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Pourquoi lo-fi ? Par opposition radicale à ceux qui prétendent qu'il y aurait de la « bonne » et de la « mauvaise sociologie ». Lo-fi car on peut faire de la sociologie sans être mutilé, limité, aliéné par le style académique pompeux, réactionnaire, ultra-sérieux et politiquement correct qui colonise les revues académiques.
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L'industrialisation de la sorcellerie et ses conséquences

Auteurs : Benjamin Grassineau (voir aussi l'historique)
Date de création de l'article : 2007
Rubrique: La revue de sociologie lo-fi
Etat de la rédaction: finalisé
Droit de rédaction : ouvert
Licence : Licence culturelle non-marchande


Création de la page: 28 novembre 2013 / Dernière modification de la page: 26 mai 2022 / Propriétaire de la page: Benjamin Grassineau


Résumé :



Les sauvages ne connaissent ni le tien ni le mien, car on peut dire que ce qui est à l'un est à l'autre. Lorsqu'un sauvage n'a pas réussi à la chasse aux castors, ses compatriotes le secourent sans en être priés. (...) Il n'y a que ceux qui sont chrétiens chez qui l'argent soit en usage; les autres ne veulent ni le manier, ni même le voir. Ils disent qu'on se tue, qu'on se pille, qu'on se diffame, qu'on se vend et qu'on se trahit parmi nous pour de l'argent. Ils trouvent étrange que les uns aient plus de biens que les autres, et que ceux qui en ont le plus soient estimés d'avantage que ceux qui en ont le moins; enfin ils disent que le titre de sauvage, dont nous les qualifions, nous conviendrait mieux que celui d'hommes, puisqu'il n'y a rien moins que de l'homme sage dans toutes nos actions. (...)

Ils se moquent des sciences et des arts; ils se raillent de la grande subordination qu'ils remarquent parmi nous. Ils nous traitent d'esclaves; ils disent que nous sommes des misérables dont la vie ne tient à rien; que nous nous dégradons de notre condition, en nous réduisant à la servitude d'un seul homme qui peut tout, et qui n'a d'autre loi que sa volonté; que nous nous battons et nous querellons incessamment; que les enfants se moquent de leurs pères; que nous ne sommes jamais d'accord; que nous nous emprisonnons les uns les autres, et que nous nous détruisons en public.

Ils prétendent que toutes nos sciences ne valent pas celle de savoir passer la vie dans une tranquillité parfaite.

Bougainville

Article datant de 2007

Depuis maintenant cinq siècles, l’Occident est entré dans un processus de colonisation qui a bouleversé la planète et entraîné des dégâts considérables : ethnocides culturels, génocides, destruction de civilisations et d’écosystèmes, pollution massive, etc.

Malgré ces faits accablants, les cercles intellectuels occidentaux s’y intéressent assez peu. Ils préfèrent se focaliser sur la bataille qu’ils livrent contre des ennemis imaginaires qu’ils s’ingénient à construire : le fameux choc des civilisations, le problèmes de chômage, les dernières chaussures à la mode, leur prochaine voiture, la santé de leur chien et leur futur gouvernement.

Certaines questions méritent pourtant d’être posées.

La colonisation a-t-elle toujours lieu ?

Indéniablement, depuis les premières caravelles, le processus s’est quelque peu transformé et ses sources se sont multipliées (il n’est plus localisé exclusivement en Occident), mais il n'en reste pas moins on ne peut plus vivace.

  • Les dernières forêts primaires sont en train d’être ravagées à la vitesse grand V.
  • Les derniers peuples libres de la planète sont en train d’être exterminés sous le regard sérieux des anthropologues, des journalistes et des agences de tourisme solidaire.
  • Les missionnaires de l’éducation vont répandre la voix sacrée du progrès dans les endroits les plus reculés du globe (il y en a encore qui s’imaginent que construire une école dans un pays pauvre, c’est leur rendre service...).
  • Les pilleurs de tombe de l’archéologie continuent à détruire des lieux sacrés en toute bonne conscience et à booster le marché de l’art primitif.
  • Les marchands de pacotille continuent à aller piller les richesses de la planète.
  • Les villes continuent à pousser un peu partout comme des tumeurs malignes.
  • Etc.

Fallait-il le faire ?

Après tout, le progrès, c’est peut-être une bonne chose. C’est peut-être bien de répandre notre connaissance technologique et culturelle aux quatre coins de la planète ?

