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La Descente du col de festes : du mythe de l'énergie libre au néo-colonialisme urbain Auteurs : Benjamin Grassineau (voir aussi l'historique) Création de la page: 02 décembre 2022 / Dernière modification de la page: 11 février 2023 / Propriétaire de la page: Benjamin Grassineau
Résumé : Ce texte a fait l'objet d'une présentation radiophonique dans l'émission « Entrez sans payer » du mois de décembre 2022.
Cette année, j’ai enfin eu le loisir d’assister à la Descente du col de festes. L’occasion pour moi de nourrir quelques réflexions sur les liens entre la fête et le néo-ruralisme ; ou plutôt devrais-je dire, entre le « festivisme » et les néo-ruraux. Fête marchande et fête non-marchandeÀ quoi sert la fête dans la culture néo-rurale ? Pour essayer de répondre à cette question, je distinguerai tout d'abord deux types de fêtes. Les fêtes marchandes, dont le lieu, les ressources matérielles, les biens immatériels (marque, supports de communication, etc.) sont l’objet d’une confiscation et d'une marchandisation plus ou moins large par leurs propriétaires. À l’inverse, les fêtes non-marchandes sont appropriables gratuitement par tout un chacun1. La distinction étant faite, observons que les deux catégories festives n’ont pas les mêmes fonctions et n’ont pas, dans l’ensemble, des propriétés similaires. Les caractéristique et les fonctions de la fête marchandePrenons le cas des festivals culturels qui colonisent aujourd’hui massivement l’espace rural. Il s’agit le plus souvent de fêtes marchandes caractérisées par :
On pourrait essayer de dégager des fonctions et des formes plus fines, plus précises de ces fêtes marchandes, en détaillant des sous-catégories. De même, on pourrait tenter d’identifier des publics spécifiques et récurrents qui s’y rattachent. Par exemple, dans des festivals de rock, la concentration de concerts appartenant à une musique de niche et de son public afférent a sans aucun doute une fonction mobilisatrice au sein de la communauté des rockers. Ou tout simplement de promouvoir un courant musical. Mais dans l’ensemble, la forme de ces festivals et la manière dont ils se structurent est déterminée par le secteur marchand auxquels ils appartiennent. Dans un festival de musique, il y aura des concerts. Dans une fête « bio », comme la fête de l’Arbre qui se déroulera bientôt à Carcassonne, il y aura des exposants. Basiquement, on n’attend pas des pépiniéristes qu’ils jouent un concert vert ! Pour autant, quelque soit la forme, le fond reste identique. La fonction demeure : écouler des produits, les consommer. Point. Bien sûr, la fête offre parfois une expérience « consommatoire » plus étendue. Des fonctions et des services additionnels viennent s’y greffer. Par exemple, il peut s’agir d’un lieu de rencontre. Et il y a toujours des interstices, des espaces informels qui échappent en partie à la main-mise de l’espace marchand sur les personnes et les produits qui l’occupent. Mais ce phénomène, qu’il demeure ou non à la marge, est toujours subordonné à l’empire et aux finalités du Marché. Les caractéristiques et les fonctions de la fête non-marchandeD’une toute autre nature est la fête non-marchande, puisque le participant y est précisément dégagé de l’emprise marchande. Cela ne signifie pas que le marché y soit absent ; mais quand il s’immisce, il est asservi, soumis, aux finalités non-marchandes de la fête. La finalité, la fonction et la forme de la fête non-marchande ne sont pas celles de la marchandise ou du Marché. Elles sont différentes, elles sont ailleurs. Où ? Il n’y a pas de lieu précis.
