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Pourquoi lo-fi ? Par opposition radicale à ceux qui prétendent qu'il y aurait de la « bonne » et de la « mauvaise sociologie ». Lo-fi car on peut faire de la sociologie sans être mutilé, limité, aliéné par le style académique pompeux, réactionnaire, ultra-sérieux et politiquement correct qui colonise les revues académiques.
Conséquence, la sociologie lo-fi peut être mal écrite, traiter de sujets introuvables (ou pas), être non-marchande, anti-système, etc. Cette orientation « atypique » et le flou qui entoure la notion, font que certaines analyses sortent parfois du cadre du laboratoire.
 

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Recherche chaotique des nouveaux rituels libres

Auteurs : Manuel J Grotesque (voir aussi l'historique)
Date de création de l'article : 2008
Rubrique: La revue de sociologie lo-fi
Etat de la rédaction: finalisé
Droit de rédaction : non éditable
Licence : Licence culturelle non-marchande


Création de la page: 28 novembre 2013 / Dernière modification de la page: 09 juillet 2023 / Propriétaire de la page: Benjamin Grassineau


Résumé :



Je suis sur la trace du lien avec la réalité. Quand on a la chance de voir les lois fondamentales de l’illusion se briser, c’est une sensation très particulière, mélange de fin du monde (pourri) et de renouveau (tant attendu).

QUELQUE CHOSE peut enfin se passer.

Dix désastres du spectacle

Voici les dix premiers cas de destruction du spectacle qui me sont venus en tête immédiatement, ce n’est donc pas une liste très réfléchie.

Nik le spectacle!

Bagarre généralisée au cinéma “le Gambetta” (vers 1988?)

C’était à la projection d’un gros film d’action américain doublé en français, comme ce cinéma du 20ème arrondissement de Paris les affectionnait avant qu’il ne soit repris par la chaîne de “super bon goût” MK2.

Je m’aperçus assez vite que deux bandes rivales étaient présentes dans la salle, l’une à quelques rangs devant moi, et l’autre juste derrière. Ces garçons semblaient à peine plus jeunes que moi, mais je n’en connaissais aucun. Je devinais qu’ils venaient du quartier Saint Blaise situé juste en bas de la rue qui longeait le cinéma (j’habitais quant à moi tout aussi près mais à l’opposé, en rejoignant la butte de Ménilmontant).

Insensiblement, par des éclats de voix ou des signes de main rapides, la tension entre les groupes de devant et derrière montait. Je pensai un instant à changer de place, mais mon obsession têtue pour la liberté de choix me l’interdit aussitôt. Alors que nous n’en étions qu’aux trois quarts du film, après la sempiternelle petite pause dialoguée qui annonce toujours le grand chambardement final, un des membres de la bande de devant se tourna lança quelque chose (du pop corn?) sur ceux de derrière.

Ce fut alors parti d’un coup: la grande accélération finale allait se produire dans la réalité et non sur la pellicule. Tous se mirent à bondir sur les sièges, dont certains ne le supportèrent pas et s’affaissèrent. Dans un chaos digne d’un accostage de pirates (de nuit), je fus pris à parti par un énergumène qui m’agrippa par derrière. Me rappelant immédiatement mes cours de Judo, je fis pivoter le garçon au dessus de moi et il partit voler sur l’un de “ceux de devant”. Déjà en rupture diplomatique avec les deux camps, je pris quelques coups de poings et de pieds sur le crâne qui me plongèrent dans un état second, m’empêchant de renouveler mon acte de panache initial. Tout cela se termina quand l’exploitant (un grand type très brun, peut-être d’origine latino américaine ou gitane, qu’on surnommait Jo l’Indien) interrompit la projection et obtînt immédiatement le retour à l’ordre en excluant les bagarreurs (il possédait une certaine autorité naturelle, sans doute due à son physique imposant et mystérieux).

Evidemment, je ne partageais pas les ronchonnements veules des autres spectateurs (réfugiés dans le fond de la salle): la fin du film avait été géniale ainsi. Dans un acte un peu ridicule de faux poète révolutionnaire (qui s’ignore), je choisissais dignement de quitter la salle avec les insurgés, ayant peut-être ce jour là compris pour la première fois la jouissive et urgente nécessité de détruire le spectacle (on ne lit pas Debord à 12 ans).

Mon rêve du “magnifique concert de merde” (vers 92?)

C’est un rêve tout simple qui m’a pourtant énormément marqué, notamment dans ma propre pratique musicale. A l’époque où mes amis ne juraient que par Nirvana (ils allaient ensuite virer fusion avec RATM puis rap avec Cypres Hill), je ne jurais que par les Talking Heads, groupe new wave fondé en 1976 que tous s’accordaient à trouver complètement ringard, en tout cas pas assez “hard” pour les temps qui courraient (ce à quoi je rétorquais généralement que si je voulais écouter quelque chose de hard, je mettais un bon Motörhead et pas cette country saturée de Nirvana). J’étais donc fan d’un groupe qui avait un petit son et arrivait manifestement en bout de course. Le rêve suivant allait traduire cette impression et la transcender, en gravant mes nouvelles tables de la loi, une apologie du désastre tranquille qui m’obsède encore aujourd’hui:

Je me tiens assis dans une salle de concert classique (la salle Pleyel?), pour assister à ce qui est peut être le dernier concert d’un groupe qui pourrait être les Talking Heads (comme dans tous rêves, impossible d’appeler un chat un chat, ça sera un mélange de chat et de singe avec un peu de rat). Le groupe arrive sur scène, en pleine lumière comme s’il s’agissait effectivement d’un concert classique. Sans entrain, comme on va au boulot, ils branchent leurs instruments.

S’ensuivent quelques problèmes techniques: larsen, guitare mal accordée… Le public, atterré, fait des “non” de la tête, pousse des soupirs, claque ses langues à l’intérieur de la bouche -existe-t-il un nom pour ce signe de désapprobation typiquement français? “Décidément, c’est vraiment la fin” lâche l’un des spectateurs, dépité. Je le regarde bien: c’est un mélange entre Marcel Gotlib et le libraire d’à côté de chez moi (d’ailleurs Gotlib habite aussi à côté de chez moi mais cela n’a aucune importance ici). Le chanteur du groupe entend la réflexion du Gotlib libraire, mais il ne s’en émeut pas, il semble même d’accord.

Le groupe commence alors à jouer, livrant un concert sans énergie qui traduit leur malaise diffus. Suis-je le seul dans la salle à me rendre compte que quelque chose de profond se dégage de cette musique? C’est le chant de tristesse d’amis qui ne se supportent plus, qui ne peuvent plus continuer le cirque du rock’n'roll. La réalité a triomphé sur le cirque pop, et à cet instant la musique atteint une dimension spirituelle inégalée, une émotion beaucoup plus réelle. Par la suite quand j’ai voulu faire moi-même partie d’un groupe, j’ai toujours gardé en tête la teneur de cette émotion réelle, ancrée dans la vie des musiciens, bien plus forte que tous les artifices. Même en jouant par la suite du théâtre, la révélation de ce rêve m’a beaucoup servie, puisque les émotions de l’acteur doivent également puiser dans sa personnalité réelle, son vécu.

Effondrement de la rampe d’éclairages sur Uruseï Yatsura au festival de Benicassim (vers 1998?)

Le spectacle le plus marquant de ma vie n’en fut pas un. Mais je ne le savais pas jusqu’à une date assez récente. Je m’étais rendu dans un festival de Rock (un des plus gros d’Europe avec celui de Reading) situé en Espagne, au nord de Valence. Je dormais dans un camping, il faisait une chaleur incroyable (l’eau de la mer ressemblait à une grande marmite de soupe).

Au deuxième jour du festival, après un concert apocalyptique de Dinosaur Jr, une pluie commence à tomber très dru. Le groupe Urusei Yatsura, sympathique plagiat de Pavement ou des Pixies pour retardataires, commence à jouer. Je suis au premier rang, sautant en rythme avec les autres même si la musique m’indiffère un peu, la pluie redouble et de la boue commence à se former. Le guitariste blond semble en train de prendre une douche, des filets d’eau torrentielle lui fouettent les bras et le visage. Il commence “Siamese”, leur chanson la plus rapide, celle de la vidéo, parfaite pour le pogo. Je ne vois plus grand-chose, mais il me semble que désormais une partie du son est coupée, ils jouent Siamese à moitié en play-back ou quelque chose comme ça… Là-haut, sur le toit de tôle, je me rends compte que s’amasse une quantité d’eau impressionnante.

Et voilà, ça lâche, ça se casse la gueule. C’est comme dans cette scène des Aristochats où le groupe de jazz descend un immeuble en défonçant les planchers de tous les étages successifs par la seule puissance de la musique, sauf qu’ici c’est le plafond qui va les écraser. La lourde armature de métal qui supporte les éclairages ainsi que le reste du toit s’écrase sur le groupe, on dirait que ça se passe au ralentit. La foule a un mouvement de recul, je “dézoome” soudainement de la scène, porté par la masse. Et ça percute, dans ce rugissement métallique contenant assez d’énergie sexuelle pour une vingtaine de vies bien remplies. Un tel fracas tellurique, j’en ai entendu un similaire -mais bien moindre- en me tenant à côté de deux voitures qui s’entrechoquèrent violemment, un jour que je marchais dans la rue. Adieu les groupes pour adolescents, c’est le monde lui-même qui vient de donner un gigantesque coup de caisse claire sur Bénicassim. Je vois le guitariste blond s’enfuir par une trappe, le public commence à se disperser en courant. On abat la grille qui clôture le lieu du festival et on se précipite dans la rue.