Comme je ne fais pas partie d’un peuple amazonien en train d’agoniser, je ne vais pas prendre la parole à leur place. Je vais simplement raconter mon propre calvaire d’occidental pour montrer que décidément, tout cela n’en valait pas la peine...

Alors voilà le topo. J’habite depuis mon enfance (par intermittence mais bon, j’y retourne assez souvent) une maison située sur les rives de l’embouchure de la Charente. Tout autour de la maison, il y a encore 10 ou 15 ans, il y avait de merveilleux marais. Des tamaris bordaient de petits canaux sinueux serpentant à travers des prairies vertes où broutaient de paisibles vaches. On y trouvait des champignons, des plantes comestibles et on y pêchait la grenouille et les anguilles. Aujourd’hui, en l’espace de 15 ans, c’est devenu un désert toxique où seules trois ou quatre espèces survivent... Ça a l’air incroyable, mais c’est pourtant vrai.

Tout d’abord, ils (les colons) ont commencé par couper les tamaris, reboucher les canaux, et envoyer les vaches à l’abattoir. Ça faisait plus propre. Puis, comme ils n’allaient pas s’arrêter en si bon chemin, ils ont transformé nos marais bucoliques en grandes plaines céréalières. Là. On y voyait déjà un peu plus clair. Mais cela ne suffisait pas. Eh oui. Car il restait encore quelques herbes folles le long des routes de campagne. Eh bien qu’à cela ne tienne ! Ils se sont dits qu’ils allaient pousser le processus de désertification artificielle un peu plus loin... Si bien que désormais, une faucheuse passe régulièrement pour raser les dernières fleurs qui ont eu le malheur de se pointer entre le champ et la route. Au final, une grande partie de l’année, la terre est nue, les produits toxiques (engrais, pesticides) se répandent un peu partout, les agriculteurs pompent à mort les nappes phréatiques, les rares canaux qui subsistent sont pollués et envahis par les écrevisses américaines, le paysage est triste; et finalement, on préfère rester à la maison à regarder la télé plutôt qu’à aller se balader dans les champs. Une fois à la maison, on est agressés en permanence par diverses substances toxiques (faut bien faire vivre les médecins et les firmes pharmaceutiques) et bombardés de publicités par téléphone (faut bien faire vivre les gens payés par intérim).

Mais le pire dans l’histoire, c’est que ces plaines céréalières, elles servent à quoi ? Eh bien à nourrir des vaches... Nous avons donc ôté les vaches et désertifié des marais, pour nourrir des vaches, qui pouvaient très bien se nourrir toutes seules... Allez comprendre...

Voilà donc à quoi ressemble ce processus de civilisation. S’agit-il d’un progrès ? De mon côté, la réponse est non. Pourquoi ? Eh bien tout simplement parce que j’ai vu mon environnement se détériorer sans aucune raison valable. Mais d’une certaine manière, j’ai eu de la chance. Certes, mon environnement naturel a été détruit, mais au moins:

  1. je n’ai pas été esclavagisé,
  2. je suis à l’abri des anthropologues, missionnaires, journalistes, documentalistes, orpailleurs et autres mystiques qui viennent prêcher la bonne parole, tenter de nous convertir ou faire de nous des attractions de foire,
  3. je ne vis pas des produits du marais. Si ça avait été le cas, alors j’aurais vécu le calvaire que des milliers de peuples à l’agonie endurent à l’heure actuelle.

Pourquoi l'Occident a-t-il colonisé la planète ?

Voilà la grande question. Mais pour commencer, je ne vais pas aller chercher trop loin. Je vais tout simplement poser la question suivante : pourquoi « les colons » ont-ils désertifié les marais ? La première réponse qui vient à l’esprit: « c’est la faute aux agriculteurs ». Bon. En général, je crois que globalement ils subissent eux aussi. Entre les tumeurs au cerveau dûs aux pesticides et la vie de plus en plus solitaire qu’ils doivent mener, je n’ai pas l’impression qu’ils soient vraiment responsables... Ce sont des exécutants, des pions. Des hommes de main. Voilà tout.