La fonction et le sens du rituel qui, du point de vue vernaculaire, définissent l’identité de la fête, bien plus que les théories, les discours qui établissent l’origine et la cause, sont à rechercher dans cette mémoire collective qui forme le sous-bassement de la culture dans laquelle la fête non-marchande s'établit. C’est dans ce substrat, dans cette matière vivante que le sens de la fête trouve sa consistance. La fête non-marchande est toujours la reproduction théâtralisée, le miroir déformé qui métamorphose comme par magie l’image de ceux qui s’y regardent et par là-même s’y admirent collectivement. Elle est la messagère du lien collectif, de l’unité sociale invisible qui transcende les individualités. La fête non-marchande se nourrit toujours du don, de la circulation des rires, des symboles et de la charge sociale, de la valeur symbolique de la matière en mouvement. Ce faisant, elle unit, elle unifie le réseau Humain – Objet qui constitue la matière sur laquelle la culture se perpétue. Elle symbolise, elle manifeste ce qui constitue le cœur de la vie sociale, l’échange fondamental, la communauté et les valeurs qui la guident. La fête et le néo-ruralisme new-ageRevenons à la Descente du col de festes. Cette fête, du moins si on la définit comme telle, se positionne à mi-chemin entre la fête marchande et la fête non-marchande. Certes, elle profite à l’association qui l’organise (en témoigne la buvette), mais elle lui échappe en partie. Son succès local auprès des néo-ruraux prouve en effet qu’elle possède des propriétés qui la rendent attractive auprès de cette population en dépit de l’absence de rémunération des participants. Elle regroupe ainsi la communauté néo-rurale installée aux alentours ; et si d’autres populations s’y greffent, c’est proportionnellement parlant, en nombre bien plus limité. En somme, cette fête se rattache à un sous-groupe social, celui des néo-ruraux, qui, bien que très hétérogène, a développé une certaine culture qu’il partage avec d’autres groupes du même type installés dans d’autres régions : ce que j’appellerais le néo-ruralisme new-age. Le néo-ruralisme new-ageCette culture est assise, comme les autres sur une base idéologique dont je dégagerai trois traits principaux.
La fonction du rituelFestivisme, naturisme élargi et autonomisme, voici donc posées les bases de l’idéologie néo-ruraliste new-age. Enserrée dans cette idéologie, la fête non-marchande a alors pour fonction de rassurer ses adeptes. Elle comble un désir inassouvi et permet au groupe de communiquer avec l’invisible, avec la réalité matérielle, immatérielle, réelle, imaginaire, qui ne se voit pas, mais qui est pourtant présente en arrière-plan, au moins dans l’inconscient collectif, et peut-être en partie cognitif. Cette part d’invisible est toujours présente dans la fête non-marchande. Comme si elle se destinait à l’apprivoiser, à l’amadouer. Le désir se comble lorsque l’invisible devient visible, lorsque le Ça se confond avec le Moi, lorsque l'intention, le désir se matérialisent dans l’objet, dans l’action ; dans l’échange en fin de compte. Ce sont les œufs cachés qu’on découvre sous des feuilles, le cadeau soigneusement enveloppé qui se dévoile, la fève qui croque sous la dent, le char presque démantibulé qui déboule au hasard d’un virage. Cette mise en lumière de l’invisible autorise tout un chacun, en dévoilant ses désirs inconscients, à les exprimer, à les sublimer et à les vivre, même si c’est de manière purement factice. Noël, Pâques offrent l’illusion d’une abondance, d’origine sociale pour la première, naturelle pour la seconde. Miroirs symboliques, elles soulagent la frustration accumulée, produite et entretenue pas l’économie marchande qui se fonde sur l’invention et la maintenance de la rareté et l’exclusion du don de l’échange, ou plutôt, sur son ostracisation, sur sa mise à l’écart. Néo-ruralisme ou néo-colonialisme urbain ?Dans la Descente du col de festes, le rituel vient lui aussi atténuer cette frustration qui paralyse le néo-ruralisme new-age. Car en réalité, les valeurs auxquelles il souscrit, le festivisme, le naturisme élargi et l’autonomisme, sont parfaitement étrangères à son fonctionnement factuel. Elles n’orientent même plus grand-chose. La révolution néo-rurale est un échec qui se fera de plus en plus patent à mesure que le mythe de la nature bienveillante, qui n’est pas étranger au fascisme agraire de Vichy, remplacera celui de la nature hostile, plutôt cher aux marxisme. L’échec sera de plus en plus manifeste à mesure que le mythe de la tradition populaire pleine de sagesse et de bon sens, se substituera à celui de la parole sacrée et salvatrice de l’instituteur, colportant