Sur les trottoirs de Bénicassim coule un torrent furieux profond de vingt à trente centimètre. Des quantités d’eau supplémentaires nous sont renvoyées par les ravins qui acculent la ville à la mer. Si je sors la tête sous la pluie, j’ai presque du mal à respirer tant les gouttes sont grosses. On reste donc postés sur les parvis surélevés des commerces, la plupart des vacanciers n’ont que leurs maillots de bain et rien pour la pluie. Je suis venu seul dans cette ville et j’ai du mal à me rendre compte de ce qui s’est passé. Ne parlant que très peu Espagnol, je converse tant bien que mal avec un type qui se tient à côté de moi en attendant que l’eau baisse. Je lui reparle de la chute du toit de la scène sur le groupe, et d’un air blasé, il m’explique que bien sûr c’était prévu par les organisateurs, ça aurait normalement du se passer à la fin du concert de Pavement (qui devait jouer en clôture du festival) mais à cause de la pluie ils ont décidé de tout faire tomber sur Urusei Yatsura et arrêter là. Mais il y avait des mesures de sécurité pour le groupe -à cet instant je me rappelle mon étrange impression de play back quelques instants avant la “catastrophe”. Un autre gars confirme les faits et j’accepte cette version officielle donnée par les locaux.

Pourquoi pas après tout? Les coûts de rangements sont peut-être supérieurs au prix du matériel… il valait mieux tout casser et offrir un beau final bien rock’n'roll! Après une nuit étrange passé sur mon matelas de camping gonflable qui flottait à dix centimètres du sol au milieu de ma tente, je reprenais un train pour Barcelone. Pendant des années, quand je racontais cette histoire, on se moquait de moi, surtout que j’avais du mal à faire comprendre à quel point cet édifice scénique était réellement gigantesque, de la taille d’un bel immeuble. C’est le problème de vivre des choses incroyables tout seul: ça reste une obsession, comme un rêve qui n’avouerait pas en être un, et au bout d’un moment cela s’avère plus simple de penser que peut-être que tout cela n’a jamais eu lieu.

Des années après, j’entrais par hasard en contact (par mail) avec le guitariste blond d’Urusei Yatsura (groupe qui s’appelait dorénavant Yatsura pour des raisons judiciaires, le nom complet étant le titre original du Collège fou fou fou) et bien sûr je lui posais immédiatement la question: “Mais que s’est-il vraiment passé ce jour-là?” En apprenant qu’il s’agissant bien évidemment d’un accident dû aux précipitations exceptionnelles et à la mauvaise conception du toit, je poussais un long, très long soupir de soulagement. Le rêve-spectacle pouvait enfin rejoindre la réalité de ma vie.

Ce fut sans doute le concert le plus rock’n'roll qu’on a jamais donné et on ne pourra sans doute pas faire mieux, me dit-il, et je n’osais lui dire à quel point j’étais d’accord, vu le peu d’intérêt que je portais à sa musique. Mais je suis resté traumatisé après ça, les énormes barres de métal me sont tombées tout autour, très près, c’est incroyable que nous ne soyons pas tous morts. Je n’ai pas pu rejouer pendant des mois après ça. La fois suivante où je suis monté sur une scène, j’ai immédiatement vomi.

Le plus grand concert que je ne verrais jamais n’en était donc pas du tout un. Encore un coup de cette putain de réalité!

Pétage des plombs du centre Dunois (13ème ardt de Paris) pour la fête de la musique (vers 1999?)

Cet autre concert, au public certes beaucoup plus réduit, s’est également arrêté avant que tous les groupes prévus n’aient pu monter sur scène. Je jouais dans un duo rock-bruitiste basse/guitare/chant/aspirateur/mixeur nommé Vaporetto. Mon ampli de basse était une petite merde désossée aux composants apparents. Un fusible ayant un jour grillé (”Aïe, ça s’allume plus!”) je l’avais remplacé de façon plutôt insouciante par un bout de papier aluminium entortillé (quelqu’un m’avait dit qu’on pouvait faire ça). Pendant le concert, je remarquais qu’en frottant l’extrémité du manche de basse sur les composants du petit ampli, de jolies étincelles jaillissaient de l’appareil. Qu’à cela ne tienne! Pour égayer un peu le “show” (l’ambiance était monotone et l’indiférence quasi-totale) je m’amusais à faire sortir régulièrement quelques gerbes étincelantes en pointant le manche de ma basse sur l’ampli cacochyme.

Au bout de quelques feux d’artifice maison, la lumière et tous les instruments électriques du bâtiment s’éteignirent brusquement. Supposant qu’un fusible avait pété, je conseillais au technicien de le remplacer par un bout de papier-aluminium entortillé (on m’avait dit qu’on pouvait faire ça).

“Non, me répondit l’homme avec un regard sombre, cette fois c’est grave, très grave. Le concert ne pourra pas reprendre, on devra même en annuler d’autres. C’est tout le système électrique qui a fondu.”

Cette fois, c’est l’apprenti illusionniste que j’étais qui se trompait lourdement: je croyais faire du spectacle, mais je jouais directement ma vie.

Surprise lors de la diffusion sur Arte du Privé de Robert Altman (vers 2000?)

A moitié endormi devant la télé en train d’essayer de comprendre ce que tous lui trouvent de génial à cet Altman, je me relève soudain sur mon fauteuil: il vient de se passer enfin quelque chose d’intéressant. En roulant devant ce qui ressemble à une cabine de parking (avec gardien et barrière) le privé super cool Eliott Gould s’est figé au volant de sa voiture, mais a continué de parler au gardien! On entend ensuite la voiture qui redémarre alors que l’image fixe montre toujours le dialogue qui a précédé, Gould à la fenêtre de sa voiture, immobile avec ses lunettes de soleil et un air blasé. Cela est-il sensé de passer dans sa tête? Non, on dirait que l’action continue vraiment, mais seulement décrite par le son. Et si je comprends bien les infos que donne le son, le privé semble arriver autre part, rencontre de nouveaux personnages qu’il faut s’imaginer visuellement, c’est absolument passionnant et je sais enfin pourquoi tout le monde dit que Robert Altman est un génie. Bien plus fort que Godard et Resnais, le gars! Je n’ai encore jamais vécu une telle expérience de cinéma, une telle implication pendant la vision d’un film.

Et je réalise mon erreur quand l’image reprend vie, se synchronise de nouveau avec le son après une brève distorsion visuelle typique de la vidéo: il s’agissait juste d’un problème technique pendant la diffusion. Altman est sans doute un bon réalisateur mais de tradition bourgeoise malgré ses velléités gauchistes. Un procédé aussi audacieux, seule la réalité pouvait l’inventer -ou bien un vrai cinéaste libertaire tel Jean Rouch avec Moi, un noir, film que j’ai vu récemment et qui reprend par manque de moyens un principe très proche.

Visionnage à la télé du décollage d’une fusée Ariane (je ne sais plus quand)

C’est un peu comme pour la diffusion du Privé, il y a un problème de synchronisation entre image et son. Mais cette fois ça n’est certainement pas dû à la chaîne, plutôt à la société qui a construit la fusée.

La trajectoire est normale” dit la voix neutre du technicien, transmise par radio

Pourtant, je vois bien qu’elle est plutôt oblique, cette trajectoire. Une fusée, que je sache, ça n’est pas censé voler horizontalement. Puis redescendre vers le sol.

Puis exploser.

Echec, c’est un échec” lâche finalement la voix, de longues secondes après qu’on ne voie plus qu’un nuage de fumée parsemé de morceaux de métal en chute libre.

On n’a pas eu droit au grand spectacle annoncé, cette ode à la haute technologie européenne. Une fois de plus la réalité a repris ses droits et les joujoux des petits hommes blancs sont redescendus sur Terre. Les habitants de Kourou, par contre, s’en ont pris plein la gueule ce jour-là. Un véritable désastre pour la ville, dont on ne parla pas ou très peu à ma connaissance (mais je lis peu les journaux: c’est un pote qui vivait là-bas à l’époque qui me parla de ce jour avec des yeux humides).

Jouer de la guitare sur une plage déserte, vraiment déserte (vers 2001?)

A moins d’aller se perdre en hiver au milieu du Causse Méjean, et encore, il est très difficile en France de sortir du spectacle, car la possibilité d’une rencontre -d’une relation sociale moderne, donc de spectacle- demeure. Dans un pays moins surpeuplé tel que l’Australie, plus précisément dans les forêts et les plages de la corne subtropicale située au Nord de Cairns, j’ai eu l’immense privilège de ressentir une sensation illuminante: sentir qu’il est TOTALEMENT IMPOSSIBLE que je rencontre quelqu’un à cet instant, ni à l’instant d’après d’ailleurs. La probabilité d’une apparition humaine impromptue étant trop insignifiante, je me suis senti après une période d’acclimatation de plusieurs jours, authentiquement seul pour la première fois de ma vie.

