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L'eldorado des circuits courts

Auteurs: Benjamin Grassineau (voir aussi l'historique)
Création de l'article: 2017
Etat de la rédaction: finalisé
Droit de rédaction: ouvert
Licence: Licence culturelle non-marchande


Création de la page: 29 janvier 2017 / Dernière modification de la page: 19 avril 2024 / Créateur de la page: Benjamin Grassineau



Résumé:




C'est devenu le nouvel eldorado de la gauche, des écologistes, des partisans de l'ESS et désormais des nationalistes qui surfent sur la vague régionaliste1 : il faut favoriser les « circuits courts », manger local, ou plus exactement, acheter local. Au point qu'un nouveau mouvement s'est constitué : le localisme, composé d'adeptes de l'achat à des entreprises locales.

Idée séduisante... en apparence... Car la validité et la pertinence des soi-disant bienfaits de l'achat local et de l'échange désintermédié laissent profondément perplexes dès qu'on analyse la rhétorique localiste orthodoxe. De plus, comme nous allons le voir, le programme localiste orthodoxe est antagoniste, voire hostile, aux valeurs et aux pratiques d'une société non-marchande.

Circuit court, local et marchand

Les circuits courts sont - officiellement - définis comme des circuits d'échange entre producteurs et consommateurs comprenant au maximum un intermédiaire2. Ils ne devraient donc pas être, en théorie, confondus avec les circuits de proximité, ou circuits « locaux »3. En pratique, l'amalgame entre les deux est très répandu4. Ce qui se comprend assez bien, car dans le cas contraire, la notion manquerait sa cible en englobant par exemple les sites de vente directe à distance sur Internet.

On notera qu'il n'est pas question, dans cette définition, de la modalité d'échange : échange marchand, échange non-marchand5. Les localistes ne conçoivent semble-t-il que les échanges marchands. De nombreux autres circuits d'échange sont par conséquent exclus de fait de la classification. Les circuits de dons de proximité, pour ne prendre qu'un exemple, sont frappés d'invisibilité !

En gardant à l'esprit ces limites méthodologiques, le tableau qui suit permettra peut-être d'y voir un peu plus clair et d'englober les principaux critères permettant de caractériser les circuits d'échange en fonction de la modalité d'échange, la distance géographique et le nombre d'intermédiaire.

Tableau : différents types de circuits

Marchand | Non-Marchand Circuit court (max 1 intermédiaire) Circuit intermédié (min 2 intermédiaires)
Circuit de proximité (faible distance parcourue entre la production de la ressource ou l'offre de service et le « consommateur final ») AMAP, Vide-greniers, SEL Freecycle Vente de produits locaux chez un distributeur Dons régulés par des organismes caritatifs
Circuit étendu Vente directe sur Internet Réseaux d'hospitalité, don de semences Grande distribution Humanitaire

Dans ce qui suit, je me bornerai à examiner l'argumentation localiste qui entend généralement par circuit court, circuit de proximité, ou circuit court de proximité6.

Examen des arguments « pro-marchands »

Dans une optique « pro-marchandiste »7, et tout particulièrement dans une optique d'écoblanchiment8, le recentrage local de l'économie marchande favoriserait :

  • La réduction des coûts de transport des marchandises entre le producteur et le consommateur, des emballages liés à la vente directe et du gaspillage (effets économiques et environnementaux).
  • Le développement d'entreprises à dimension plus humaine (effets sociaux).
  • La croissance de l'emploi local (effets économiques).

Voici un bon condensé de ces arguments,

« Le localisme est une doctrine politique qui consiste à privilégier ce qui est local sans toutefois se fixer de limites frontalières, favorisant ainsi la démocratie participative, la cohésion sociale et la production de proximité, donc l’emploi local et la préservation de l’environnement via une moindre empreinte écologique liée au transport de marchandises9 ».

Problème. Aucun de ces arguments ne résiste longtemps à l'analyse.

Controverses sur l'impact environnemental

L'argument est simple et efficace : les circuits courts de proximité sont écolos, notamment parce qu'ils réduisent la distance entre le consommateur et le producteur10.

Mais s'il semble à priori convaincant, cet argument du transport moins polluant et moins cher comprend en réalité de nombreuses limites.

Premièrement, l'impact environnemental de la distribution d'une marchandise ne dépend pas exclusivement de la distance qu'elle parcourt11. Il est également fonction du mode de transport utilisé pour l'acheminer. Conséquence, il peut être « moins polluant » d'importer des bananes du Brésil en cargo, que des oranges du sud de l'Espagne en camion. Notons que le prix des marchandises finales incorpore généralement ces différences de coût - financier - de transport12.

Autre argument, le transport « massif » de marchandises génère des économies (ou écologies) d'échelle13. Dans les gros circuits de distribution, le transport des marchandises est optimisé par des entreprises spécialisées et par des techniques de sciences appliquées comme la logistique qui optimise le taux de charge, ce qui réduit les émissions par tonne de marchandises transportées. On peut raisonnablement supposer qu'il n'en va pas de même dans les circuits courts de proximité. Si chaque producteur achemine, en petit camion ou en voiture, ses produits dans les points de vente, le coût « économique » est probablement plus élevé (du fait des déséconomies d'échelle), de même que l'impact environnemental14.

D'une manière générale, il faut comptabiliser, dans la pollution et les coûts générés par un bien, l'ensemble du processus de production, de distribution, de consommation et de destruction15. La grande inconnue étant alors de savoir si, étant donné les contextes différents de production des biens, les fonctions de production n'induisent pas un niveau de pollution différent à niveau de production équivalent. Par exemple, la production d'une banane est plus polluante en Europe du Nord qu'aux Antilles. En outre, notons qu'un bien fabriqué localement à partir de ressources produites ailleurs, n'est pas vraiment « local ». Aussi, un bien produit avec des ressources locales, mais importé par le consommateur final n'est-il pas plus « local » qu'un bien produit sur place à partir de produits provenant de lieux très éloignés ? La question est à mon avis pertinente quand on compare des ressources produites avec des intensités techniques différentes. On peut raisonnablement faire l'hypothèse qu'une structure de production hautement technicisée fera appel à davantage de ressources distantes qu'une structure faiblement technicisée.