OK. Alors tournons-nous du côté des scribouillards. Là, on y voit un peu plus clair. Parce que c’est malheureux à dire mais tout le beau petit monde des universités, qui se pavane dans les congrès, colloques, conférences, amphithéâtres et qui publie des torchons dans des revues illisibles, tout ce beau petit monde s’est donné la main pour désertifier les marais. C’est qu’il fallait se serrer les coudes. La tâche était rude ! Tout d’abord, les grands prêtres mathématiciens, au sommet de la science, ont produit quelques équations magiques pour impressionner la galerie. Les chimistes, un peu en dessous, émerveillés par l’intelligence de leurs gourous, ont concocté quelques molécules en s’aidant de ces équations. Aidé par les biologistes, une secte un peu à part, chez qui la compétition universitaire commence à être franchement rude, tout ce petit monde s’est mis à produire des produits hautement toxiques : pesticides, engrais, herbicides, etc. Bon ! Voilà déjà une bonne chose de faite. Mais qu’allait-on en faire ? Il fallait bien trouver un moyen de les écouler... Facile, les évêques agronomes sont arrivés, ont pondu quelques schémas, et ont déclaré que ça pousserait mieux si on rasait tous les trucs qui font pas beau dans leurs modèles (herbes folles, haies, etc.). Puis ils ont préconisé la monoculture à outrance et le déversement massif de produits toxiques. Ok, ils vont sûrement changer d’idée d’ici peu, mais pour l’instant c’est encore le truc à la mode. Ensuite, les ingénieurs et les physiciens sont entrés en scène, et ont dit : « Eh les gars, on va vous construire des gros tracteurs, ça sera plus pratique pour polluer et saigner la terre à blanc avec tous vos poisons. Mieux, on va aller vider les réserves en pétrole du tiers-monde pour les recracher dans l’atmosphère, ça devrait pas trop poser de problèmes. Les boursicoteurs seront bien contents ». À ce moment là, le processus de désertification était déjà bien avancé. Mais il manquait encore une pièce au puzzle : le facteur humain. Qu’à cela ne tienne. On a été chercher les missionnaires économistes en renfort. À coup d’équations ésotériques, ils ont réussi à convaincre les politiciens (c’est pas compliqué, ils les ont comme élèves) qu’il fallait mieux remembrer tout ça, parce que ça serait plus rationnel. Les juristes en habit de moine ont pondu quelques lois pour faire passer tout ça. Et puis voilà, c’était gagné. Pour les politiciens un peu réticents : soit on les a virés, soit on a été chercher quelques spécialistes de science politique pour redresser leurs âmes égarées. Pour terminer, on a envoyé quelques sociologues et paysagistes (tout en bas de l’échelle) pour réparer un peu les dégâts, faire plier les derniers contestataires, et aussi pour comprendre pourquoi les paysans et les néoruraux ne comprennent rien au progrès. À coup de déterminants sociologiques, de théories de l’habitus et de théories socio-psychanalytiques, on est alors presque arrivé à insinuer dans leurs esprits qu’ils sont quand même un peu arriérés, et surtout un peu responsables de ceux qu’ils subissent...

La conclusion de tout ce cirque, c’est que les pauvres campagnards sont obligés de s’exiler en ville pour fuir cet environnement dégradé. Et là, un autre cercle infernal les attend. Soit l’engrenage du travail industriel, soit la machine kafakaïenne du monde universitaire et des artistes citadins. La boucle est bouclée. Quoi qu’il arrive, tout le monde fait tourner la machine. Idéalement, on fait crier quelques écologistes pour rééquilibrer un peu tout ça, et le tour est joué. De toute façon, c’est pas plus mal qu’ils gueulent, ça fait vivre les derniers sociologues marxistes qui ont bien besoin d’un petit coup de pouce. Entre confrères, faut se serrer les coudes...

Donc, si on cherche la cause de la désertification des marais, il ne faut pas aller chercher bien loin. L’origine du problème, elle est à rechercher dans les couloirs des universités privées ou publiques. C’est là qu’on concocte ou qu’on légitime les divers plans d’aménagement paysagers, qu’on produit des bons cadres dociles et des armes chimiques pour les répandre dans les champs. C’est aussi là qu’on produit une des pièces essentielles du puzzle : la sacralisation du savoir et de l’art, et le mépris pour les choses simples : la navigation, la glandouille, la playstation, la chasse au lapin et l’auto-suffisance. C’est aussi là qu’on construit nos propres objets sacrés et nos propres moaïs. Et une fois le terrain un peu défriché, on a plus qu’à finir de vider la planète de ses substances vitales pour les ériger un peu plus haut...

L'Occident et ses sorciers.