Ayant avec moi une guitare, j’ai pu alors me mettre à jouer d’une façon nouvelle, en prise directe sur ma vie, qui s’intègrait désormais sereinement au monde. Non seulement le ridicule ne tuait pas, mais il n’existait même pas puisque personne ne regardait. J’étais un atome, une amibe, une goutte d’eau, un grain de sable qui s’amusait comme un fou à dégringoler la dune. “ON S’EN FOOUUUUUUT” me criaient les éléments parfaitement indifférents, et ça faisait vachement de bien. Je compris ainsi quel pouvait être le sens de chanter et jouer de la guitare sur cette planète, et j’avoue ne pas avoir appris grand chose depuis.

Beaucoup d’étrangers, notamment des Anglais dépités de leur petite île surpeuplée, prennent ainsi un aller sans retour pour les forêts du Queensland. Finissent-ils bouffés par les cochons sauvages ou par les crocodiles, dont on dit qu’ils pénètrent jusqu’à vingt cinq kilomètres à l’intérieur des terres? Dans quelque gosier qu’ils aient terminé, ou pourrissant simplement sur le sol de la selve, leur fin mystérieuse n’aura en tout cas pas engraissé notre grande faim d’images spectaculaire. Par contre, ils alimentent les histoires que l’on se raconte dans la forêt à l’heure du thé, quand tombe la pluie de l’après midi subtropical (cette phrase était un essai cynique de littérature du voyage, ou peut-être une publicité subliminale pour Bruce Chatwyn?).

Mon propre pétage de plombs lors d’un concert à l’Abracada-Bar (vers 2004?)

Un jour, un seul, je me suis forcé à jouer.

Ce fut un des pires, ce jour-là.

Je me suis forcé, donc, malgré un état psychologique assez mauvais, parce c’était un pote qui organisait le concert. Après trente minutes d’un calvaire qui ne semblait pas vouloir s’arrêter, je savais déjà que j’avais commis une erreur d’interpréter vaille que vaille mes petites chansons joyeusement ironiques. Je sentais une douleur intense depuis mes orteils jusqu’à mes cheveux, je n’étais que merde, acide et putréfaction. Ma vie n’avait d’ailleurs plus rien à voir avec une plage d’Australie, je me sentais au contraire fragmenté, écartelé dans un monde que je ne comprenais plus. Au dessus de tous mes maux, une timidité maladive avec la gente féminine, source d’une frustration infinie et génératrice d’actes relativement “psychopathes”.

Au bout de quelques chansons-supplices, je ne pût contrôler d’avantage mon désespoir et ma rage: je frappai de toutes mes forces ma guitare contre un mur, elle partit en morceaux, je saisis une bouteille de bière chinoise remplie d’eau et je la lançai sur le sol au milieu de la pièce (et du public). Sans même attendre qu’elle explose, je quittai le bar, je fonçai dans la rue ou m’attendait la sinistre pluie parisienne. En traversant le parc des Buttes Chaumont sous l’averse, un homme sortit d’un fourré et me proposa nerveusement “Toi vouloir pipe?” (il était d’origine asiatique). Je sentis alors que l’ironie de la réalité dépassait de loin n’importe laquelle de mes petites chansons: elle s’amusait ainsi à remuer le couteau dans la plaie de ma frustration sexuelle, me secouant au visage l’absurdité que Paris ne me laisse jamais forniquer tranquille avec une personne du sexe de mon choix (et au passage trouver quelqu’une à aimer).

Evidemment, mon acte destructeur n’avait rien à voir avec les gens qui se trouvaient dans le bar à ce moment, j’avais passé le cap où je ne me préoccupais plus de rien et me débattait avec ma seule douleur. Mais cette fois, c’était le spectacle qui avait rattrapé la réalité, puisque parmi les gens qui m’avaient vu, beaucoup crurent (surtout ceux qui ne me connaissaient pas) à une mise en scène arty-punk. Townsend et Cobain ne détruisaient-ils pas leurs guitares? Moi qui avais toujours trouvé ça complètement idiot, j’avais fini par me plier à ce petit exercice du bouffon rebelle. Ce constat pitoyable eut le mérite de me faire beaucoup rire, mais désormais je n’accepterais plus aucun compromis: jouer dépendrait de ma seule responsabilité et correspondrait à la réalité de ma vie.

La procession au Festival Internationnal de Roquetoire (vers 2003?)

Le F.I.R. est une sorte de rendez-vous au tas de sable de l’anarchie artistique, une discipline peu développée puisque les milieux artistiques se méfient de la politique comme de la malaria et que les milieux anarchistes s’avèrent la plupart du temps ultraconservateurs en matière de création (je me rappellerais toujours de drunk punks qui gueulèrent une fois sur le groupe Steak From Delta dans lequel je jouais: “Apprenez les vrais accords de la guitare, vous savez pas jouer!”).

Pour la fin de cette édition du F.I.R., une étrange procession avait été organisée: chacun devait se saisir d’un instrument ou de n’importe quel truc qui fasse de bruit, et on allait faire le tour de l’étang des canards. Rien de bien difficile apparemment, et pourtant… Tout le monde étant très usé par les excès pratiqués pendant le festival, on sentit immédiatement se développer une ambiance de fin du monde, d’autant qu’un bruine glaciale se mit à tomber (décidément, la pluie encore…). Les sons émis, loin d’être festifs, ressemblaient à la complainte d’un orchestre d’éléphants dépressifs. La procession s’effectuait à un rythme poussif: nous progressions sur ces rives humides et accidentées comme les derniers survivants d’un long pèlerinage. Il apparut très vite que tous n’auraient pas les moyens physiques de parvenir au bout, de faire le tour du petit lac. Des adeptes à bout de forces s’écroulaient régulièrement. Les autres tentaient parfois de les relever, mais en vain: ils avaient donné tout ce qu’ils pouvaient et allaient désormais demeurer là, tombant paisiblement dans les bras de morflé.

Je ne me rappelle plus combien terminèrent ce beau voyage circulaire, mais aussitôt après l’arrivée du groupe c’en fut fini de ce F.I.R.: chacun se dirigea vers ses voitures, on s’apprêta -tels les possédés des maîtres-fous1 quittant la brousse à la tombée de la nuit- à rejoindre la grande ville et sa vie banale. Ceux qui s’étaient écroulés en chemin, par contre, dormaient encore sur le bord de l’étang. Dans ma tête, ils y sont toujours.

“Performance” inattendue d’un type supposé tranquille à Bordeaux (vers 2005?)

Il s’agissait d’un concert de rock organisé par une partie du réseau alternatif Bordelais, dans un terrain vague en bord de Garonne. Je m’ennuie souvent aux concerts (comme pendant tous les pseudo rites occidentaux), mais là le cadre était beau et l’ambiance assez conviviale. Je ne me rappelle plus qui jouait ce soir là… sans doute quelques groupes punk hardcore ou garage, mêlés à d’autres pratiquant des formules plus expérimentales. J’aime bien voir un bon groupe de rock, mais assister à deux ou trois concerts de rock de suite ça me donne l’impression de visiter une usine. A moins de danser? Enfin là n’est pas la question.

Au milieu de tout cela, un évènement m’a sorti de ma douce torpeur alcoolisée: un type au physique d’inoffensif vendeur de caramels artisanaux, dont je connaissais la musique comme une sorte de pop de dessins animés pour autistes (qu’il jouait parfois avec le poing levé “parce que c’est politique”) se mit à détruire complètement un téléviseur, soudain jeté au milieu du public puis débité à la hache. Le bruit de l’explosion de l’écran me rappela aussitôt le fracassement de la rampe d’éclairage à Bénicassim. Loin d’avoir eu le temps de replacer mentalement cet acte dans un contexte plus adapté (qui aurait pu être une “performance” branchée dans une galerie d’art ou un squat artistique) le public fut frappé de plein fouet par cette transgression. La réalité faisait irruption sans ménagement, avec vingt fois plus d’impact (en tous cas sur moi) que n’importe quel groupe punk même des plus expérimentaux. Par la suite, j’ai eu l’occasion de retrouver la même sensation de désastre incontrôlable en assistant aux “performances” d’une sorte d’artiste informel et néanmoins parisien (plus précisément Gervaisien), qui amasse régulièrement des objets trouvés dans la rue, les déchire, les entortille, leur verse du yahourt dessus ou les enflamme, souvent accompagné par le chuintement plaintif d’un poste de musique en fin de vie (plainte qui ne manque pas de me rappeler mon rêve du “magnifique concert de merde”). Là encore, il semble n’y avoir aucun cadre, aucune règle… ou bien est-ce moi qui ne les voit pas? En tout cas nous sommes là bien loin du “rite de divertissement occidental” qui m’ennuie tant, et assez près d’un rite de possession intense et fou.

Le conte est-il déjà un spectacle ?

J’espère avoir raconté ces faits avec une certaine neutralité, même si je ne résiste jamais au plaisir futile d’insérer des formules (métaphores alambiquées ou simples clins d’œil humoristiques) qui font partie de mon plaisir de conteur. Ceci m’aiguille immédiatement vers le titre de ce nouveau chapitre (car attention, c’est un texte sérieux) et vers mon grand-père maternel, infatigable orateur qui m’a sans doute transmis ce goût de la bonne anecdote.