Quant à la question des emballages et du gaspillage, censés être minimisés dans les circuits courts, elle n'est guère fondée empiriquement et théoriquement. On sait par expérience que les petits commerces sont de grands pourvoyeurs d'emballage, et à ce titre, il ne faut pas confondre les pratiques zéro-déchets, qui peuvent se rencontrer dans des épiceries « sans emballage », très à la mode, et la vente directe qui fait rarement l'économie des emballages ! Enfin, concernant les avantages d'une consommation à flux tendus, on reste sceptique tant les occasions de gaspillages sont nombreuses tout au long du processus de production / distribution / consommation. Sans doute une distribution à flux tendus améliore-t-elle légèrement les choses, mais sans une évaluation chiffrée, l'incertitude demeure. On peut penser que dans les AMAP, par exemple, l'ajustement entre offre et demande, produits acheminés et produits consommés est loin d'être parfait. D'autre part, les paniers ne reflétant pas forcément les goûts et les envies du consommateur final, le gaspillage est probablement reporté vers la phase de consommation finale.

Des entreprises plus humaines ?

A l'appui de cette idée, on trouve généralement deux arguments : les « entreprises locales » s'insèrent dans des contextes de travail plus respectueux de la personne humaine, et elles peuvent être mises plus aisément sous le contrôle des consommateurs grâce aux circuits courts.

Le premier argument perd tout attrait dès qu'on accepte de se positionner dans une démarche relativiste prenant en compte les différences contextuelles et culturelles du travail et surtout la multiplicité des critères d'appréciation de celles-ci. Reconnaissons alors que si d'un certain point de vue, les conditions de travail sont « déplorables » dans des pays « en voie de développement », elles ne sont guère plus enviables dans les pays dits « développés ». Que dire, par exemple, de la restauration, de la santé, du bâtiment (travail local par définition), où les conditions de travail sont extrêmement dures ? Quant au travail à l'usine, sa dureté n'est qu'édulcorée par des réglementations plus ou moins appliquées. Car là demeure le fond du problème ! 1. L'existence d'un différentiel de conditions de travail suppose que le droit du travail soit parfaitement appliqué. Or, il est difficile, par définition de le savoir. Pourquoi serait-il mieux appliqué dans les pays développés ? 2. Les situations contextuelles de travail, incluant des variables comme le pouvoir d'achat, l'ambiance au travail, la formalisation du travail, etc., rendent les comparaisons difficiles, si ce n'est impossibles.

Quant au deuxième argument, il repose sur un postulat difficilement acceptable : la « séparation » entre production et consommation s'effacerait du fait de la réduction de la distance entre le lieu de fabrication et le lieu d'achat final ou de la faible intermédiation entre producteur et consommateur. Peu d'éléments concrets corroborent cette hypothèse, car la scission entre consommateurs et producteurs repose sur d'autres facteurs que la distance ou le degré d'intermédiation - culturels notamment. Certes, pour accéder à un lieu de production, il est préférable qu'il ne soit pas trop éloigné - encore qu'avec la démocratisation des dispositifs d'observation à distance (caméras, traceurs gps, etc.), la question paraît quelque peu désuète ! Néanmoins, le cœur de la problématique est ailleurs. Le fait est que l'intégration directe du consommateur final dans le processus de production, en tant que participant, évaluateur ou observateur, ne va pas de soi. D'une part le travail de contrôle et d'observation effectué par le consommateur final est coûteux et chronophage, aussi préfère-t-il le déléguer à des structures spécialisées16. D'autre part, même si cela dépend du contexte, les entreprises n'ont pas nécessairement intérêt à ouvrir à tous leurs lieux de production, pour ne pas risquer de ternir leur image. Tout particulièrement dans l'industrie où les environnements productifs sont parfois peu attrayants.

Quelques travaux académiques essaient également de montrer, s'appuyant sur l'exemple des AMAP, que les circuits courts permettent au producteur de travailler dans des conditions plus « humaines », plus « autonomisantes », dans un contexte plus satisfaisant17. Il ne ressort pas grand chose de concret de ces travaux qui se contentent généralement d'approches qualitatives ou théoriques peu convaincantes et peu rigoureuses18. Au mieux apprend-on que les circuits courts créent du lien social et génèrent davantage d'autonomie et d'estime de soi chez les producteurs. En toute honnêteté, de telles affirmations théoriques me laissent perplexe et me paraissent très éloignées de la réalité du monde rural telle que je la connais19. Certes, il est évident que la désaliénation du producteur vis à vis du marché est souhaitable, mais il faut replacer l'analyse dans un contexte plus large. D'abord, la vente directe ou quasi-directe est également un poids et un facteur de stress pour les exploitants. La désaliénation n'est donc que partielle. Ensuite, le rapport au consommateur final n'est qu'un élément parmi d'autres des nombreux problèmes qui se posent à un exploitant. D'autre part, il est absurde d'imaginer que l'amélioration de ce rapport va créer comme par enchantement du « lien social » que les auteurs, le plus souvent, se gardent bien de définir. Cela sous-entendrait que le monde agricole est dans une situation d'anomie dramatique, et que seuls les consommateurs finaux des AMAP (majoritairement des citadins, j'imagine) pourraient les extraire de ce désert social agri-culturel ! Soyons sérieux ! Enfin, les raisons pour lesquelles le producteur agricole moderne est de plus en plus aliéné par son outil de travail ne se réduisent pas à la nature des rapports marchands dans lesquels il s'insère. Les réglementations de plus en plus contraignantes, la précarité financière, l'encadrement croissant du travail agricole par les institutions (la SAFER notamment), la réduction des parts de marché face aux grandes firmes agro-alimentaires, les contraintes techniques liées à la production elle-même, sont des facteurs tout aussi probants. Il est vraiment naïf d'imaginer que le passage aux circuits courts va faire disparaître toutes ces sources d'aliénation et d'insatisfaction qui pèsent sur le producteur.

La fable de l'emploi local

Que nous dit cette fable ? En un mot, que le circuit court de proximité est la solution rêvée pour le retour au plein emploi20. Et comment ? Tout repose sur une formule « magique » implicite :

Δ+ (consommation locale) ⇒ Δ+ (production locale) ⇒ Δ+ (emploi local)

Le problème est que cette relation ne va pas de soi.