la science aux confins de ces campagnes supposées frappées par une ignorance et un obscurantisme asservissants. En définitive, à mesure que le néo-ruralisme s’étendra sur des territoires délaissés, il deviendra de plus en plus manifeste qu'il ne produit rien et qu'il ne libère rien. Comme avant, il conquiert, un point c'est tout. Il acculture les esprits. Le contenu change mais le rapport de domination demeure. Les soldats du matérialisme scientifique ou de l'énergie libre ne font que renforcer la même structure de domination, celle du néo colonialisme urbain. J'entends par néo-colonialisme urbain une domination des villes sur les campagnes. Une façon de penser, des manières de faire, sont « imposées » par une population, une administration et/ou une élite urbaines, à une population rurale. Cette colonisation est un phénomène observable dans de nombreuses zones rurales françaises. Elle s'est longtemps manifestée par l'imposition de pratiques agricoles industrielles, la confiscation des terres, l'implantation des écoles de la République dans les villages, l'exportation de façons de faire et de vivre propres à la ville dans les campagnes4, etc. Aujourd'hui, elle s'accompagne d'un transfert de population des zones urbaines vers les zones rurales, ce que l'on appelle le néo-ruralisme. Arrêtons-nous sur ce point. Pouvons-nous anticiper l’évolution de ce néo-colonialisme urbain ? Tout dépendra du modèle qui l'emporte. La Descente du col de festes offre l'espoir de communautés qui commencent timidement à s’entremêler, à s’enrichir mutuellement, sans trop de heurts. Cela, pourquoi pas ? En revanche, il suffit de se tourner vers des structures plus institutionnelles, à l’instar par exemple de la Maison Paysanne ou du Tiers-Lieu à Limoux, pour observer une tendance nettement plus verticale et descendante, quoique bien entendu mâtinée d’un discours participationniste qui dupe les plus naïfs. C’est là que s’établit la frontière, aussi floue soit-elle, entre le métissage des populations rurales et néo-rurales produisant des phénomènes épars de syncrétisme et de mélange culturel et une forme plus sournoise et invasive de néo-colonialisme urbain. Néo-colonisalisme urbain dont le rayon d’action épouse celui des institutions étatiques qui en assurent la domination sur des territoires ruraux qui, depuis la perte des colonies, endossent malgré eux le rôles de territoire à conquérir, de territoire des possibles, de libres continents sans grillage, où l’on peut croire, le temps d’une fête comme la Descente du col de festes, qu’on est en train de changer le monde. Alors qu’en réalité, il va de soi qu’il n’en est rien. Rien, mais alors rien ne se passe. Rien ! Ou peut-être si, seul le temps passe, glissant sur cette haute-vallée de l’Aude que rien de semble perturber. Mais n’est-il pas vrai que le temps et la gravité sont intimement liés ? Peut-être la Descente du col de festes fait-elle alors entrevoir à ses participants l’expérience du vide, la sensation du néant. L’expérience ultime où la gravité est si concentrée, qu’elle étire indéfiniment le temps relatif. Peut-être nous donne-t-elle à apercevoir ce trou noir dans lequel le néo-ruralisme new-age tente désespérément de se perdre. Car hélas, pour lui, la gravité et la métrique de l’espace-temps sont impitoyables. Sans répit, elles le rappellent à la raison. Eh oui ! Il faudra bien aller faire ses courses au supermarché du coin. Parce que toute la spiritualité et les plus belles fêtes tendances n’occulteront jamais la froideur caverneuse d’un frigo vide. Notes1 Du moins dans une certaine mesure. Des contraintes morales, ethniques, des normes attendues, pouvant conduire à une fermeture relative, à une identité de la fête qui s’impose aux participants, comme n’importe quel fait social. Reste que la fête non-marchande demeure fondamentalement un bien public. Elle a une identité, une consistance, des règles qui la structurent, mais on s’en saisit librement. ⇑ 2 On pourra lire notamment, « C'est quoi être naturel ? ». ⇑ 3 Voir par exemple cet article : < https://sites.google.com/site/lafindelacrise/francais/ecovillage/concepts/differences-entre-le-survivalisme-et-l-autonomie > ⇑ 4 Par exemple, la répression sur l'interdiction des chiens en divagation dans les villages s'est récemment accrue. On peut aussi penser aux plaintes qui concernent le chant des coqs !! Pour une analyse historique du phénomène, on pourra se référer à Robert Muchembled, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XVe-XVIIIe siècles). Essai. Paris, Flammarion, 1978. ⇑ Catégories: Critique de l'économie marchande alternative
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