Il y a sans aucun doute une notion de spectacle dans l’art ancestral de raconter des histoires au coin du feu ou autour d’un bon repas (même si il est dur de parler en mangeant). Le bon conteur est toujours un tout petit peu mythomane (dans le flux de la narration, on corrige quelques détails qui ralentiraient le rythme) et dans certain cas absolument tout est inventé. Les procédés qu’emploie le narrateur pour capter l’attention de son public sont très proches de ceux employés par la société du spectacle pour manipuler et hypnotiser ses masses. J’ai l’intuition qu’il existe pourtant une différence de taille: le conte au coin du feu est selon moi plus proche d’un vrai rituel que d’un spectacle.

En effet, capter l’attention, charmer son auditoire, est le propre de la communication, et à mon sens toute communication ne signifie pas spectacle, n’en déplaise à Jean Baudrillard. S’exprimer dans la même langue est déjà une façon de faciliter l’échange, faire un sourire en est une autre. Je suis d’accord pour affirmer que le spectacle récupère fort bien ces signes, comme les sourires infernaux des panneaux publicitaires, mais un signe ne peut être la généralisation d’un spectacle, c’est plutôt ce dernier qui réussit à capter un certain nombre de signes pour créer son illusion. Et paf Baudrillard (je t’ai même pas lu, désolé!). Croire que le monde est devenu profondément abstrait me semble mener à la schizophrénie, et je n’assimilerai pas aussi facilement un signe (de communication) à une abstraction. Il s’agit là d’une pure intuition de ma part et je n’ai pas la prétention de manipuler des concepts purement philosophiques, mais je crois fortement que se poser la question de la communication sous l’angle de la raison brouille complètement les cartes: celle-ci est l’un des mode d’existence de la vie, dont les labyrinthiques circonvolutions passent par des formes en perpétuelle mutation dont le contrôle échappe à l’action humaine.

Je reprocherais donc ici à la philosophie -ou à la sociologie- de rater l’ascenseur mystique qui lui ferait accéder facilement à un autre étage de la pensée, où des éléments d’essences apparemment distinctes (l’une supposément matérielle et l’autre supposément immatérielle, comme un galet et un mot) peuvent exister également. Je ne suis surtout pas en train de dire que le mot “galet” serait la même chose que le galet lui-même, affirmation mensongère qui justement nous projetterait en plein cœur de l’abstraction aliénante.

Mais en fait ce galet, qui a pu être auparavant un rocher plus important, et encore avant de la matière compressée au cœur de la terre, et qui deviendra par la suite un ensemble particules de sable, puis de limon qui lui-même ira fertiliser une plante, qui elle-même nourrira un animal, ce galet dis-je, n’a vraiment pas grande importance en tant qu’objet pris séparément, pas plus qu’un mot n’a d’importance en tant qu’idée nous mettant à l’écart du monde: tout cela n’est qu’un flux, un mouvement perpétuel dans lequel les formes si différentes n’ont pas forcément à être analysées et triées (on peut toujours le faire, mais bon, c’est assez inutile). On ne va pas non plus pondre un nouveau dogme sectaire pour glorifier l’unité du monde. Simplement, il serait temps d’insérer cette dernière dans cette machine à débiter frénétique qui nous sert de culture.

Vers un “je” réel.

Dernièrement, j’ai eu la chance de voir le film de Jean Rouch “Les maîtres fous“, qui montre d’incroyables rites de possession organisés par une petite secte d’un pays d’Afrique dont j’oublie le nom à chaque fois (ou bien ne suis-je plus simplement qu’un gros raciste pour qui l’Afrique n’est qu’un seul grand pays?). Les esprits qui viennent posséder les membres de cette secte sont ceux des premiers colons blancs, militaires dont l’obsession de l’ordre et de la hiérarchie transparaît dans les transes grotesques des possédés. Les adeptes, autour d’une maison chaotiquement décorée qui fait office de “Palais du Gouvernement”, se livrent à ce qui pourrait ressembler à des improvisations théâtrales, mais accèdent à un niveau d’intensité inconnu du théâtre occidental (peut-être par le panique d’Arrabal et Jodorowsky?).

J’ai visionné ensuite “La chasse au lion à l’arc” du même Rouch, où musique et “pré-théâtre” accompagnent en permanence les coutumes magiques d’une caste de chasseurs. Mais ces expressions que l’on pourrait qualifier d’artistiques ont lieu au sein même de la vie (en l’occurrence, la finalité est de tuer des lions qui mangent trop de vaches saines). Rouch lui-même s’est inspiré de ses sujets pour revendiquer un style nouveau, la “ciné-transe“, qui lui a permis de faire totalement corps avec sa caméra. Dans un documentaire de 98 lui étant consacré, Rouch explique comment pour lui, mai 68 fut également un rituel cathartique, où l’on “fit comme si” on faisait la révolution. Il affirme avoir ensuite pris cette méthode comme règle de vie: “En faisant “comme si”, on est beaucoup plus proche de la réalité“.

Politiquement sage à la façon d’un Tati, Rouch possédait une sorte de candeur neutre, qui lui permettait sans doute d’aller plus loin que ne l’aurait pu un homme d’avantage ancré dans des certitudes morales. La densité émotionnelle de ces films dépasse de loin tout ce qui existe en matière de fiction: d’une certaine manière, Rouch réduit à néant (exactement comme les rites qu’il filme) l’idée de mise à distance du réel. Un peu à la manière d’un Bunuel, il n’a rien d’un puriste formel (l’esthétique ne le préoccupe guère) mais c’est l’âme (je pourrais écrire la réalité) de son cinéma qui illumine directement la nôtre. En voyant ces films on réalise (de façon violente dans les maîtres fous et d’une manière peut être plus poétique dans la chasse au lion à l’arc) à quel point non seulement ces rites salutaires manquent à notre pauvre civilisation, mais aussi que Rouch vient d’amener le cinématographe dans une terre que les marchands d’illusions évitaient soigneusement: le monde réel, infiniment plus extraordinaire que le plus exubérant des artifices.

Cela dit, il ne faut pas se monter la tête à son propos et croire à une démarche totalement assumée et engagée de sa part: le documentaire de 98 le montre filmant ses amis (acteurs amateurs ayant déjà participé à ses films) avec un besoin de contrôle très occidental, voire colonial, besoin doublement battu en brèche par le grand âge du cinéaste et les divers événements qui se produisent sur le tournage (voiture qui ne démarre pas, acteurs qui n’en font qu’à leur tête, impossibilité de ramper quand on porte une veste…). Le fait que rien ne se passe comme prévu et qu’il s’en accommode (bien qu’il ne semble pas du tout le rechercher) produit sans doute la qualité de ses meilleurs films.

Pour n’importe qui issu de la société moderne et qui aurait un age supérieur à cinq ans et demi, découvrir ces possédés ou chasseurs magiciens des films de Rouch, les voir déployer une telle gestuelle théâtrale exubérante s’apparenterait avant tout à des bêtises. Pourtant, je trouve dans ces “bêtises” une force que nul raisonnement ne pourrait affronter, un profond pouvoir guérisseur et régulateur de vie humaine contenu dans une sorte de jeu. Mais attention, il s’agit comme on l’a vu d’un jeu ayant lieu au sein même de la réalité, un jeu réel à l’inverse de l’artifice bourgeois, qui se prétend absolument réel alors qu’il n’est qu’une pseudo réalité, prétendant recréer le monde à côté du monde. Le jeu de transe a lieu quant à lui dans le monde, il nous propose de l’explorer, pas de s’en extraire.

Cette transe est tout simplement celle des enfants lorsqu’ils jouent, dessinent, chantent, dansent: ils sont toujours extrêmement créatifs et se posent peu de questions sur cette créativité -on n’entend jamais un enfant dire qu’il manque d’imagination! C’est effectivement si simple de se laisser aller au plaisir du jeu réel. C’est d’ailleurs ce qu’on dit à un acteur pour qu’il parvienne à bien jouer: fais vraiment les choses, fais comme si c’était vraiment en train de se produire. Pas la peine de prévoir par des calculs mesquins et narcissiques quelle image on va donner, il suffit d’être vraiment, d’incarner l’idée en cessant de juste la penser comme une abstraction, la transe n’ayant vraiment rien d’abstrait. Le corps se met naturellement à parler dans sa langue, qui n’est pas celle des mots, des articulations logiques.

Cette civilisation, qui a si brillamment inventé le malheur et l’ennui (fonctionnant en binômes avec le bonheur et l’excitation spectaculaire), qualifie ce qu’elle ne comprend pas d’absurde (avec l’appui de l’art bourgeois, comme avec le “théâtre de l’absurde”) mais cette timidité peureuse née de la seconde guerre mondiale a formé des générations d’artistes castrés, terrorisés à l’idée de ne pas soutenir un minimum le confort bourgeois, qui au moins les préserve de la barbarie dans leurs salons feutrés. Hitler a castré le surréalisme, il a ouvert la voie à un consensus artistico culturel bourgeois et à cette ridicule idée de “fin de l’Histoire” (parce qu’on a trop peur de savoir ce qu’il peut se passer après ça).

