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Pourquoi lo-fi ? Par opposition radicale à ceux qui prétendent qu'il y aurait de la « bonne » et de la « mauvaise sociologie ». Lo-fi car on peut faire de la sociologie sans être mutilé, limité, aliéné par le style académique pompeux, réactionnaire, ultra-sérieux et politiquement correct qui colonise les revues académiques.
Conséquence, la sociologie lo-fi peut être mal écrite, traiter de sujets introuvables (ou pas), être non-marchande, anti-système, etc. Cette orientation « atypique » et le flou qui entoure la notion, font que certaines analyses sortent parfois du cadre du laboratoire.
 

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Politique des cours de récré

Auteurs : Manuel J Grotesque (voir aussi l'historique)
Date de création de l'article : 2008
Rubrique: La revue de sociologie lo-fi
Etat de la rédaction: finalisé
Droit de rédaction : non éditable
Licence : Licence culturelle non-marchande


Création de la page: 26 novembre 2013 / Dernière modification de la page: 26 novembre 2013 / Propriétaire de la page: Benjamin Grassineau


Résumé :



Article publié en 2008 sur la RSU

Les idées politiques d’un adulte sont presque entièrement dues à son enfance et son adolescence, périodes pendant lesquelles il n’a justement aucune idée politique arrêtée. Je crois qu’une fois adulte, on n’intègre plus grand-chose à son édifice moral : on peut faire semblant, pour la frime ou par opportunisme, mais au fond les dès sont jetés depuis longtemps. Comme ces incompréhensions et ces réflexes trouvent leur origine dans le lointain passé de notre formation intellectuelle, on les prend pour argent comptant et on se fabrique des « autres », ces adversaires politiques avec qui il est inutile de discuter, comme les bandes ennemies de la cour de récré. Brandir le panneau de la tolérance ne résout rien : c’est un vrai retour sur son histoire personnelle qu’il faudra effectuer pour ne plus vivre entouré de bons et de méchants, de cow-boys et d’indiens, de winners libéraux et de losers gauchistes, de brillants intellos de gauche et d’abrutis qui votent Sarko. Transcender ainsi notre infantilité politique.

L’expérience de la famille, la façon de négocier son complexe œdipien, ainsi que sa définition « pré-sociale » au sein de la mini-société qu’est l’école, posent une à une les pièces de la position morale du futur homme dans la société. Il faudrait faire intervenir des tas de notions psychanalytiques, éducatives et sociologiques : je ne le ferais pas car je n’y connais rien ! Tout cela part d’une intuition qui me semble évidente, j’ai l’impression d’enfoncer là une porte ouverte, qu’on préfère pourtant généralement refermer. On fait croire que nos opinions politiques sont le fruit d’une haute réflexion, vraiment un truc de « grandes personnes » et pas les conséquences presque mécaniques de nos histoires personnelles. Les idées politiques sont d’un niveau bac à sable précisément parce que les gens ignorent qu’elles proviennent du bac à sable, ils méconnaissent les racines de leurs propres positions morales, positions qu’ils martèlent sans vraiment les comprendre. Ces racines se situent à mon avis dans l’apparition du concept d’injustice. Attention ça n’a rien de scientifique, c’est basé uniquement sur mes souvenirs et une observation distraite de mes contemporains.

L’injustice, pour pouvoir devenir un concept moral fort, doit être ressentie personnellement (ou par procuration sur une personne très proche), comme une douleur concrète. Certes, personne ne peut affirmer n’avoir jamais souffert, ne serait-ce que par le fait de naître, mais une divergence s’opère quand on se trouve en face d’un véritable supplice : on estime alors avoir atteint les limites de ce que l’on est capable de supporter. Remarquons que la représentation qu’on se fait de la souffrance est plus déterminante que la réalité du traumatisme: cette dernière sera de toute façon reconstruite par la mémoire avec le passage du temps.