Tout cela m’amène à me poser une question. On a longtemps cru que l’Occident avait civilisé les peuples océaniens, africains, amérindiens, amérindiens, etc. (curieusement, on inclut rarement la civilisation chinoise, probablement parce que c’est l’une qui a le mieux résisté à l’invasion européenne). En général, on invoque des causes économiques. L’Europe aurait apporté le fardeau, ou le flambeau, de la civilisation aux autres peuples, réduisant ainsi à néant des cultures primitives et sauvages, du fait de son avancée technologique. Problème. Et si cette idée était fausse ? Et si il s’agissait d’un mythe occidental parmi cette foule de mythes qui colonisent notre imaginaire. Car il y a deux choses qui me dérangent dans cette explication. La première c’est l’idée que nous étions d’avantage civilisés et technologiquement en avance sur les autres civilisations. La seconde, c’est que la colonisation se serait enclenchée à cause de facteurs économiques. Autant le dire tout de suite, je trouve ces explications franchement limitées.

Tout d’abord, il me semble qu’il faut commencer par renverser la perspective. Étions-nous vraiment civilisés ? Sur certains aspects : non. L’Europe était primitive, barbare, alors que les autres aires géographiques étaient civilisées. Mais me direz-vous ? L’Europe n’a-t-elle pas provoquée la chute de ces civilisations ? N’est-ce pas là une preuve de sa supériorité ? Eh bien non. Les barbares n’ont-ils pas provoqué la chute de l’empire romain ? Si. Et pourtant, qui était le plus en avance ?

Les faits, les voilà. Au XVIe siècle, le niveau culturel et technologique - pour peu que cela ait un sens d'effectuer de telles comparaisons, ce qui est plus que douteux – des différents ensembles géographiques est à peu près identique. Il y a certes des différences partielles. Certains, comme les nord-américains, ont choisi un mode de vie plus dispersé, d'autres ont choisi de se regrouper dans des ensembles urbains. Mais en tous les cas, on a affaire à des peuples hautement civilisés, dotés de cultures originales et de technologies robustes. L'Europe, à l'inverse est encore relativement barbare. Elle maîtrise l'écriture, la navigation et les mathématiques, ce qui n'est pas si mal, mais sur d'autres aspects, elle est au niveau d'une culture primitive, et autant le dire d'emblée, elle y est encore.

Or, dans toutes les cultures primitives, les échanges économiques, les rites, les pérégrinations, les formes de nomadisme, sont inscrites dans des formes élaborées de mythologie, dans une symbolique, souvent définies et contrôlées par des sorciers. Par exemple, les échanges économiques sont inscrits dans des représentations symboliques, et c'est le mana qu'on s'échange à travers les objets. Ce qui fait se mouvoir les hommes, ce sont alors ces mythes, ces symboles, ces représentations, ces valeurs, ces utopies qui confèrent un sens à leur existence.

Faisons un peu de sociologie de la sorcellerie pour se détendre. Les sorciers, on les aime bien, mais on ne les écoute souvent que d'une oreille distraite. Parfois ils nous amusent, parfois on leur fait confiance, parfois on a peur d'eux, parfois on les bannit ou on les passe au bûcher. Maintenant, qui étaient les sorciers dans la civilisation européenne ? Où produisaient-on nos sorciers ? Mais n'allons pas chercher trop loin : on les fabriquait dans les universités. Et c'est à partir du XIIIe siècle, qu'en Europe, apparaît un phénomène pour le coup relativement inédit : les sorciers se regroupent en corporation... Il y a une institutionnalisation de la sorcellerie. On passe d'une sorcellerie d'amateurs, plus ou moins fantasque, plus ou moins liée aux petits pouvoirs locaux, à une sorcellerie de profession, industrialisée, qui produit des sorciers de haut-niveaux, qui sont sérieux comme des croques-mort et capables de guider les pouvoirs politiques pour les soumettre à leurs vues. Les universités européennes deviennent donc les premières grandes usines à sorciers ! Une gigantesque industrie de la sorcellerie naît durant le crépuscule du moyen âge. Industrie qui permet de canaliser la sorcellerie, de l'étendre à grande échelle, de la formater, de l'enserrer dans une discipline, d'en faire un art noble, une profession respectable !

Il reste que cela pose un problème de taille. Car malgré tout, être sorcier au moyen-âge, ce n'est pas si simple. Tout d'abord, il y a des sorciers concurrents qui viennent démarcher sur vos plates-bandes. Intolérable ! Ça mérite bien quelques bûchers. Et les sorciers professionnels ne s'en sont pas privés ! Ensuite, il faut trouver des débouchés. Parce que pour les corporations de sorciers (les universités), il y a quatre problèmes.

