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Le voyage-marchandise et son antagoniste

Auteurs : Benjamin Grassineau (voir aussi l'historique)
Date de création de l'article : 04-12-2022 10:50
Rubrique: Les espaces de gratuité mobiles
Etat de la rédaction: finalisé
Droit de rédaction : ouvert
Licence : Licence culturelle non-marchande


Création de la page: 04 décembre 2022 / Dernière modification de la page: 04 décembre 2022 / Propriétaire de la page: Benjamin Grassineau


Résumé : Ce texte est davantage « poético-philosophique » que sociologique... Il fait suite au voyage de la caravane de la gratuité de l'été 2022 et a donné lieu à une sorte de tableau sonore psycho-géographique diffusé dans le cadre l'émission Entrez sans payer.



« La marchandise on la brûlera. »

Journal mural mai 68, Sorbonne, Odéon, Nanterre, etc... Citations recueillies par Julien Besançon, Tchou, 2007, p.171.

Le voyage est soumis à l’empire du Marché. Qu’il soit consommation finale ou intermédiaire, c’est à dire simple moyen mis au service de l’économie marchande, travail fantôme ou mobilité rémunérée visant à faire tourner la machine – et peu importe si elle tourne à vide –, il prend désormais la forme d’une marchandise.

Action segmentée, entité uniforme vis à vis de laquelle le consommateur prend une posture d’acheteur ou de revendeur. Celui-ci se distancie du voyage en le séparant de son environnement et en le fractionnant en éléments bien distincts, classifiés selon une échelle de valeur monopolistiques et avec lesquels il interagit selon des expériences elles-mêmes parfaitement délimitées et échelonnées, qu’il transforme, par la magie des techniques modernes en marchandises échangeables et ainsi monnayables.

Encastré dans l’économie marchande, le voyage possède donc les trois propriétés fondamentales de la marchandise :

  • Il prend la forme d’une entité dissociée de son environnement, distanciée de l’acquéreur, de l’utilisateur, sur laquelle celui-ci procède à des opérations-types. La marchandise est isolée de son environnement immédiat ; elle s’en dégage, s’en extrait. Ce qui ne veut pas dire qu’elle s’autonomise par rapport à des réseaux, des circuits plus vastes, marchands précisément, mais elle est étrangère à la somme des objets, à la matière qui l’entoure. Il ne s’agit plus d’un rapport complexe entre un être humain, des groupes, des paysages, une réalité locale, emplie de sens et de relations inquantifiables, mais d’un produit distinct destiné à satisfaire un besoin, celui du voyageur qui prend des photos, qui accumule des expériences comme on accumulerait du capital.
  • La deuxième propriété fondamentale de la marchandise est qu’elle doit pouvoir circuler, être échangée, classifiée à l’intérieur d’une échelle de valeur qui la transcende. C’est dans ces flux, dans ces circuits, que la marchandise acquiert sa valeur, son prix. La photo de voyage n’a de valeur que marchande. Elle constitue la marchandise transformée produite à partir de la matière brute qui va permettre de rentabiliser le voyage.
  • Troisième caractéristique. La norme, la régularité, la planification. La marchandise ne peut se permettre l’écart à la norme. Elle doit s’aligner impérativement sur le critère d’efficacité. Sans quoi, l’obligation de payer n’a plus lieu d’être. L’acheteur a des attentes, la marchandise doit tenter de les satisfaire. Au moins doit-elle donner l’illusion qu’elle a intrinsèquement l’intention de le faire et qu’elle le fera du mieux qu’elle le peut. Ainsi, l’acheteur s’attend à un logement conforme à ses attentes. Et le vendeur s'y pliera, même s’il y rechigne1.

Ces trois propriétés fondamentales du voyage-marchandise en font le symbole même de l’illusion marchande. J’entends ici cette capacité du Marché à rendre invisible son influence et sa présence. Le Marché semble disparaître du voyage-marchandise2 pour laisser place au rêve, à l’évasion spontanée, naturelle. L’absurdité du voyage-marchandise, son absence de sens, le vide qui l’anime, s’effacent devant l’évidence massive de la marchandise pourvoyeuse de sensations, d’espaces de stimulation dont l’accès est méthodiquement rendu payant.