Aujourd’hui, nous devons cesser de nous tenir en dehors du monde, sous prétexte qu’un “artiste raté” (c’est le seul type pour lequel je tolère cette expression sinistre) a voulu peindre une toile de sang et de cendres sur l’Europe. La recherche de rituels nouveaux peut être une forme d’engagement très réel, bien plus que de faire des concerts ou des expositions dans le cadre ronronnant de l’art bourgeois. Notre naïveté perdue est certes une barrière non négligeable: les objets prétendument magiques nous évoquent immédiatement la manipulation sectaire, et nous ne pouvons pas d’avantage accepter la liturgie car nous avons sommes déjà passé par toutes les récupérations du symbole divin au service d’un pouvoir centralisé cynique, qui allait ensuite évoluer vers (ou travailler de pair avec) la société marchande. Il nous reste le seul processus du rituel, envisagé -bien loin de sa définition religieuse traditionnelle- comme un acte de révolution du quotidien.

Je pense que ma proposition de “contribution à la réalité” peut donner de bons résultats si elle est bien menée, toujours dans cette optique de jeu réel, que tout le monde peut comprendre en renouant avec son enfant intérieur. Il ne s’agit pas vraiment de cogiter, mais de localiser en soi quelque chose que l’on sait présent, comme on est capable de penser à une couleur, un son ou à un parfum. Peu sont ceux qui n’ont jamais joué étant enfants, on regrette même souvent cet état de grâce qu’une simple petite autorisation ramènerait à la surface. Les cas d’enfants non créatifs sont très rares, et d’ailleurs cette incapacité révèle systématiquement des troubles comportementaux plus profonds.

C’est là notre grande chance: notre âme sauvage est emprisonnée à l’intérieur, mais elle a forcément brillé un jour et ne s’est jamais complètement éteinte. Le retour à la liberté, quand le brasier s’enflamme à nouveau, est d’ailleurs souvent vanté et utilisé comme “produit d’appel” par des manipulateurs sectaires, ces filous bricoleurs de pièges mystiques, énièmes marchands cyniques qui tentent inlassablement de nous voler la réalité. Car enfin, quand finira-t-elle, cette obsession malsaine à vouloir revendre le monde par petits bouts quand celui-ci n’appartient qu’à lui-même? Hier on s’étonnait qu’on signe des actes de propriété pour des plages ou des lacs, aujourd’hui pour des rivières, des terres sacrées des Andes, des étoiles de systèmes lointains, qu’on pose des patentes pour les gênes (y compris humains), que l’eau potable devienne un luxe2, que l’air pur commence à être envisagé comme un bien rare… Chaque enfant naissant dans un pays pauvre doit dès sa première seconde de vie “consommée” plusieurs milliers de dollars aux pays du nord, il lui reste toute sa vie pour tenter de rembourser sa naissance. A-t-on vraiment envie de voir de quoi se compose le futur d’une telle évolution? La seconde nature ne restera jamais qu’une parodie de la vie, il n’y a aucun intérêt à savoir jusqu’à quel degré d’horreur grotesque elle peut nous mener.

Je sais bien que demander à un expert en biotechnologie “savez-vous que ce que vous faites n’a absolument aucun intérêt ?” est une cause perdue, mais c’est probablement déjà plus constructif et porteur que de s’exclamer “Oooh, mais c’est très mal ce que vous faites là ! “. En stigmatisant seulement les conséquences de cette folie marchande (par exemple la destruction des écosystèmes ou l’accentuation des injustices jusqu’au totalitarisme) et non sa base philosophique absurde, on croit motiver plus facilement les masses, mais en réalité on entre soi-même dans une forme de politique spectacle moraliste, on forme des générations de pseudo rebelles myopes, déjà perdus pour la vraie cause libertaire car vendus à celle du spectacle. Ce spectacle d’un engagement juste et digne, aux racines profondément chrétiennes, reprend grosso modo le “Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font” en l’appliquant aux “méchants” libéraux. J’ai la sensation que beaucoup de pseudo rebelles (particulièrement aux Etats-Unis) sont trop profondément marqués par la religion et le spectacle pour servir en quoi que ce soit la révolution de l’imagination intelligente: leur pensée me semble emprunte d’un manichéisme pathétique, ils en sont encore à jouer aux cow-boys et aux indiens (à présent ils se plaisent à jouer le rôle des indiens mais les règles idiotes n’ont pas changées) alors que c’est un jeu réel un peu moins simpliste que nous proposons. Il faut que le capitalisme meure non pas parce c’est mal (ou qu’il ne fonctionne plus) mais parce que dès ses principes fondateurs, il ne sert absolument à rien -exactement ce que les vrais indiens d’Amérique disaient aux “cow boys”.

Les films Le Syndrome de Darwin, The Corporation, The Unbelievable Truth sont d’un pathétique affligeant malgré la grande pertinence de leurs sujets. Ceux de Michael Moore évitent en partie ce problème grâce au recours à un humour (rabelaisien?) qui l’éloigne du puritanisme austère des précédents, mais le manichéisme y est tout aussi vivace. Un slogan simpliste est sans doute préférable à un silence total, mais tous ces films suggèrent qu’une idée juste est forcément du côté du bien, une logique dont on ne peut se contenter pour se constituer une philosophie. C’est en fait le principe épuisant, moralisateur et extrémiste de la croisade, cela se termine comme Richard Cœur de Lion devant Jérusalem: vidé de toute énergie.

Les limites de l’imagination ?

On doute parfois de ses capacités à réinventer sa vie -plus simplement qu’en manipulant les gênes- parce qu’on “manquerait d’imagination”. Si même les gauchistes nous prennent pour des moutons, ou va-t-on trouver les ressource de cette mise à bas de la banalité? A ce stade, nous sommes une bande d’aventuriers fourbus arrivés devant l’immense porte de l’inconscient, essayant de se rappeler quelle formule magique provoquait l’ouverture des lourds battants de plomb. L’indomptable inconscient nous interdit l’accès à son pouvoir s’il y est contraint, il nous livre toujours ses secrets au moment où on l’espérait le moins, quand on ne les attendait en fait plus du tout.

Tout le monde a vécu l’expérience de chercher un objet égaré dans sa maison, d’abord de façon rationnelle et obsessionnelle sans le moindre résultat (on tourne en rond), puis en ouvrant son esprit à l’intuition avec une réussite quasi immédiate. Le moment de réussite est venu sans calcul, à un moment de détente, souvent suite a un abandon de l’objectif. De ce fait, de nombreuses croyances conçoivent l’inconscient sous la forme d’êtres invisibles, capricieux et intelligents, non pas des dieux ou des purs démons issus d’autres dimensions, mais des reflets invisibles des hommes qui partagent notre vie quotidienne: les djinns du Maghreb, les fantômes japonais ou nos lutins d’Europe (ces derniers aujourd’hui réfugiés dans les campagnes sud américaines sous le nom de duendes). D’une certaine manière, la pléthore de saints populaires éradiqués par la religion catholique traduisait également ce besoin d’hommes-miroirs, reflets des zones cachées de la pensée.

Les enfants occidentaux persistent à sentir la présence de ces derniers dans leurs placards ou sous leurs lits, ils en retirent une certaine terreur puisque la culture qui les encadre ne leur offre aucune clé pour en comprendre l’origine: officiellement, “ils n’existent pas“. Les abyssins christianisés, dont les croyances sont étudiées par Michel Leiris dans “La possession et les aspects théâtraux chez les Ethiopiens de Gondar“, ont une version de la création de l’humanité bien plus lisible et crédible que la version “officielle” du catéchisme (p. 12):

Eve ayant eu trente enfants craignit le “mauvais œil” (ou, selon certains, d’être accusée de luxure) quand Dieu voulut les dénombrer. Aussi cacha-t-elle les quinze plus beaux. Pour la punir, Dieu décréta que ceux qui avaient été cachés resteraient cachés, alors que ceux qui avaient été montrés seraient les hommes visibles. “Le frère gouvernerait son frère”, ajouta-t-il, entendant par là que les hommes resteraient toujours dominés secrètement par les zârs, descendants des enfants cachés.

Tout comme les habitants de Gondar, je crois dans le pouvoir quasi infini des zârs malicieux, beaux et invisibles, qui sont les vrais maîtres du monde. Et tout comme les surréalistes, je crois dans la toute puissance de l’inconscient, qui est l’incompressible part de nous-même qu’on ne peut séparer du monde. Il est d’ailleurs amusant de noter que le terme de possession implique une récupération de la propriété de l’essence humaine par les forces cachées, essence que le monde marchand (en fait bien plus monstrueux que celui des esprits) tente frénétiquement de s’approprier. Les monstres ne sont donc pas ceux que l’on croyait, et l’obscurité est finalement le refuge des libertaires.

Il est notable que ces croyances ne présentent pas ces “hommes cachés” comme foncièrement méchants, effrayants et autoritaires: ceci plongerait la société tout entière dans une angoisse psychotique, comme celle qui s’empare des civilisations strictement monothéistes, quand il faut craindre en permanence la tentation du démon et le châtiment du Dieu. En l’absence d’un pouvoir centralisé dont un tel climat de terreur servirait les ambitions totalitaires, ce déséquilibre n’a plus lieu d’exister. Il faut laisser les zârs nous échapper, reconnaître leur pouvoir, mais nous savons bien qu’au fond ils ne sont rien d’autre que nous-même, notre part sombre et invisible, notre folie nécessaire. En les respectant, on fixe les limites du pouvoir conscient et on garde à distance un éventuel pouvoir totalitaire. Comment pourrait-on se faire acheter par qui que ce soit quand on appartient déjà au monde ?