  1. Premièrement, il faut trouver des débouchés à l'enseignement. Ça veut dire qu'il faut faire du marketing pour attirer un maximum de sorciers qui veulent se former à la sorcellerie high-tech. Le risque, c'est que ça crée trop de sorciers sur le marché des sorciers ! Mais bon, ça, ce n'est pas le problème des enseignants-sorciers. Eux, ils ont juste besoin de matière fraîche.
  2. Deuxièmement, il faut trouver des débouchés aux sorciers à qui on a enseigné. Ou du moins, eux doivent se charger de s'en trouver. Le hic, c'est que les sorciers-enseignants n'ont pas besoin d'être trente mille. Car enseigner uniquement pour apprendre à enseigner, c'est un peu circulaire... Et puis les enseignants-sorciers, ils n'aiment pas trop filer leur place avant d'avoir perdu la boule (quoiqu'en général, il soit difficile de savoir quand ils la perdent vraiment). Donc, il faut aller trouver des débouchés chez les pauvres hères qui n'ont que faire des délires des sorciers, ou chez les politiciens qui se font facilement berner et qui aiment bien qu'on les flatte en leur disant qu'on a besoin d'eux.
  3. Troisièmement, il faut continuer à épater les autres copains sorciers. On appelle ça faire de la recherche. À l'époque, on faisait de l'alchimie, de l'astrologie, de la science, de la théologie, etc. Le problème, c'est qu'on préfère faire de la recherche entre copains. On veut bien du monde, mais tant que ça reste de bons petits soldats qui vous aident à faire vos recherches... Il faut surtout pas que ça devienne des concurrents qui vous piquent vos deniers ou qui vous contredisent. Mais ça, c'est pas toujours évident. Un bon moyen pour éviter cela, c'est de faire passer les amateurs pour des incompétents. Au bout de cinq siècles, les universitaires y sont admirablement bien arrivé. Et si il n'y avait pas eu Internet pour laisser la parole aux amateurs, on aurait presque fini par les croire.
  4. Le quatrième problème, c'est que comme on l'a vu, il y a des sorciers concurrents un peu partout. Et ils piquent des débouchés. Ça, c'est un gros problème. Et comme on va le voir maintenant, c'est à cause de ce problème que ça s'est gâté pour de bon...

La colonisation est-elle l'oeuvre de nos sorciers ?

On aurait tort de ne pas voir que la rencontre entre la civilisation occidentale et les autres civilisations a conduit à une influence réciproque. C'est dommage d'ailleurs, qu'on ignore beaucoup de la transformation des représentations qui a été entraînée chez les civilisations colonisées par la rencontre avec les européens. Mais, bon, c'est comme ça. Bien sûr, incontestablement, ce sont les sociétés colonisées qui ont pâti de leur rencontre avec l'Occident, et non pas l'inverse. L'ethnocide culturel, ce sont les peuples colonisés qui l'ont subi. Il ne faut surtout pas inverser les rôles. Mais il me semble que dans les deux cas, il y a quand même eu un bouleversement des représentations sociales en profondeur. Des certitudes sont tombées des deux côtés. Et qui maintenait les certitudes en Occident à la fin du moyen âge ? La réponse, la voilà : les universitaires et les éccléiastiques. Autrement dit, les sorciers de l'Occident.

Il y a une question qui me turlupine. J'aimerais parfois savoir dans quelle mesure la représentation holywoodienne du sorcier « primitif » qui croit que son pouvoir va être érodé par la science européenne, n'est pas une projection de nos propres angoisses. Le résidu d'une de nos vieille croyances occidentales. L'angoisse de nos propres sorciers (nos inquisiteurs à nous, prêtres, scientifiques, médecins, juristes, profs d'université...) qui aurait perdurée dans le temps, et qu'on attribuerait à tort aux sociétés colonisées. Car, finalement, en tant que primitifs, qu'avons-nous fait d'autre que de projeter nos propres représentations sur les cultures que nous découvrions. Les représentations issues d'une société qui se clive de plus en plus entre l'élite intellectuelle et la masse. L'élite éclairée et la foule infantile... La société civilisée et la société primitive. En somme, la vision occidentale des autres civilisations était tout aussi biaisée que la vision océanienne, africaine ou amérindienne des peuples occidentaux. De chaque côté, une mythologie a été projetée sur l'autre. Et voilà tout.