D’abord, au-delà des arguments spécifiques à la problématique localiste, on peut s'interroger sur la pertinence générale de la relation. L'ajustement entre offre et demande se fait-il par les volumes de production ou par les prix ? Voici une question vigoureusement débattue par les économistes. En effet, un accroissement de la demande ex ante, signalé en principe aux producteurs par un accroissement de la consommation, génère soit un accroissement de la production, ou éventuellement, de la capacité de production et de la productivité selon les spécificités de la fonction de production, soit une hausse du prix des biens locaux qui conduit à un retour à l'équilibre. Et plus généralement, l'effet sur l'emploi local dépend de nombreux facteurs : fonction de production, ratio capital/travail, viscosité des salaires, etc. Si bien que la relation entre production et emploi locaux peut s'avérer bien moins forte qu'escomptée.

Par exemple, comme suggéré plus haut, dans des domaines où l'intégration verticale est faible, voire impossible si les ressources ne sont pas disponibles, notamment s'il s'agit de secteurs à haute intensité technique, la production locale risque bien d'être réduite à une « quasi consommation finale » - l'essentiel de la production étant délocalisé. Les entreprises locales se contentent d'acheter des produits industrialisés et de les « assembler » pour les revendre. C'est désormais le cas pour une partie de l'artisanat (entreprises du bâtiment, boulangeries, notamment).

Un tel système de production présente de nombreux « inconvénients » au regard de la thèse localiste sur l’emploi :

  • Sa fragilité. Les entreprises qui vendent les produits pré-assemblés peuvent changer de stratégie pour viser directement le consommateur final ; soit en adaptant les produits (vrai dans l'artisanat), soit en proposant directement les services (dans la boulangerie, par exemple). Auquel cas, l'impact sur l'emploi marchand est indirectement négatif.
  • L'identité, l'autonomie et le caractère réellement local de la production sont mis en cause. Si l'entreprise est une multinationale, si les produits sont intégralement importés, que reste-t-il de local ? Que va-t-il se passer si l'entreprise décide d'abandonner une région, faute de rentabilité ? Qu'en est-il de l'identité d'une région, si elle se résume à une succession monotone d'enseignes standardisées qui surplombent les rues commerçantes ou les centres commerciaux ?
  • Les marges de profit, de plus en plus rognées par les intermédiaires, peuvent s'amenuiser, ce qui augmente le prix du produit final pour le consommateur, et donc, le rend non compétitif - c'est ce qu'on observe empiriquement, les produits locaux sont souvent plus chers.
  • Les secteurs où les entreprises locales sont alors acculées ont, pour une grande partie d'entre eux, une faible intensité en main d’œuvre. C'est le cas pour une grande partie des secteurs primaires et secondaires, en particulier l'agriculture.

Ce dernier point doit être replacé dans le contexte moderne de mobilité des travailleurs. Dans de nombreux cas, l'impact de la production sur l'emploi local est contre-balancé par deux facteurs.

  • Dès qu'il s'agit de travail qualifié - ou pénible (?) -, les entreprises sont souvent contraintes de recruter ailleurs que dans le bassin d'emploi où elles sont installées - ou de sous-traiter. Par conséquent, l'accroissement de la production laisse sur le carreau nombre d'actifs locaux.
  • Il n'y a pas forcément « d'enracinement » des travailleurs sur place. Ce phénomène est flagrant dans le cadre des emplois saisonniers, en particulier le long du littoral. Peut-on alors parler d'emploi local ? Difficile à dire. Ce qui soulève, en tous les cas, la question de la définition, rarement entreprise, de ce qu'est un emploi local. Faut-il situer le caractère local dans le processus de production proprement dit, ou dans la « localisation » de la personne à qui l'emploi est attribué ?

Examinons désormais la relation entre achat et production.

A priori, elle est presque mécanique : une augmentation de l'achat local doit entraîner une augmentation de la production locale. Sauf qu'en réalité, il n'est pas impossible que ce soit justement l'inverse qui se produise, en raison de ce qu'on pourrait appeler la « quadrature de l'emploi local »21 !

Si l'achat de produits locaux est quantitativement faible et dirigé vers des petites entreprises artisanales, alors, d'une part, les prix des biens locaux seront trop élevés par rapport à ceux des biens fabriqués en masse pour induire une véritable demande - sauf différenciation qualitative significative -, d'autre part, la production restera marginale et l'impact sur l'emploi sera peu conséquent. Le seul moyen de concurrencer les biens « importés » est donc de produire localement en masse, mais, dans ce cas, on retombe dans les travers de la mondialisation : accroissement de la sous-traitance, achat de produits standardisés, exportation des biens produits localement, etc. On pourrait certes espérer contourner cette quadrature en développant des systèmes de production artisanale de masse largement distribués conservant les caractéristiques de la petite entreprise. La conchyliculture française du sud-ouest, par exemple, malgré la tendance récente à l'externalisation de la reproduction des huîtres, a réussi à conserver un modèle qui allie un mode de production du type artisanal et familial, avec une production de masse. Mais le modèle est-il généralisable ? Il est difficile de l’affirmer, tant la variabilité des conditions socio-techniques de production, de distribution et de consommation est grande. Par ailleurs, le passage d'un système de production-consommation local et artisanal à un système où seule la production est locale, peut avoir un effet négatif sur l'environnement à long terme du fait des externalités générées par la production de masse : pollution, épuisement des ressources, etc.

Je soulève enfin une question quelque peu hors-sujet. Quel sera l'impact de la vente à distance sur les circuits de proximité, et surtout sur les circuits de distribution ? Que va-t-il se produire si les circuits sont progressivement remodelés par la vente sur Internet ? Va-t-on assister à la mort des rues commerçantes ? Avec les pertes d'emploi qui pourraient s'en suivre. Auquel cas il faudra alors peut-être recentrer la problématique des circuits de proximité sur celle de la relocalisation des circuits de distribution.

Tout cela montre, en définitive, que ce qui est en jeu pour l'emploi, ce n'est pas la distance du circuit de distribution pris isolément (le circuit de proximité), mais plus généralement, les modalités d'interaction entre producteurs et consommateurs sur un territoire. Et il est regrettable à cet égard qu'il soit toujours question de recentrer localement l'achat alors que c'est plutôt la vente qu'il faudrait recentrer, pour limiter les effets pervers de la fuite des ressources naturelles dont les habitants locaux finissent par être privés.