Ce sont donc eux (les zârs, ou appelez-les comme vous voudrez) qui nous guident vers la découverte des nouveaux rituels, réduisant à néant le faux blocage de ceux qui croient n’avoir “pas beaucoup d’imagination” ou “ne pas valoir grand chose”. Cette pseudo absence de créativité ou de valeur, qui prédisposerait certaines personnes plus que d’autres à l’activité dite “artistique”, cache un simple résidu de l’humilité prolétaire face à l’art bourgeois, autrefois zone interdite, et plus généralement un refus de s’engager dans la vie réelle -acte ce qui serait un danger pour la société spectaculaire.

La création -artistique ou non- est un processus mental fort simple maîtrisé dès l’enfance, qui suit un cheminement similaire à la construction des phrases: on assemble intuitivement des morceaux (les mots) pour en faire un ensemble cohérent qui traduit notre vision du monde (la phrase). Toute personne qui sait parler (donc quasiment tout le monde) sait donc créer. Les plus grand(e)s poètes(sses) du monde n’ont jamais été publiés, ils sont peut-être conducteurs de poids lourds, boulangers, maîtres nageurs… On constate un blocage, une terrible inhibition dès lors que ces gens sont prévenus que c’est de l’art (phrase employée par beaucoup pour signifier: “on comprend rien“) . S’il faut assembler des couleurs, des images ou des notes de musique, la plupart des adultes perdent subitement leurs moyens: ça n’est pas pour eux. Et dès que l’on ressort du cadre admis comme spécifiquement artistique (par exemple avec des activités épargnées par le snobisme urbain comme la cuisine, la danse ou la musique populaire) les soi-disant frustrés de l’art retrouvent comme par hasard une grande créativité!

Notre civilisation a hélas associé la création artistique à une expression noble, aspirant au “beau”, où chaque étape compte et peut être critiquée (être un public, c’est avant tout penser à ce que l’on va bien pouvoir raconter d’intelligent et de sensible sur cette œuvre si particulière). Nous tenons là les bases de l’exaspérant snobisme arty urbain. Avec une telle vision de l’art (que l’on pourrait dire bourgeoise, mais qui a des racines plus profondes, notamment religieuses, par une sacralisation divine), on est parvenu à inhiber le pouvoir créatif des classes populaires du XIXème, que l’on entendait bien garder à l’écart de cette activité raffinée. Seuls les “artistocraristes” des grandes métropoles ont suffisamment de “classe” pour mériter de s’exprimer. Mais ils appartiennent déjà à une arrière garde de l’aliénation, car à l’ère du néo-libéralisme se dessine un mouvement inverse: on veut que tout le monde ait l’impression de participer au grand spectacle. C’est l’émergence de prolétariats culturels, souvent présentés comme des contre cultures, telles le rap ou le reggae, qui finissent par jouer le même rôle aplanissant que la lutte ouvrière dans l’évolution de capitalisme: faire en sorte que “tout le monde! tout le monde! tout le monde!” (comme l’aiment le chanter les reggae men) puissent finalement célébrer le culte de l’abstraction.

Encore un fois, on constate que la pensée bourgeoise se permet de nous proposer tout et son contraire en fonction des exigences du moment. Sa grande force est d’être une pensée vide, sans aucune radicalité malgré qu’elle conduit insensiblement à des situations totalitaires. Elle est profondément liberticide, mais tolère la contradiction -contrairement aux régimes directement fascistes- surtout si cette contradiction s’avère un marché porteur. Il faut se désintéresser au possible de ces récupérations, avoir un regard neutre sur la création et s’en emparer sans ménagement, avec autant de préciosité qu’un plombier se mettant à l’ouvrage. Un oiseau se pose-t-il des questions avant de commencer à chanter? Un pizzaïolo s’interroge-t-il une heure devant sa pâte déjà levée avant de commencer à façonner sa pizza? Créer est une activité très commune pour tout être vivant qui se respecte: dire qu’elle rend passionnant le banal et met à bas l’hypnose de l’ennui, c’est déjà la replacer dans le contexte de domination actuel. Dans ce monde à l’envers, je suis obligé de présenter ainsi les choses en négatif, mais en fait le banal n’existe que dans le regard des bourgeois. Au terme de ce travail, j’espère que j’aurais acquis une pensée un peu plus positive, mais pour le moment je dois m’attarder d’avantage sur ce cambriolage systématique de nos trésors intérieurs.

Nous avons jusqu’au XXème siècle désappris la création: en la sacralisant, la classe dominante l’a dérobée au peuple tout entier (si l’envie prend des “racistes sociaux” de contester la véracité de ce vol, évoquer le seul exemple des enfants -tous créatifs- réduit en miette leur élitisme psychotique). Par la suite, l’imagination nous fut revendue comme une putain défraîchie, vulgarisée pour mieux séduire le modèle unique d’être humain désormais en vigueur. Mais au fond, la véritable flamme est toujours restée là, dans notre zone cachée, inviolable. Le monde entier est de notre côté, dans cette guerre contre l’abstrait. Les enfants viennent au monde de notre côté, et les cauchemars rattrapent les tortionnaires dans leurs cachettes. Les fantômes vengeurs de l’indomptable inconscient se chargent de leur dévorer l’âme sur leur lit de mort. En fait, le système aliénant est cerné par la réalité, sa défaite est donc imminente à l’échelle du temps cosmique.

Je ne peux mieux faire que de citer tout un extrait de l’étude ethnologique déjà évoqué de Michel Leiris, qui montre (bien que ce ne soit pas explicitement son but) qu’un peuple d’Ethiopie septentrionale, en organisant des moments rituels de “jeu réel” (plus précisément ici de “théâtre vécu et non joué“), ne fait aucun cas de la dimension aliénante du spectacle, et plus généralement de l’art (p. 124):

Vécu par l’acteur (qui n’a pas grand peine à se mettre, comme on dit, dans la peau du rôle, encouragé qu’il est par l’ambiance et par sa propre croyance en la réalité du zâr en tant qu’esprit se manifestant normalement par possession), ce théâtre d’une espèce assez particulière, puisqu’il ne peut jamais avouer sa nature théâtrale, est vécu également par le spectateur. D’un instant à l’autre, ce dernier peut en effet être possédé lui aussi et, de toute manière, il n’est jamais un pur observateur vu que non seulement il contribue par ses battements de mains ou par son chant à l’évocation des esprits mais que, une fois ceux-cis “descendus”, il a commerce avec eux bien loin d’être tenu à distance par ceux qui les incarnent. Même s’il n’est pas à son tour possédé et n’intervient que secondairement, le spectateur ainsi mis en cause participe à un événement et le vit avec ses protagonistes, au lieu d’en être le simple témoin passif. Grâce à cette participation de tous, à cette osmose constante entre acteurs et public, de telles manifestations (quoique en rupture avec le cours ordinaire des choses) ne se situent pas, à la manière des manifestations proprement théâtrales, dans une sphère particulière où les êtres qui y évoluent sont séparés des autres et se trouvent de ce fait, en marge de la vie. Il s’agirait, en somme, de moments privilégiés où c’est la vie collective elle-même qui prend forme de théâtre.

Le point le plus capital pour notre recherche n’est pas le fait que ce spectateur prenne ici part au jeu (on a déjà vu que le public moderne est de toute façon de plus en plus actif) mais que l’événement soit réel, que les notions de spectacle et de public n’ait plus d’existence au sein de cette unique réalité. Quand le monde n’est plus mis à distance, le catharsis peut être efficace et curatif, et toute trace de totalitarisme3 a disparu: nous sommes bien là en terres libertaires. Qui donc pourrait ici empêcher un de ses pairs de participer à un moment de la vie collective? En fait, il n’y a pas de public participatif mais un ensemble d’êtres vivants, réunis pour un moment certes spécial mais intégré au cours de la vie avec fluidité. Ne pas différentier ce moment-là de l’unique réalité existante est notre point crucial, sur lequel la recherche des nouveaux rituels libres pourrait se baser.

Quelques tableaux pseudo scientifiques.

Que se passe-t-il si l’on place en face les rites de possession africains observés par Rouch ou Leiris et un rituel de divertissement moderne typique (c’est-à-dire pas apparu trop récemment, pour éviter les erreurs), comme un concert ou une pièce de théâtre. Puis essayons de voir ce qu’il faudrait modifier pour mettre à bas le principe d’illusion qui stérilise ces pseudo rituels occidentaux. Je commence par regarder les contraintes de temps et d’espace:

 Rites de divertissement occidentaux: concert, film, pièce…Rites de possession
Localisation dans le tempsLimitée à quelques heures tout au plusPouvant s’étendre sur plusieurs jours, parfois sans début ni fin précise.
Localisation dans l’espaceLieu unique souvent clos.Aucune limite au champ d’investigation spatiale: le monde entier est le terrain de “jeu”4.