Quand la simple douleur devient supplice, un enfant ou un adolescent se trouve à un moment clé de son parcours intellectuel. En fonction des influences culturelles qu’il subit, il rencontrera ou non l’idée susceptible de tout arranger : la justice, mère de l’égalité. Dans nos sociétés occidentales caractérisées par des classes moyennes béantes et uniformisées, l’immense majorité des enfants découvre la justice très précocement, à travers les dires de parents, des maîtres etc… Mais gardons-nous d’en faire une évidence : certains enfants peuvent ne jamais avoir entendu parler de ce machin-là. Dans les exemples que j’ai vus, il s’agit soit d’enfants très défavorisés (petits « villeros » de Buenos Aires) soit des fils d’une certaine aristocratie ou haute bourgeoisie peu préoccupée par les concepts moraux les plus basiques, mais aussi parfois de gamins de classes moyennes grandissant dans des cellules familiales particulièrement chaotiques. A part ces exemples extrêmes, la majorité des enfants assimilent avec l’égalité une règle de base des comportements sociaux, au moins dans la culture judéo-chrétienne : ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse. Leur interprétation de cette égalité va rapidement les amener à se positionner « pré-politiquement ».

Car si l’on « vend » l’égalité à presque tous les enfants, certains s’estiment rapidement lésés d’avoir acheté un produit qui ne fonctionne pas, ne met pas fin aux supplices comme par magie. L’enfant ressent des préjudices que rien ni personne ne viendra réparer, comme dans le cas fréquent où quelqu’un le fait souffrir sans que nul autre n’assiste à la scène (tabassage à la sortie de l’école, frère ou sœur à tendances sadiques, adulte mal intentionné…). A ce moment, l’ébauche d’organisation sociale qui commençait à se dessiner dans son cerveau se trouve déjà raturée, gribouillée : l’égalité existe, mais jusqu’à quel point ? Quelle attitude adopter vis-à-vis de ce déséquilibre de forces dans un univers encore en construction ?

La réponse « pré-droitière » consiste à oublier un instant le concept groupal d’égalité et faire front pour son propre compte. La souffrance doit être vite relativisée et considérée comme inévitable. Il ne s’agit pas là d’un oubli total de l’égalité (qui demeure essentielle comme théorie anti-chaos), mais d’un compromis pragmatique pour triompher individuellement d’une situation délicate : le petit libéral, c’est le butteur perso. Il fait encore partie d’une équipe, mais c’est en gardant le ballon qu’il a pu marquer, se définissant ainsi comme l’élite. L’exemple du foot peut sembler délicat, la plupart des entraîneurs condamnant d’emblée une telle attitude au sein d’un jeu par essence collectif, mais ce paradoxe est au fond caractéristique du libéralisme, qui prodigue en permanence deux messages contradictoires : il nécessite autant la masse soumise (l’ordre) que le coup de génie individuel (liberté d’entreprise). A l’école, je me souviens parfaitement que je détestais les butteurs persos. Je n’aurais jamais évidemment jamais pensé les traiter de « sales cons de droite », mais ais-je beaucoup changé depuis ? Vous commencez à voir ce que j’entends par infantilité politique ?

La réponse « pré-gauchiste » consiste quant à elle à se retourner immédiatement vers le groupe, à lui rapporter le produit « justice » qu’il nous avait vendu, ce qui permettra normalement d’éviter qu’une telle déficience ne se reproduise. Pas question de laisser passer la moindre injustice, cela signifierait que l’on approuve et encourage la souffrance gratuite. C’est un chemin plus long, souvent délicat, mais qui se trouve conforté par sa force morale et sa capacité d’empathie: le petit gauchiste, c’est Superman. Mais cela nous fait remonter à une notion de justice beaucoup plus ancienne que la gauche elle-même ! Prototype de l’humble redresseur de torts, Superman a conscience de n’être fort uniquement parce qu’il vient d’une autre planète, et son indéfectible sens moral lui impose de servir l’humanité. Le risque est évidemment de devenir le pleurnichard de service, inefficace et pathétique -Clark Kent, connu également sous le nom de Schtroumf à lunettes. On peut partir en croisade pour conjurer toute trace de douleur en ce monde, maudire la peine en général, ce qui nous conduit vers des pentes fort glissantes, les super-héros n’existant pas, et les sauveurs supposés réels (de Moïse au Che) ayant été engloutis par leurs propres légendes.