Le commerce local est antagoniste à l'économie non-marchande

Dans un cadre « pro-marchand », l'idée selon laquelle les circuits courts de proximité peuvent favoriser et améliorer l'économie marchande locale paraît donc largement infondée. Mais qu’en est-il du point de vue de l’économie non-marchande ? Ou plutôt, du rapport, et plus spécifiquement du ratio, entre les échanges non-marchands et marchands. Comment les modalités de distribution, circuits de proximité ou circuits étendus, impactent sur ce rapport22. Par exemple, quel est l'impact sur l'accès aux ressources locales et distantes du développement des circuits marchands de proximité ? Et quel serait l'impact macro-économique d'une généralisation des circuits marchands de proximité, envisagé du point de vue du rapport entre le volume des échanges non marchands et celui des échanges marchands ?

D'autre part, des questions éthiques se posent. L'abandon de l'auto-production, ou des structures d'échanges non marchands, au profit de l'échange marchand de proximité est-il cohérent et légitime23 ?

Généralités sur la relation entre circuits de proximité et circuits étendus.

Indépendamment de la modalité d'échange (marchande, non-marchande, coercitive), quel impact a le développement des circuits courts sur celui des circuits longs, et réciproquement ?

La première réaction est de supposer qu'il existe un antagonisme entre le développement des circuit longs et des circuits de proximité. La croissance des circuits longs impacterait négativement sur la croissance des circuits de proximité, car pour satisfaire certains besoins, les usagers se tourneraient vers des biens acquis et, on le suppose, produits à distance plutôt que vers des biens acquis et produits localement.

Autrement dit, on aurait :

Δ+ (échanges distants) ⇒ Δ- (échanges locaux)

et, réciproquement,

Δ+ (échanges locaux) ⇒ Δ- (échanges distants)

Relation de concurrence faussement évidente puisqu'un accroissement des circuits étendus induit également un accroissement et une diversification des circuits de proximité.

Les circuits étendus rendent disponibles des biens matériels indispensables au développement des circuits de proximité. C'est le cas pour quantité de biens auto-produits, généralement intégrés dans des circuits de proximité, puisque produits et consommés localement. Pour ne citer qu'un exemple : l'énergie ! L'importation de la ressource énergétique, aisément convertissable en travail, permet de produire sur place une gamme très étendue de ressources. L'argument est également valable pour les circuits de proximité marchands.

Les circuits étendus rendent disponibles des biens immatériels indispensables au développement des circuits de proximité. La circulation des informations, des techniques, des langues, permet un développement quantitatif et qualitatif des circuits de proximité. Plus généralement, en présence de processus reproductifs, tels que l'imitation, le transfert de technologies, la reproduction à faible coût, des mécanismes biologiques (transferts de semences, virus, etc.), le rapport entre les circuits de proximité et les circuits étendus cesse d'être purement concurrentiel. En faisant usage d'une ressource distante, les usagers la reproduisent localement, sciemment ou non. Symétriquement, par le biais d'un modèle diffusionniste, les circuits de proximité peuvent s'agréger pour faciliter la diffusion de « biens » sur de longues distances. C'est ce qui est recherché, typiquement, dans l'effet réseau. Une connexion établie entre des entités proches géographiquement, à travers, par exemple, l'utilisation d'un support, d'un bien, d'une technologie commune, peut servir de canal de transmission entre des entités distantes.

On peut supposer qu’une baisse des échanges locaux résulte d’une baisse des échanges distants. Pour deux raisons.

La première est qu’un échange distant étant composé d'échanges locaux, une baisse des échanges distants conduit mécaniquement à une baisse des échanges locaux24.

La deuxième raison est qu'une baisse des échanges distants impacte mécaniquement sur la quantité d'échange dans son ensemble. Tout d'abord parce que l'échange est en soi générateur de nombreuses activités annexes. Par conséquent, une réduction des échanges distants supprime tout un ensemble d'échanges courts qui, potentiellement, génèrent par ricochet des activités diverses. Ensuite, une réduction des échanges distants conduit potentiellement à une raréfaction des biens sur un territoire donné, et, donc à une baisse des activités nécessaires à la maintenance, à l'usage des biens, et à une baisse des activités permises par ces biens.

Symétriquement, on pourrait supposer qu'une baisse des biens acquis via des circuits distants, qui sont souvent à haute intensité technique, conduit à accroître la quantité d'activités réalisées dans une économie, en limitant l'accès à des techniques qui se substituent au travail humain. Idée séduisante mais difficilement exploitable en pratique, tant la relation entre échange, activités et technique est complexe8658.

Relation entre économie marchande et non-marchande en fonction de la distance d'échange.

Le problème des conséquences du passage d'une économie centrée sur les circuits étendus à une économie centrée sur les circuits de proximité sur le ratio quantité d'échanges non-marchands / quantité d'échanges marchands, est généralement laissé pour compte dans l'idéologie localiste. De même que l'impact du développement des circuits de proximité marchands sur les circuits de proximité non-marchands. Examinons-les successivement.

Effets du développement des circuits marchands de proximité sur les circuits non-marchands de proximité - et réciproquement.

Le développement des circuits marchands de proximité a potentiellement plusieurs effets sur celui des circuits non-marchands de proximité.

Le premier effet est une captation des ressources locales pour l'approvisionnement des marchés locaux, à travers deux voies :

  • La diminution du stock des ressources localement disponibles pour un usage non-marchand. Celles-ci étant allouées à la production marchande locale8659. Phénomène amplifié si le commerce local est orienté vers la production locale, et non vers la consommation locale (voir la quadrature de l'économie locale exposée plus haut). En effet, une partie des ressources locales est alors dirigée vers des échanges marchands distants. Et à terme, surtout s'il s'agit de ressources non-renouvelables, les populations locales peuvent s'en trouver privées.
  • Une privatisation croissante des ressources locales et une élimination des circuits d'approvisionnement non-marchands locaux. Le processus est observable en ce qui concerne l'approvisionnement en ressource alimentaire. Si les marchands locaux agissent rationnellement, il est très probable qu'ils tentent de limiter la production et la consommation non-marchande.

Le deuxième effet concerne les extrants. Le développement des circuits marchands de proximité crée une concurrence sur le secteur non-marchand, concernant d'une part, la satisfaction des besoins et d'autre part, l'acquisition de ressources. Il importe de bien distinguer les deux. En cherchant à satisfaire ses besoins, le consommateur peut en effet recourir à des ressources diverses, localement disponibles ou non, et plus ou moins disponibles. En simplifiant8660, il y a plusieurs cas-type.