Le côté incroyablement confiné dans le temps et l’espace du rite occidental ne doit pas nous étonner: pour se séparer du monde et nier sa réalité, nul besoin de s’ancrer en lui, il faut inventer un lieu artificiel. On se place un bref instant en dehors de cette réalité, on met la tête dans une boîte à illusions futiles. Là ou quelqu’un qui aurait soif de réalité serait immédiatement saisi de claustrophobie, l’autruche qui recherche au contraire l’illusion se sent provisoirement apaisée.

Je ne sais plus quel critique célèbre des années soixante déclara un jour “Quand on aime la vie, on aime le cinéma”, mais cette réflexion me semble d’une fausseté si cristalline, presque exemplairement erronée, que je ne puis m’empêcher de penser qu’il s’agit d’un bel acte manqué, venant d’une personne qui savait en son for intérieur que l’exact opposé de son affirmation correspondait bien d’avantage à la réalité (du moins comme base de travail, car on pourrait ensuite individualiser des exceptions marquantes, telles le cinéaste Rouch, les séances dans les drive-in ou les propositions de révolution des modes de production/diffusion telles qu’on en trouve dans le texte de RMX sur le cinéma libre dans ce même site).

Les barrières fixées de façon totalitaire dans le temps et l’espace nous apparaissent donc clairement comme une première méthode pratique de fertilisation du rituel. Voyons à présent comment cela se passe au niveau de l’implication des participants et les résultats ressentis par ceux cis au terme du rituel:

 Rites de divertissement occidentauxRites de possession
Répartition des participants pour l’organisation du riteLe public n’est là que pour observer. On est là pour contempler un objet, une œuvre, une abstraction. De l’autre côté, les “artistes” (qui peuvent aussi être un public participatif) sont conscients qu’ils créent une illusion, en marge de la réalité.Les sorciers ou individus “qualifiés” cadrent le rituel mais ne s’opposent pas aux simples villageois. Il n’y a pas d’autre œuvre que la vie elle-même (la réalité) et ses problèmes à résoudre.
Implication concrète des participants et résultatsLe public passif se contente d’applaudir à la fin et de pousser quelques cris stéréotypés5. Ils ressortent du spectacle divertis, éventuellement émus mais cette émotion futile n’a que peu de rapports avec leur vie réelle forcément banale, qui peut reprendre à la tombée du rideau. Les artistes / publics participatifs, quant à eux, ont conforté encore le narcissisme qui les éloigne peu à peu d’eux-même (objectif de ce voyage peu enviable: la folie de type schizophrénique)Tout le monde est impliqué avec un degré qui varie selon l’enchaînement incontrôlé des situations, les sorciers (ou assimilés) ont certaines prérogatives, mais aucune de ces règles n’est fixée de façon totalement rigide. Les problèmes qu’on tente de résoudre étant liés à la vie même des participants, celle-ci s’en trouve (tranquillement) révolutionnée.

Pour paraphraser le tableau, nul besoin d’être sorcier pour comprendre l’aspect infertile des pseudo rites occidentaux: le troupeau se divertit mais le cours de la vie reste inchangé, et on ira brouter demain comme un bon petit mouton, tout juste apaisé par sa sortie du samedi soir. La souffrance réelle demeure, profonde bien que masquée par le cataplasme de la fausse conscience. L’homme moderne souffre énormément mais vit dans l’illusion que tout va pour le mieux. Le divertissement ne souhaite pas guérir, il agit comme simple aspirine. Si quelques-uns (comme Alejandro Jodorowsky) affirment que l’art qui soigne est le seul art véritable, ils sont souvent montrés du doigt par les artistes bourgeois qui les considèrent comme de prétentieux bonimenteurs (des “preneurs de tête”). Les artistes bourgeois sont trop pressé de retourner à leurs belles illusions pour considérer un instant l’extraordinaire inutilité de leur petit jeu.

Penser le rituel (conclusion provisoire)

J’essaie, donc, comme le titre l’indique, de penser le rituel pour comprendre ce qui en constitue la sève, la manne. Je compte d’ailleurs essorer le mot rituel avant d’en faire usage: 90% de sa définition admise ne m’intéresse absolument pas, puisqu’en parlant de nouveaux rituels libres j’ajoute deux mots contredisant totalement l’idée de respecter des consignes totalitaires, un quelconque dogme liturgique. Cette contradiction apparente est capitale pour moi, car je conçoit la révolution comme une recherche d’équilibre entre des extrêmes psychotiques. Si l’inspiration première en est évidemment la création de situations prônée par Debord, cette idée -comme hélas beaucoup d’idées révolutionnaires jusqu’à présent- favorise le syndrome de la page blanche, le cul de sac créatif. En effet, on se retrouve très vite à sec lorsque l’on croit pouvoir sortir de quelque chapeau de magicien des idées radicalement nouvelles. L’imagination, dont tant de personnes se croient dépourvues, n’est pas cette faculté illusoire d’inventer de nouveaux mondes, mais consiste plus simplement à tracer son chemin de manière créative et personnelle dans l’unique monde existant.

Le mot rituel a donc pour avantage d’évoquer quelque chose de préexistant, qui était déjà là, que l’on n’a pas à inventer mais plutôt à retrouver (on va voir cependant que cette manne n’est pas une simple connaissance à s’approprier avidement). Cette préexistence de l’acte recherché est un point capital. Les réponses, lumineuses et évidentes, se trouvent partout dans le monde:

  • A l’intérieur de nous-mêmes, nul n’ayant jamais complètement perdu son envie primaire et viscérale de se sentir partie intégrante du monde (c’est une définition possible de la jouissance).
  • Chez une partie de l’humanité qui évolue en marge de la folie marchande (enfants, tribus, etc…) et possède déjà une pratique quotidienne de ces rituels. On verra que les copier n’est pas une possibilité, mais que nous avons beaucoup à apprendre d’eux.
  • En négatif dans l’anti-exemple de notre société spectaculaire: en constatant ce déploiement de futilité, on dégage facilement un courant inverse.

De cet anti exemple je tire deux grands risques d’erreur arrogante tapis dans l’inconscient de notre culture:

  1. La faculté de copier, de suivre comme un mouton, d’apprendre par cœur, de plagier sans comprendre, d’accumuler les données sans sentir.
  2. Le besoin maladif d’individualité et d’originalité, issu d’un culte frénétique de la pensée individuelle, ce moralisme arrogant et destructeur du seul contre tous.

Ces deux tares semblent en premier lieu opposées, l’une assimilable à l’œuvre de domestication des masses du catholicisme médiéval, l’autre en provenance directe des lumières. Elles mènent en fait à deux attitudes complémentaires au sein du spectacle: l’inhibition honteuse et l’exhibitionnisme à tout va. On pourrait les associer au couple spectateur / créateur d’illusions, mais ce serait un tantinet simpliste de les personnifier ainsi: il s’agit en fait des deux pôles indissociables de l’hystérie spectaculaire, un antagonisme présent en chacun de nous qui fixe les conditions d’une guerre intérieure permanente.

Ce cocktail explosif sert donc le culte de la représentation dans tous les moments de la vie actuelle. Conformisme moutonnier ou soif insatiable d’individualité narcissique: les risques de se fracasser sur ces Charybde et Scylla modernes sont omniprésents, qu’il touchent directement au divertissement -ce rituel soigneusement stérilisé par l’art bourgeois- ou à tous les aspects de la vie quotidienne -pétris d’abstraction spectaculaire. Forme “classique” de la manipulation spectaculaire, le divertissement a continué à évoluer et à se perfectionner, mais il ne constitue plus qu’une partie (infime mais plus évidente pour les profanes) de la manipulation généralisée. Je ne suis pas là pour m’intéresser au divertissement comme cas particulier du spectacle, éternelle source de mauvaise compréhension de la théorie de Debord (qui devait savoir qu’en choisissant le mot spectacle il posait un piège efficace pour repérer immédiatement tous ce qui avaient juste entendu parler de sa théorie). Non, j’étudie maintenant le divertissement car il est la version tronquée et pervertie du rituel de lien avec le réel que je cherche à retrouver.

Une telle zone de récifs au cœur même de notre terrain d’étude semble en un premier temps limiter notre action, freiner notre quête de liberté, mais il est fondamental d’en prendre conscience -en tant qu’être humain occidental- pour passer au milieu sans encombre et atteindre des eaux plus libres. Autrement dit, mieux vaut se souvenir en permanence que nous sommes sacrément cons, c’est la seule garantie pour d’éviter de l’être jusqu’au bout!

Au moment même où j’écris ce texte, je me trouve dans un parc et je me laisse distraire une jeune fille avec un tatouage au niveau des reins, un dessin en forme d’accent circonflexe inversé, d’un style extrêmement répandu qui semble guider le regard vers les zones “interdites” -du moins provisoirement- à ce regard. Il s’agit là d’un exemple situé hors du cadre du divertissement à proprement parler, à moins de considérer l’adolescence tout entière comme une période de divertissement avant l’entrée dans la vie quotidienne adulte.

Les tatouages constituent (potentiellement) une résistance du rituel dans une société qui les méprise. La réalité du corps est mise en évidence par un motif encré sous la peau, qui vient en rappeler la matérialité: nous sommes bien là dans une recherche de lien avec le réel, mais à quel point ne s’agit-il pas d’une mode moutonnière, d’un besoin créé, qui consiste à plagier un rituel existant sans faire aucune utilisation de ses capacité créatrices? Et voilà, je viens d’être con… en me posant le problème en ces termes, j’ai cédé insidieusement à la tare numéro 2, mon individualisme et mon besoin d’originalité obsessionnel m’ont dicté que cette pauvre fille n’a vraiment pas beaucoup d’imagination pour avoir cédé à la tare numéro 1 !

