une optique de critique des affres du capitalisme et de volonté d’en sortir, cette mécompréhension du rapport social aboutit à la stratégie de s’extraire de la société à une toute petite échelle (une ou quelques familles), comme s’il s’agissait de retourner à l’ancienne « économie domestique » paysanne et préindustrielle consistant à dépendre le moins possible de l’extérieur de l’espace domestique. Le foyer moderne, unité de consommation marchande équipée de diverses machines, est ainsi vu comme l’équivalent du foyer paysan de l’époque préindustrielle, sans tenir compte du fait qu’historiquement celui-ci n’a pas pu résister au déploiement du capitalisme. La vision d’une société de producteurs-autoconsommateurs indépendants, et donc séparés, n’est pas le bon levier pour imaginer comment sortir du capitalisme.

Pour récupérer le potentiel subversif de l’autoproduction, il y a une stratégie sociale consciente à réfléchir et à construire, qui s’inspirerait de la robustesse des réalisations matérielles de l’ancienne économie domestique paysanne tout en les dégageant de l’illusion conservatrice que les formes sociales préindustrielles (ou plus, modestement, antérieures à l’époque contemporaine) peuvent servir de point d’appui pour renverser le rapport social capitaliste.

Par exemple, une production à petite échelle et en petite quantité, tournée vers l’autoconsommation dans un cercle social restreint (la famille, le clan), ne peut pas servir de point d’appui pour contrer la marchandise. Le minimum que nous puissions faire pour subvertir l’autoproduction marchande, le do it yourself bourgeois, c’est d’autoproduire pour les autres plutôt que pour nous-mêmes. Tout en conservant bien entendu la dimension non-monétaire de l’autoproduction, puisque le paiement en argent viendrait réintroduire la logique sociale marchande, la monnaie étant « l’expression de la totalité sociale » (« Monnaie, séparation marchande et rapport salarial », André Orléan2) d’un monde fait de producteurs séparés.

Pour sortir de sa dimension marchande, l’autoproduction a également intérêt à se « désembourgeoiser », dans la mesure où le fait d’autoproduire dans une société marchande relève d’un privilège, puisque cela nécessite des ressources en temps, en argent, en savoir-faire inégalement distribuées. Selon le PADES (« Autoproduction accompagnée, innovation sociale et sociétale », Guy Roustang, mars 20123), ce ne sont ainsi pas les classes les plus populaires qui ont le plus recours à l’autoproduction, alors que le manque de ressources financières pourrait être une motivation à y avoir recours.

Dans le contexte actuel où il y a des raisons de s’inquiéter de la pérennité des approvisionnements marchands en produits alimentaires ou en énergie (comme alimentant nos moyens de nous chauffer, de nous déplacer), les solutions techniques et sociétales qui se présentent spontanément vont malheureusement dans le sens d’un repli sur l’individu et la petite échelle sociale.

On fantasme ainsi un effondrement de certaines réalisations matérielles du capitalisme, alors que son rapport social, lui, ne tend pas à s’effondrer puisqu’il n’est même pas pensé, et encore moins critiqué. Face à cela il y aurait du sens à ce que des collectifs d’autoproducteurs naissent et affirment leurs interdépendance à l’intérieur de chaque collectif et entre collectifs, échangent au minimum sur leurs expériences respectives, et dans le meilleur des cas cherchant à boucler leurs productions les unes sur les autres, à les rendre complémentaires, par delà les ancrages locaux par ailleurs évidemment nécessaires, et pour ainsi former un seul grand collectif ou une fédération partageant un même contrat social et universel (on pourrait s’inspirer du SILA de Bolo’bolo4).

Pour qu’une autoproduction anticapitaliste s’épanouisse, bien des ressources sont indispensables : de grands espaces en ville, des grands terrains à cultiver, des moyens de se déplacer entre les deux, du temps libéré des contraintes au travail marchand. Elles sont plus que la société marchande peut nous donner spontanément et gentiment. Elles sont pourtant une priorité puisqu’elles conditionnent le démarrage d’une autoproduction solidaire (qui dépasse l’échelle de l’autoconsommation domestique), et donc aussi le passage d’un capitalisme qui fait semblant de s’effondrer à une autre forme de société. A défaut de produire beaucoup, faisons circuler nos productions hors de l’échelle locale et sans monnaie, afin d’expérimenter ou d’amorcer un rapport social général alternatif à la société marchande.

Notons aussi que, aujourd’hui, la motivation à autoproduire ne rencontre évidemment pas forcément des motifs politiques, dans le sens d’une transformation sociale d’ampleur. L’autoproduction n’est pas nécessairement subversive, et cette ambivalence fait aussi son intérêt. Le fait de « faire soi-même » peut répondre à un besoin profond de confiance en soi comme de reprendre pied, dans un monde incertain, où le sens de la production à l’intérieur des professions perd de son caractère d’évidence, et où un vif sentiment d’impuissance envahit lentement l’ensemble du corps social.

Cette recherche de sens peut évidemment prendre une forme qui la rend totalement compatible avec la société marchande, spécialement par la tendance à la sophistication et à l’excellence technique, qui sont la condition pour « vivre de sa passion », c’est-à-dire atteindre une clientèle argentée seule capable de valider économiquement des productions artisanales à faible productivité. Face à cette tendance, il sera utile d’évoquer publiquement la nature du désastre capitaliste en cours, et les consensus que l’on peut espérer voir se dégager, concernant les domaines prioritaires où nous avons le plus intérêt à développer l’autoproduction d’aujourd’hui.

Ibu bolo de la jardinerie mentale de la provision commune



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