  • Soit le circuit local permet ou facilite la satisfaction d'un besoin. Par exemple, il permet de s'approvisionner en nourriture.
  • Soit il permet exclusivement d'utiliser une ressource aisément substituable pour la satisfaction d'un besoin. Par exemple, il permet de s'approvisionner en pommes, mais de nombreux autres fruits sont disponibles.

Dans les deux cas, s'il existe une possibilité réelle pour le consommateur d'avoir recours aux circuits non-marchands, c'est à dire, concrètement, si les ressources peuvent être accessibles librement et gratuitement et ne nécessitent pas la possession d'outils et de connaissances qui lui sont hors de portée, il devrait « en principe » les privilégier spontanément. Mais les faits montrent que ce n'est pas le cas ! Une des raisons en est que ce n'est pas sur les « besoins » que le circuit marchand court concurrence les circuits longs (les besoins peuvent être satisfaits par le marchand et le non-marchand), mais sur des ressources de substitution améliorées, apportant une grande « satiété » et satisfaction au consommateur, qui de fait, n'a plus envie de recourir aux circuits non-marchands. L'acquisition gratuite de ressources est alors déportée vers l'achat, puisque les produits de substitution sont le plus souvent payants. Autrement dit, plutôt que d'aller cueillir des pissenlits parce qu'il a faim, il préfère acheter une salade au supermarché du coin ! Bien qu'ils satisfassent les besoins de la même manière que les ressources non marchandes, les produits proposés sur le marché local créent donc en quelque sorte un effet d'éviction sur le circuit non-marchand. Ils se présentent sous une forme très attrayante, du fait de leur nature intrinsèque (par exemple, pomme de grand diamètre, service de maçonnerie ponctuel, disponible et efficace), mais également des efforts de marketing, même à petite échelle, fournis par les vendeurs pour achalander. De plus, leur acquisition via le circuit marchand peut présenter de nombreux avantages pour le consommateur : elle peut être plus économe en temps, moins coûteuse en ressources, plus simple et moins aléatoire. A supposer que le consommateur dispose d'un revenu suffisant, le marché autorise un approvisionnement quasi-constant et très sûr en ressources diverses, limite les coûts liés à l'acquisition gratuite de ressources (recherche d'une ressource dans la nature, travail nécessaire pour un potager, etc.) et surtout, simplifie considérablement les connaissances qui sont nécessaires à celle-ci (comparativement à un approvisionnement non-marchand, les informations nécessaires à un achat sont plutôt modestes : connaissance du produit, lieu et périodes de vente, capacité à compter, etc.). Enfin, d'autres motifs relèvent davantage de la sphère « idéologique » ou « psychologique ». Le fait de recourir à la cueillette, à la récupe, peut être socialement dévalorisé, voire considéré comme dégradant quand il trahit une situation de précarité économique. Dans un autre registre, l'achat local, qui se substitue à des pratiques non-marchandes traditionnelles, peut être motivé par le soucis de créer du lien social (l'achat à un tiers peut être un prétexte pour créer des relations avec lui8661, au même titre que « la demande ou l'offre de don ») ou encore, de renforcer l'économie locale. L'achat aux producteurs locaux, réalisé par un « local » ou non, constitue alors un acte engagé en faveur du maintien ou du développement de l'artisanat ou de la production « du coin ».

Effets du développement des circuits marchands de proximité sur les circuits non-marchands étendus

Nombre d'effets du développement des circuits marchands de proximité sur les circuits non-marchands de proximité que nous venons d'évoquer pourraient également s'appliquer au développement des circuits non-marchands distants. A priori, dès lors que les ressources sont disponibles sur un marché local, l'effet d'éviction joue également. A cela, il faut ajouter un effet plus spécifique : le développement de l'économie via les circuits de proximité peut potentiellement s'accompagner de mesures protectionnistes directes ou indirectes (subventions, facilités accordées pour l'installation, etc.). De telles mesures protectionnistes, qui visent initialement presque toujours à protéger les producteurs et les consommateurs locaux8662, se répercutent indirectement sur les circuits distants non-marchands, soit en limitant l'accès aux ressources locales, soit en limitant l'accès aux ressources produites - par exemple, en dirigeant la production de blé vers la consommation domestique.

De façon plus structurelle, le développement des circuits marchands de proximité a également pour effet, on peut le supposer, d'étendre le champ des ressources marchandisées. Là où auparavant, certaines ressources s'échangeaient à l'intérieur de l'économie du don, la demande dirigée vers des ressources destinées à une économie locale marchande insère les relations dans une économie d'échange marchand. D'une part, elle renforce les interactions marchandes, en les banalisant et en les étendant, et d'autre part, elle renforce la nécessité de l'échange marchand local pour disposer de certaines ressources. La conséquence, du point de vue des circuits distants, est qu'il devient plus difficile, voire impossible, de jouir d'une ressource distante via un échange non-marchand8663.

Réflexions sur la pseudo-éthique des circuits de proximité.

L'essentiel du message et de l'éthique localiste se résume en une phrase : « achetez local, c'est bon pour vous, pour la planète, pour l'économie » ! Indirectement, le mot d'ordre des nouveaux croisés des circuits courts de proximité, quelque soit leur obédience, est donc de promouvoir le marché, puisque dans « achetez local » il y a « achetez » !

Et pas n'importe quel marché ! Car si l'idéologie localiste est insidieusement pro-marchande, elle est surtout « anti-non-marchande ». Elle promeut en effet, l'élimination finale de toute économie non marchande locale - qui subsiste encore même si elle est sérieusement minée par les attaques incessantes de la mondialisation marchande galopante - au profit d'une économie marchande locale omniprésente, totalisante. Ce faisant, elle s'emboîte parfaitement dans un discours capitaliste et fascisant plus global. Elle prône - et elle le fait sans retenue tant ses partisans sont persuadés de s'inscrire dans la ligne dure des alternatives au système actuel - l'extension du marché, du salariat, de la propriété privée, aux dimensions les plus proches et les plus quotidiennes de notre existence. Là où le marché « devrait » rationnellement et éthiquement être circonscrit à l'échange de produits manufacturés et/ou hautement technicisés (ex : ordinateurs), difficilement auto-productibles, partageables et substituables, ou encore de produits de luxe, pouvant être qualifiés de superflus, l'idéologie localiste défend ni plus ni moins son extension à l'intégralité des produits, des besoins et des échanges !