Les Superman 2 et 3 (réalisés par Richard Lester) comportent chacun une scène intéressante qui m’a particulièrement marqué sur le plan politico-moral. Dans le 2, on voit le héros devenir humain («Il n’est plus super, il est juste man !») et souffrir –un simple pochetron lui inflige une violente raclée. Dans le 3, momentanément envoûté, il se change en son propre opposé : un individualiste outrageusement nihiliste qui devra s’affronter lui-même au milieu d’une décharge. Ces épisodes brouillaient salutairement mes valeurs manichéennes, détruisant l’idée que la lutte pour le bien serait avant tout une mission contre des super vilains. Quantité de films et programmes télés des années 80 possédaient ainsi un message libertaire subliminal : ils étaient réalisés par des anciens membres de la contre-culture (Richard Lester par exemples commença par les films des Beatles). Robert Vaughan, méchant de Superman 3, est d’ailleurs le prototype du capitaliste sans scrupule, bien que drôle et séduisant. Bon, c’était aussi le cas de JR dans Dallas, dont beaucoup d’ex soixante-huitards se délectaient comme s’il s’agissait d’une pure satire… Je me souviens des Barbapapa comme d’un truc 100% hippie, ôde à la convivialité écolo, mais si ça se trouve c’était le dessin animé officiel de Coca Cola, qui sait ? Tout ça pour dire que les récepteurs font un peu ce qu’ils veulent des messages qu’on leur envoie, ce qui compte c’est l’effet. Et les contradictions existentielles de Superman ont eu sur mon sens moral l’effet d’un ouragan de niveau 5.

Je ne prétends pas que Superman soit Marx, plutôt que ces deux-là ont un ancêtre commun: le Christ! L’inviolabilité de la justice est la base de la morale judéo-chrétienne tout autant que des idéologies gauchistes. Pour un enfant –qui se passe de ce genre d’analyse- il n’y a pas de différence entre le Golem, le Christ, Superman, Jean Valjean et Lantier, qui deviendront peut-être à l’adolescence Che Guevara et Bob Marley (oups, pas beaucoup de filles là-dedans dites-moi… je ferais bien un encart sur les limites du féminisme au sein d’une culture si profondément et anciennement machiste, mais c’est hors sujet).

L’attitude spontanée de l’enfant face à l’injustice, mais aussi son interprétation des messages culturels, peuvent donc poser les premières pierres de ses orientations politico-morales. J’écris « politico-morales » car un simple positionnement sur la scène politique contemporaine serait trompeur et réducteur –on a déjà commencé à le voir avec mes parallèles sur la justice sacrée. Mais ce qui me semble particulièrement utile, c’est de comprendre à quel point les adultes, selon leur expérience précoce, en viennent plus tard à comprendre plus ou moins bien les valeurs de la liberté individuelle et de l’égalité. Nous nous trouvons ainsi en face de catégories de gens totalement cloisonnées, faute d’une certaine démystification des idées politiques.

Un individualiste forcené, qui ne s’est jamais trouvé –par exemple à la sortie de l’école- dans une situation véritablement critique dont il n’aurait pu se sortir par sa seule force, tend à traiter avec mépris les gens en difficulté. Pour lui, ils sont « autres », faibles et répugnants, il ne les comprend pas et s’imagine qu’ils font exprès de rater (« Les pauvres devraient se bouger le cul et tout irait bien », « S’il ne comprend pas, c’est qu’il joue au bébé », « Si elle s’est faite violer, c’est qu’elle devait le vouloir un peu »). Les mêmes idées peuvent être reprises par un individu humilié qui regrette de n’avoir pu agir de la sorte (beaucoup de pauvres clament eux aussi que « Les pauvres devraient se bouger le cul et tout irait bien »).

A l’inverse, un égalitariste pur jus a tendance à mépriser toute action d’éclat qui ne viendrait pas d’un élan collectif, ou du moins ne serait effectué dans un esprit d’abnégation. Je fais clairement partie de cette catégorie et cela me pose problème lorsque je me retrouve en face de pulsions individualistes (les miennes ou celles des autres), que je condamne de façon absolue, adoptant une attitude moralisatrice à la limite de la pathologie, comme un prêtre essayant de rejeter le démon, un Clark Kent pleurnichard. C’est un gros travail sur soi que d’accepter ces failles, car je crois vraiment notre société pourrie d’égoïsme jusqu’au trognon. Mais les commentaires de mes proches me renvoient à la fois dans la gueule mon propre égoïsme et mes tendances tyranniques, que je préférerais sans doute oublier.

Je n’ai pas vraiment de conclusion, mais j’aimerais bien savoir ce que d’autres ressentent sur le sujet, en fonction de leur histoire personnelle. Vu la mienne, j’ai bien sûr plus de mal à comprendre la trajectoire d’un butteur perso, et ce serait vraiment intéressant qu’un lecteur qui se serait reconnu dans ce portrait d’enfant nous écrive un petit quelque chose pour le prochain numéro ! Ouvrons nos tribunes aux sales cons de droite ! Nan j’décoooooooooone.

Catégories: Culture libre




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