La destruction culturelle qui s’en suit est consubstantielle au capitalisme3. Car la marchandise s’efface au profit de la « représentation contenue dans la marchandise en mouvement ». La marchandise est mobile car elle permet la projection dans l’objet de l’altérité qui vient à soi, quand on ne peut aller à elle. Ce faisant, la marchandise n’est que la représentation désincarnée, telles ces statues africaines arrachées de leur contexte culturel, qui transforme un élément culturel en marchandise, renvoyant les originaux à de simples rêveries de collectionneurs éclairés.

Ce que nous avons tenté de faire avec la caravane de la gratuité se situe à l’exact opposé de la marchandise. La symétrie est stupéfiante. À travers la relation non-marchande, qu’elle prenne une forme artistique, heuristique, fonctionnelle, c’est une transformation intégrale qui fait surface, car elle à la fois existentielle, groupale et sociétale.

La désorientation que ce voyage produit est totale car elle inverse le rapport entre la finalité et l’action. Le sens de l’action émerge au fur et à mesure que l’action se construit. La forme même du voyage est indéterminée. Tout au plus obéit-elle à une ensemble minimaliste de contraintes. Mais en réalité, il n’y a pas de destination, pas de mouvement attendu, planifié. Le mouvement se construit, se dessine telle une entité organique au gré des rencontres et des dérives. Ce n’est pas un mouvement régulier, mais une dérive4 incontrôlée qui permet de retracer des circuits d’échange et peut-être de les redécouvrir, à l’instar d’une forme de reconstitution archéologique inconsciente5.

Si la transformation est intégrale, c’est aussi que le voyage non-marchand est rencontre mutuelle, échange non-conditionnel et réciproque, et non échange polarisé auquel vient se rajouter l’action tierce qui l’« a-symétrise » – par exemple, un transfert monétaire6.

J'ai lu une fois que chez les navigateurs polynésiens, ce n'était pas le bateau qui allait jusqu’à l’île, mais l’île qui venait jusqu’au bateau. Peu importe que cette information soit exacte ou non7, je retiendrai surtout qu’il en va de même dans ce type d’échange. Ce qui crée la polarité, c’est le média, le bien partagé ; la caravane en l’occurrence. De là ressort une sensation d’immobilité dans le mouvement. Comme si le décor se mouvait autour de la caravane, nous rendant tous acteurs et spectateurs de notre propre changement. Cela va bien au-delà de la simple expérience. C’est une transformation partagée qui affecte les représentations individuelles et collectives et confère le sentiment d’être noyé dans un rêve un peu brumeux.

La position d’extériorité qui pèse sur l’échange est rendue inopérante par l’impression d’être dans une réalité parallèle où les cloisonnements induits par le Marché ont disparu. Dans cette réalité, la rencontre de l’autre est une rencontre véritable, dans ses multiples dimensions, dans sa totalité. Elle est incommensurable. Elle englobe des dimensions artistiques, humaines, sociales, économiques… Tout se mélange.

Je parlerais volontiers d’initiation !! Ceci dans la mesure où l’entrée dans cette voie parallèle est la redécouverte d’une liberté fondamentale que l’âge adulte a totalement fait disparaître. Le « monde à l’envers »8, celui où le règne de la marchandise n’a plus cours, s’efface devant le plaisir de cueillir des mûres, avant de prendre la route vers des destinations et des personnes inconnues.

Notes

1 Indirectement, l'effet de ces plateformes participatives est donc d'intégrer de plus en plus de personnes et de ressources dans le giron de l'économie non-marchande, en les formatant à cet effet.

2 Sans doute d'avantage que dans d'autres activités.

3 Qui reste une variété marchande parmi d'autres.

4 Ce qui n'est pas sans rappeler le concept de dérive tel qui est défini dans le courant situationniste.

5 Je vais ici référence, de façon bien sûr purement spéculative, à l'archéologie expérimentale.

6 Ce point est brièvement développé dans un compte-rendu sur le carnet de recherche du Boomerang.

7 Une façon détournée de dire que je n'ai hélas pas retrouvé la référence...

8 La référence choisie est ici Stranger Things ! Le « monde à l'envers » est là, au même endroit, mais présent dans une sorte de « réalité parallèle ». Cette réalité, nous n'y accédons pas, car nous sommes conditonnés pour évoluer dans la réalité structurée et forgée par l'économie marchande. Tout est donc affaire d'action et de représentations. Il suffit de sortir de ces actions-représentations pour percevoir le même monde différemment. C'est du moins l'idée, somme toute assez banale, que j'ai voulu exprimer ici. Elle n'est pas sans faire écho aux travaux de René Barbier sur la recherche-action existentielle.




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