L'annexion des échanges locaux par un marché pur et dur ne peut en effet que renforcer des processus économiques déjà en cours, tels que :

  • la décrédibilisation et la destruction de la capacité de l'économie domestique à satisfaire les besoins des habitants d'un territoire,
  • un déséquilibre croissant du ratio quantité échanges marchands locaux / quantité échanges non-marchands locaux,
  • la création de nouveaux « besoins » désormais couverts par le marché,
  • la substitution de ressources marchandes à des ressources non-marchandes pour la satisfaction des besoins,
  • l'invasion croissante de la technique dans les zones rurales,
  • l'ouverture de nouveaux marchés locaux à des entités distantes.

D'autre part, le marché nécessitant pour se déployer un cortège de réglementation et de procédures de contrôle social, son extension au niveau local conduit à une extension de l'influence et de l'emprise de l'Etat8664. Là où l'échange se structure sur la base d'interactions communautaires, sur la base d'un tissu social richement étoffé, le marché le dépersonnalise, voire l'anonymise et le standardise. Autrement dit, il commence par le déstructurer, afin de l'insérer dans une structure plus vaste, plus technique et nettement plus coercitive, si l'on veut bien admettre que les échanges marchands contemporains nécessitent un système puissamment contraignant pour pouvoir fonctionner.

Il ne s'agit pas ici de nier l'importance et la pertinence du marché lorsqu'il s'agit de se procurer des ressources indisponibles sur place, ou très difficiles à produire du fait de leur haute technicité, mais dans le cadre de l'échange marchand local, ce n'est pas ce qui est en jeu, étant donné que les ressources sont le plus souvent disponibles sur place. L'échange marchand local, dans ce contexte, est nécessairement un échange hiérarchique, un échange qui inscrit dans un rapport de domination. D’une part parce que ce rapport s'appuie sur la possession exclusive de ressources diverses (outils, patrimoines, compétences, diplômes, etc.) et sur un substrat culturel normatif (travail considéré comme dégradant, servage, etc.). Et, d’autre part, parce que pour se déployer, il nécessite, au moins en arrière-plan, l'intervention de l'Etat. L'idéologie localiste défend donc ouvertement l'extension des rapports hiérarchiques, en les masquant par une représentation idéalisée de la division du travail, où l'intellectuel, le cadre, l'urbain, délègue au manuel, à l'ouvrier, au rural, la production de biens qu'il se refuse à produire lui-même. Non pas qu'il ne puisse pas le faire, mais plutôt qu'il considère que ce n'est pas « son travail » ou son « domaine de compétence ».

L'idéologie localiste encourage, ce faisant, l'hétéronomie, la hiérarchie et la contrainte - puisque l'échange marchand s'appuie sur cette modalité d'interaction - et ouvre un boulevard aux échanges marchands mondialisés. Le tout sous couvert d'un mythe tenace et séduisant : le « village professionnel » ou « village des schtroumpfs », dans lequel chacun trouve sa place et échange avec son voisin les produits de son travail. Ce mythe se fonde sur des représentations archétypales du bien commun ou de la communauté et n'est pas sans rappeler celui de la main invisible d'Adam Smith pour qui le Marché, par des voies quasiment impénétrables, œuvre de façon détournée pour le bien commun et le bien-être de la communauté.

Prenant appui sur cette représentation mystifiée du monde rural et de l'histoire, qui oppose l'eldorado du vilage-marché local, où l'abondance et l'équilibre seraient la règle, à un marché distant, anonyme et menaçant, les alternatives qui se posent à l'intérieur de l'idéologie localiste, comme les SEL, les monnaies locales, les systèmes de distribution valorisant les circuits courts de proximité (épicerie nomade et locale, par exemple), les AMAP, ou encore, des dispositifs plus conventionnels (cantines avec des produits locaux, achats prioritaires à des entreprises locales, etc.) sont antinomiques à des pratiques non-marchandes, autonomistes et horizontales. Car les valeurs qu'elles véhiculent, tant dans le discours localiste, que dans les pratiques marchandes qu'elles développent, sont concrètement et idéologiquement opposées à celles de la gratuité, de l'horizontalité, de la liberté. Elles prônent la confiscation des ressources à travers la propriété privée ou collective, là où il faut au contraire défendre la libération sans condition des ressources ; elles favorisent l'hétéronomie en encourageant l'achat de ressources locales, alors qu'il faut privilégier l'auto-production, la réappropriation et le partage gratuit de ces ressources ; elles prêchent pour une économie hiérarchique, segmentée par la division du travail, alors qu'il faut au contraire privilégier la déprofessionnalisation et l'horizontalité des échanges.

Rien d'étonnant, donc, à ce que ces soldats des circuits marchands de proximité soient des adversaires aussi acharnés de la gratuité. Leur peace and love originel a tourné court devant les réalités du marché ! Le retour à la campagne s'achève en un retour aux valeurs de la ville ! Cet eldorado qu'ils sont venus chercher en fuyant l'impasse urbaine, ce village mythique, ils continuent d'y croire, mais sous la forme d'un rêve aseptisé, concordant avec leur vision fataliste du marché. Dans l'impasse culturelle urbaine où ils demeurent, toute altérité est gommée par l'implacable réalité du marché, ultime horizon, ultime perspective, qui oblitère complètement leur champ de vision.

C'est d'autant plus regrettable que le développement des circuits de proximité non-marchands aurait bien besoin d'aide. De nombreuses mesures pourraient susciter ou accroître leur développement : plantations d'arbres fruitiers publics, mises à disposition de nourriture à partager, ateliers locaux gratuits pour réparer les affaires, développement de services à la personne gratuits de proximité, création de magasins gratuits de proximité, etc. Il s'agit bien de circuits courts. Mais Ô malheur, ils ne sont pas censés créer directement des emplois rémunérés. Qui plus est, ils demandent une participation directe de ces militants du portefeuille que sont les adeptes des circuits marchands de proximité ! Bref, il s'agit d'une mesure réellement décroissante. Sauf que les adeptes des circuits marchands de proximité, soi-disant décroissants, militent pour la croissance de l'emploi local8665... Allez comprendre...

1 C'est ce que j'ai pu constater en parcourant les tracts envoyés aux électeurs pour les élections régionales de 2015 en Languedoc-Roussillon. Ils rejoignent en cela le discours officiel du parti.