Comment alors passer intuitivement entre les rochers de la certitude, ces extrêmes de l’individualisme et du conformisme? Dans ce cas, il s’agirait de penser simplement que l’originalité apparente n’a guère d’importance, que si une personne désire réellement (sans qu’on le lui impose) se faire par exemple ce tatouage, je n’ai pas nécessairement à formuler de critique à son encontre, et qui sait, peut-être un jour me plairait-il d’avoir moi aussi un tatouage? Tout choix réellement désiré est acceptable, y compris quand il n’implique pas de se singulariser. Demeurer actif sans attraper la grosse tête, voilà l’équilibre délicat qui détermine l’efficacité des nouveau rituels libres.

Toujours dans un souci de ne pas renier notre inévitable passif culturel, on pourrait donc dégager des versions plus équilibrées de ces deux grandes tares, qui deviendraient ainsi:

  1. La faculté d’apprendre
  2. L’utilisation de son libre-arbitre.

Maintenant que nous avons rompu les chaînes qui les liaient à nos mollets, nous pouvons charger ces boulets des siècles passés dans un canon pointé droit sur l’illusion!

Malgré la tonalité guerrière de cette métaphore idiote (il faut bien que je m’amuse un peu), il s’agit d’un travail délicat, où l’intelligence doit demeurer en alerte, vivante et vivace, apte à se remettre en question à n’importe quel moment (adieu ma susceptibilité et mon égocentrisme maladifs) avec une part d’incertitude et un “droit à l’errance”. On pourrait -comme des scribes moyenâgeux- consulter toutes les bibliothèques et dresser un catalogue des rituels bienfaisants déjà inventés, mais cette seule recherche livresque est insuffisante dans la mesure ou l’implication du sujet reste lointaine: en se contentant exclusivement de cette approche, on cède cette fois à la copie, cette accumulation de hamster anxieux, mais en y faisant appel parmi d’autres outils on dégage sa version équilibrée, la faculté d’apprendre.

Se pose également le problème de l’origine extra occidentale des rites déjà existants, tes la méditation, le tantrisme, les transes africaines… : à quel point peut-on s’en inspirer sans les trahir, les comprendre sans trop de confusions dues à nos acquis culturels? Quel serait le moment où l’on glisserait vers un plagiat superficiel? La mode “Indienne” du mouvement hippie, adhérence naïve à toutes les philosophies parfumées d’encens, reste un bon exemple d’impasse culturelle et d’incompréhension entre les peuples malgré des intentions pacifiques.

J’ai une double position vis-à-vis des rites extra occidentaux: franchement bienveillant, curieux de leurs apports dans le cadre d’une totale remise en question de nos valeurs philosophiques (quant à elles foncièrement suicidaires), je deviens réticent lorsque l’on envisage une réappropriation d’un de ces fantastiques outils en particulier. Je sors donc le carton rouge de l’”opportunisme superficiel“, carton mou que je ne chercherais pas à brandir comme un ayatollah intello: je souhaite sans ironie bonne chance à tous ceux qui ne voient pas de problème à se réinventer une identité de Lama aux yeux ronds, de guerrier zoulou blanc à la Johnny Clegg. Je les envie presque, mais un de mes pieds reste solidement enchaîné au continent européen, je suis trop profondément raisonnable pour rêver de ce grand voyage spirituel sans escale. Se reposer sur un rite préexistant, dont j’apprendrais les règles comme un parfait novice, serait dans mon cas d’avantage du new age que du zen, du néo colonialisme que de la transe tribale. A titre individuel, je suis certain des effets positifs de tels méthodes, mais le décalage avec notre culture de la raison est tel qu’il n’en ressort aucune influence, aucun effet révolutionnaire sur notre société aveugle. Il faudra donc que la révolution de l’intelligence ait lieu ici, que la danse de la déraison bienfaisante s’empare de l’Europe en lieu et place du culte absurde de la folie marchande qui l’occupe à présent.

En fait, ne pas s’intéresser en premier lieu et de manière exclusive aux pratiques extra occidentales (ou du moins à l’une d’entre elles que l’on placerait en exergue) signifie être simplement conscient de son appartenance à la civilisation occidentale, y compris si cela s’avère un fardeau dont on doit parvenir à se délester. On étudie donc sous le nom d’Histoire ce long catalogue des plus belles erreurs, cette formidable compilation de gags catastrophiques, de ratages et de râteaux dans la figure. Je ne peux (ou me refuse à) dissoudre ces encombrantes racines affectives et intellectuelles. Ces désastres nous apprennent d’ailleurs beaucoup sur nous-mêmes et contiennent en négatif les clés de notre nécessaire révolution.

Si je m’intéresse à notre passé et à nos erreurs, c’est donc que je ne tiens pas avant tout à sauver ma peau, je rêve que l’on puisse redresser la barre de ce bateau fou. Je crois que notre réveil doit partir d’une constatation de ce que nous sommes profondément, de ce que notre civilisation a fait de nous: les acquis de la psychanalyse m’empêchent de croire qu’on puisse sortir d’une pochette-surprise une force qui gommerait comme par magie toutes nos faiblesses. Ceux qui refusent en bloc cette nécessité d’autocritique, prétextant parfois qu’il s’agit d’un reste d’auto flagellation chrétienne, veulent nous entraîner dans une fuite en avant suicidaire. Ils craignent qu’en reconnaissant ses faiblesses, la civilisation occidentale ne soit plus “au top”. Je leur rétorquerais que moi, je vois dans leur attitude machiste une insécurité sexuelle chronique, un culte de la force brute -celle qui casse au choc, ayant commis l’erreur de ne pas avoir plié. Nous devons effectuer cette autocritique féminine même si notre confiante arrogance doit être mise à bas. On en sortira grandis, plus lucides, d’une force plus réelle et probablement moins ostentatoire -adieu les machines de mort en forme de pénis en érection!

Toute cette histoire profondément gravée en nous ne pourrait donc être réécrite d’une traite, au moyen de je ne sais quel effaceur de mémoire. Nous allons tenter au contraire d’en écrire la suite, mais en lui imprimant un mouvement nouveau: une révolution de l’imagination intelligente est toujours en attente, bloquée sur la ligne de départ. Et oui, bien entendu, cette nouvelle civilisation sera moins auto référentielle, moins imbue d’elle-même, elle tiendra compte de toutes les clés qui avaient pu être trouvées avant que la cage de l’abstraction ne se referme sur nous. Il faudrait retrouver ce principe bienfaiteur, puis le faire venir à notre société sans ajouter au passage le moindre aspect superflu: cet acte nouveau pourrait nous faire économiser jusqu’aux idées mêmes d’économie et de pouvoir centralisé , prenant la marchandise, l’entreprise et l’Etat en flagrant délit d’inutilité stupéfiante, réduisant le cycle hystérique de l’offre et de la demande à zéro, démotivant l’ambition cheftaine et la hiérarchie.

Buenos Aires, 6 Janvier 2008

Notes

1 Je reviens sur ce film de Jean Rouch plus loin.

2 Je vis depuis un an à Buenos Aires où le maintient du réseau d’eau potable par Aguas Argentinas semble à la limite du décrochage malgré l’extraordinaire abondance en eau de la région: les officiels conseillent dorénavant l’achat d’eau en bouteille, et il suffit d’un ou deux verres pris au robinet pour se convaincre de suivre leur conseil. La privatisation des réseaux d’eau potables des pays du sud est un des nombreux morceaux dans l’assiette du néolibéralisme actuel.

3 Je remarque avec amusement que dans son autre sens, le mot totalitaire peut suggérer une vision du monde comme d’un tout unique, ne visant pas à sa fragmentation, l’accomplissement en somme de l’idéal libertaire et mystique. Loin de se troubler, il faut se réjouir qu’un tel mot dispose encore d’une certaine variété d’usages, cela signifie que son “kidnaping lexical” n’a pas encore eu lieu, qu’il n’est pas déjà réduit à un slogan pour débats de plateau télé.

4 On pourrait m’objecter que dans le cas des maîtres-fous, le lieu du rituel semble bien défini, mais en fait c’est précisément pour n’avoir aucune limite autour de ce lieu que ses participants vont s’isoler au cœur de la brousse. Cette dernière joue d’ailleurs un rôle fondamental pour ceux qui attendent de rentrer en transe. Le petit jardin devant le “Palais du Gouvernement” est le point névralgique ou la possession va se produire, mais en aucun cas il ne s’agit d’un lieu étanche au reste du Monde.

5 Ces participations limitées rappellent les “amen” (et autres bouts de phrases apprises par cœur) récitées à l’unisson pendant les messes catholiques, mais rappelons-nous qu’au cours de ce rite précapitaliste le public pense (je devrais dire sait pour décrire la situation sans y plaquer mon athéisme) que Dieu est une réalité, non une illusion -ce qui n’en fait pas moins une forme d’aliénation précapitaliste, peut-être le phoetus du spectacle? Dans le cas de ce dernier, le peuple fait semblant de tenir cet ensemble d’images désirées pour vraies.

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