2 Que faut-il entendre par circuit ? La littérature n'est pas très loquace sur le sujet. On peut tenter de le définir comme une structure qui canalise des flux réguliers d'échanges ou de transferts de biens ou de services. En d'autres termes, il s'agit d'échanges répétés qui transitent par des mêmes lieux, des mêmes organisations, des mêmes espaces, au sens large. Remarquons en tous les cas que le terme qui tend à prédominer dans la rhétorique localiste n'est pas neutre. D'abord, il masque efficacement le caractère marchand du type d'échange défendu, à la différence, par exemple, d'une expression comme commerce local. Ensuite, il met en avant le caractère réciproque de l'échange, l'esprit « d'entre-soi » qui prévaut dans l'idéologie localiste. Par circuit, il faudrait presque entendre village ! Enfin, la notion de circuit jette un pont, quoiqu'il soit davantage métaphorique que théorique, entre le discours écologiste et le discours économique. Assez proche de la notion d'écosystème, du moins du point de vue représentationnel, elle a des connotations très macro-économiques, keynésiennes. Or, comme nous allons le voir, la rhétorique keynésienne est une composante de la rhétorique localiste. Reste enfin le concept de circuit au sens anthropologique, comme la Kula, qui peut, ici faire écho avec le courant de l'anthropologie économique (Karl Polanyi, par exemple), très proche de la pensée environnementaliste. Quant à la notion d'intermédiaire, elle pâtit également d'un certain flou artistique. Elle n'apparaît pertinente que dans des contextes d'échange relativement clairs, simples et bien balisés, telle la vente d'un produit alimentaire de la ferme au consommateur. En revanche, dès qu'un bien intègre de nombreux intrants, fait appel à plusieurs organisations, nécessite des outils pour sa distribution (notamment via Internet), il n'est pas aisé de déterminer dans quelle configuration on se situe. Au point que la notion, prise telle quelle, me semble quelque peu archaïque pour analyser les circuits d'échange mondialisés qui prédominent aujourd'hui. Faut-il considérer le transporteur, l'organisation qui stocke des ressources, comme des intermédiaires ? Dans le cas de grandes organisations, l'organisation constitue-t-elle un intermédiaire entre le producteur et le consommateur ? Notamment si elle délègue à une structure qu'elle contrôle en partie, la vente des produits ? Pareillement, une coopérative d'achat constitue-t-elle un intermédiaire, ou doit-on intégrer les consommateurs « à l'intérieur » ? Quand une ressource vendue via un circuit court est essentiellement un assemblage de ressources produites en dehors de l'organisation, peut-on dire qu'il s'agit encore d'une vente directe ? Que dire enfin des « outils » ou des personnes nécessaires au déroulement de l'échange : monnaie, marchés forains, agences, personnes qui mettent en contact, etc. ?

3 Cf. Sarah Martin et Dominique Veuillet, Les circuits courts de proximité, La lettre Eco-Acteurs, n°15, Ademe, Décembre 2011. Pour un aperçu général, voir Collectif, Les circuits courts alimentaires : bien manger sur les territoires, dir. Gilles Maréchal, Educagri, 2008.

4 Ceci reflétant peut-être une loi socio-économique sous-jacente, comprenant à coup sûr de nombreuses exceptions et dont l'examen nécessiterait un ouvrage entier : distance d'échange, degré d'intermédiation, modalités d'échange (non-marchand ---> marchand) et probablement distance sociale, sont positivement liés.

5 Qui ne sont que deux modalités possibles parmi d'autres : échange contraint/non contraint, anonyme/ciblé, volontaire/involontaire...

6 Quelques exemples glanés à droite à gauche (recherche sur le moteur de recherche http://google.fr au 30 janvier 2017, sélections sur la première page de résultats). Sur le site <https://laruchequiditoui.fr>, parmi les trois critères retenus, il y a : « Les producteurs doivent se trouver à moins de 250 kilomètres du lieu de distribution ». Sur le site alimagri, du ministère de l'agricultre, de l'agro-alimentaire et de la forêt, on peut lire :« Acheter en circuit court, c’est pour le consommateur une façon de redécouvrir les saveurs de sa région. » Sur le site de l'AREHN, on lit : « Cette relocalisation de l’économie répond aux préoccupations écologiques visant à diminuer les dépenses énergétiques. Les produits vendus en circuits courts parcourent peu de distances. » Sur ConsoGloben, je note : « Un circuit court vise à privilégier un lien direct entre producteur et consommateur, lien construit sur la proximité géographique et la participation active du consommateur ». Sur le site du Réseau cocagne, dédié aux circuits courts, on peut relever : « Le circuit-court : le local avant-tout ». Le site <http://www.circuits-courts.info/> clame sur sa page d'accueil : « Achetez vos fruits et légumes en direct et près de chez vous dans l’un des 6397 circuits courts référencés ici ! ». On pourrait continuer à multiplier les exemples, mais retenons l'essentiel, la notion de circuit court intègre implicitement celle de proximité géographique. Au point qu'il est presque légitime de se demander si la définition gouvernementale des circuits courts est bien pertinente. Vincent Arcusa note ainsi dans son mémoire de fin d'étude, L’efficacité énergétique des circuits courts : Etat des lieux des déplacements de producteurs, CIVAM Bretagne, 2011. : « Parmi toutes ces variables, celle qui semble la plus importante à prendre en compte est la distance entre le producteur et le consommateur. Dans le cas où l’on ajoute une notion de distance, on parle de circuits courts de proximité, bien que cette dénomination n’ait rien d’officiel. ».

7 Croyance formidable selon laquelle le marché nous oriente miraculeusement vers toujours plus de travail, plus d'emploi et donc plus de bonheur... ! Amen !

8 En règle générale, le concept s'applique aux entreprises. Toutefois, on pourrait également le transposer à un autre agent économique : le consommateur. Dans ce cas, il relève davantage de la psychologie que de l'économie, mais le principe reste assez proche. Il s'agit de convaincre son entourage ou soi-même, que ses propres pratiques sont respectueuses de l'environnement. Je consomme local, je ne pollue plus !

9 Yann 35, Le localisme, seule issue pour le monde ?, mercredi 12 novembre 2008, Agoravox.

10 Sur le site de l'ARHEN, ibid., on peut lire que les circuits courts « nécessitent moins d’emballage et de conditionnement. Développer les circuits courts permettrait donc de réduire l’impact écologique du secteur agroalimentaire, responsable de 30 % des émissions de gaz à effet de serre. Le transport, grand producteur de CO2, surtout par avion, est bien sûr en cause ». Le site la ruche qui dit oui propose quant à lui de « développer les circuits courts pour (...) lutter contre le changement climatique ». Même son de cloche sur le site LOCAVOR, « LOCAVOR diminue le gaspi dans les circuits de distribution classique car les fournisseurs ne livrent que ce qui est commandé. ».

11 Quelques sources consultées : CEREZA, Les émissions de CO² du fret ferroviaire face au routier, 2014 ; Statistiques sur le transport de marchandises, EuroStat, 2016 ; Clément Fournier, Pourquoi Consommer Local n’est pas Toujours Bon pour la Planète ?, E-RSE, 19 septembre 2016.

12 Dans les Dom-Tom, on apprend très vite qu'un magazine « par avion » coûte plus cher qu'un magazine « par bateau » !

13 Voir Arcusa V., id'.', p.15 - 17 et son résumé d'une étude de E. Schlich. L'état de l'art réalisé par Arcusa montre d'une manière générale qu'il est très difficile de comparer l'impact environnemental des deux systèmes.

14 Ce contre-argument néglige toutefois le fait que les grosses structures génèrent nombre d'activités indirectes, elles-mêmes polluantes. Par exemple, « l'information grise ». J'entends par là, l'énergie dépensée pour le fonctionnement des activités immatérielles nécessaires à la réalisation de l'activité de transport. Mais quoi qu'il en soit, le débat reste ouvert ; et force est d'admettre que le rapport entre la pollution globale générée par un système fondé sur les circuits courts de proximité et celui d'un système à circuits étendus, est plus complexe qu'il n'y paraît.

15 On pourra consulter sur le sujet le rapport du Commissariat général au développement durable : « Consommer local, les avantages ne sont pas toujours ceux que l’on croit », n°158, Mars 2013.

16 Les formes ludiques, comme l'ouverture des fermes au grand public, n'ayant pas la même fonction.

17 Par exemple, Hiroko Amemiya et al., Les circuits courts : un « monde de commercialisation » interpersonnel ? Marechal Gilles. Les circuits courts, Educagri, pp.113-123, 2008 ; Yuna Chiffoleau et Benoît Prevost, « Les circuits courts, des innovations sociales pour une alimentation durable dans les territoires », Norois, 224 | 2012, mis en ligne le 30 septembre 2014, consulté le 30 janvier 2017. URL : http://norois.revues.org/4245.

18 L'exposé de la méthodologie prend à peine quelques lignes et reste évasif.

19 Je participe à la gestion d'un troupeau de chèvres à temps plein et connais à ce titre quelques éleveurs.

20 S'appuyant sur une enquête du CIVAM-Bretagne, auquel il appartient, Pascal AUBREE déclare par exemple « Les circuits courts génèrent 2 fois plus d’emplois que les circuits longs ». Rachida Boughriet affirme quant à elle que selon l'ADEME, Les circuits courts de proximité « constituent aujourd'hui une opportunité économique non négligeable pour (...) un territoire (création d'emplois locaux) », Alimentation : le bilan carbone des circuits courts pointé par le CGDD, avril 2013, ActuEnvironnement.com. Jean-Louis Cazaubon déclare à son tour « Consommer local permet de soutenir les agriculteurs et producteurs et de soutenir l’emploi au niveau régional », Qu’est-ce que le consommer local ?, EcoSocioConso, 21 avril 2015. Le rapport n°2942 remis à l'assemblée nationale par la députée Brigitte Allain le 7 juillet 2015, abonde également dans ce sens (voir le chapitre D. « Nos emplettes sont nos emplois »).

21 On pourra également consulter sur le sujet, dans un site d'inspiration libérale, Philippe Silberzahn, Le vrai danger du « consommer local », Contrepoints, 6 septembre 2016.

22 Formellement, soit une économie donnée, générant un ensemble E d'échanges, dans un intervalle de temps donné, on a Enm (échanges non marchands) + Em (échanges marchands) = E et El (échanges locaux) + Ed (échanges distants) = E. Calculons deux ratios, celui de la marchandisation m = Enm / Em et celui de la distance d = El / Ed. La question est de déterminer le rapport entre les deux ratios. Autrement dit, quelle est la nature de la fonction d = f(m) ? Une autre question, plus générale, est de déterminer la valeur de d.

23 Par exemple, est-il préférable d’acheter local ou de récupérer non-local !?

24 Notons à ce propos que la distinction entre un échange distant et un échange local dépend de l'échelle d'observation et du critère retenu pour caractériser l'échange. L'existence d'un intermédiaire peut transformer un échange distant en une succession d'échanges locaux. Certains localistes introduisent à ce titre le concept de « degré d'intermédiation » qui mesure, formellement, la quantité d'échanges entre le producteur du bien et l'usager final. Et si, dans une perspective d'anthropologie économique, on se cantonne à une représentation purement descriptive du circuit suivi par un bien, indépendamment des modalités d'échange, toute personne qui possède à un moment donné le bien, qui le stocke, en est potentiellement un intermédiaire.

8659 On peut l'observer dans le domaine de la pêche.

8660 Tout dépend de l'étendue qu'on donne aux besoins. Le besoin de manger des fraises en hiver ou le besoin de se nourrir !

8661 Pratique qui n'est pas forcément désintéressée puisqu'on peut acheter en espérant un achat en retour. En ce sens, l'acheteur offre un achat au vendeur !

8662 On trouve toutefois des mesures protectionnistes davantage ciblées sur des pratiques non-marchandes locales. Historiquement, par exemple, certains droits d'usage, comme le droit de vaine pâture, étaient limités à des communautés locales. On peut consulter sur le sujet : Hervé Luxardo, Les paysans. Les républiques villageoises. 10e - 19e siècles, Aubier, 1981, p.152.

8663 Symétriquement, on accuse parfois la croissance des circuits non-marchands longs d'être à l'origine du développement des circuits marchands de proximité et distants. L'utilisation abusive de ressources naturelles par des consommateurs distants forcerait les consommateurs locaux à privatiser leurs ressources.

8664 Historiquement, il n'en a d'ailleurs jamais été autrement. Les premiers marchés ont commencé à se développer en connivence avec l'Etat.

8665 On pourra lire par exemple l'article de Julie Lallouët-Geffroy au titre éloquent, Les circuits courts alimentaires créent de nombreux emplois, Reporterre, 25 janvier 2017.



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