L'anthropologie et l'ethnologie ont ainsi construit un mythe évolutionniste. Un mythe bien rôdé contre lequel toute critique était particulièrement difficile. Celui de l'opposition entre les primitifs natifs et les civilisés du vieux monde. En fait, il n'est pas certain que beaucoup de commerçants, de marins et de gens du peuple, étaient disposés à y croire... Mais grâce aux règles libertaires et égalitaires du milieu universitaire, où ceux qui contestent la parole du maître sont priés d'aller voir ailleurs, les anthropologues ont entretenu et légitimé ce mythe. Ils ont construit une sorte de « mythe de protection », particulièrement tenace. Le mythe qui sauve les sorciers occidentaux de la désaffectation de leurs croyants et de leurs sujets. Le mythe censé protéger l'Occident de ce danger imaginaire ! Et finalement, ils continuent encore à jouer ce rôle ! Simplement, aujourd'hui, le mythe survit sous des formes plus raffinées. Mais le fond reste. Et puis aujourd'hui, les civilisations étrangères ont globalement été détruites, donc la peur a disparu...

Mais on peut aller plus loin, et si ce mythe académique, si ce délire des sorciers, avait lui-même produit en partie la colonisation ? Parce que, est-ce un hasard si la colonisation commence en même temps que l'essor des universités en Europe ? Imaginons la scène. Déjà que ces universitaires devaient avoir du mal à convertir leurs propres sujets à leurs délires et à se trouver des débouchés - ce qui a dû les pousser à aller voir ailleurs -, voilà que des sorciers concurrents se pointent à l'horizon ! Imaginez l'angoisse, imaginez la menace ! Bon, les marins, eux, ils voyaient ça d'un bon oeil. Ils découvraient du monde, ils étaient parfois bien accueillis (pour sûr, on devait leur réserver un accueil meilleur que dans les ports européens). Certes, ils découvraient des rites étranges, inconnus, qui au départ, devait leur paraître un peu bizarre... Mais finalement, ce qu'ils découvraient, c'étaient surtout des peuplades relativement accueillantes, cultivées, civilisées, vivant dans une relative insouciance (insouciance de façade, mais bon, ça, les marins devaient s'en douter, on les berne pas si facilement...) et qui, comble du bonheur, ne les regardaient pas de haut ou n'essayaient pas de les convertir. Je ne dis pas. Ils ont dû vite déchanter. Mais au départ, imaginez le choc... Imaginez aussi le choc des européens quand les marins reviennent en Europe et qu'ils commencent à raconter leurs histoires...

Mais imaginez surtout la terreur des sorciers occidentaux.

  1. « Quoi ! Déjà que la concurrence est rude et qu'on a dû mal à discipliner nos ouailles, voilà qu'ils risquent d'aller s'acoquiner avec d'autres sorciers... Mais à terme, les sorciers étrangers vont nous envahir ! »
  2. « Voilà des oreilles fraîches, ça va faire un peu de boulot pour la sorcellerie qui commence à manquer de travail »
  3. « Il faut continuer à aller vers l'ouest, on finira bien par trouver l'Eden ». Voilà à mon avis, la vraie source de la colonisation : la paranoïa et le délire mystique des sorciers occidentaux.

Bon, au départ, c'était pas bien méchant. Mais là où ça a vraiment commencé à se gâter, c'est quand ils ont ressenti le besoin de se convertir en une idéologie du progrès et de l'objectivisme. Lorsqu'ils ont commencé à croire pour de bon en leur salades de sorciers, et à vouloir absolument que tout le monde y croit comme eux, au point de se persuader que le monde est peuplé d'ignares à qui il faut enseigner la vérité vraie. Ce sont alors devenus des sortes de sorciers affolés, terrorisés par la concurrence, toujours prêts à en rajouter une couche pour faire taire leurs concurrents et convaincre leurs ouailles. Ils ont fait de la sorcellerie une machine de guerre scientifique ! Quitte à produire et à contrôler, comme Foucault l'a remarqué, une technologie politique impitoyable, qui s'insère dans les moindres recoins de l'âme et du corps. Fini le gentil sorcier. Le sorcier hollywoodien occidental stresse à fond ou il a la folie des grandeurs ! Il veut civiliser le monde. Et par chance, il va rapidement rencontrer le colon, qui une fois qu'il est venu piquer les terres des peuples civilisés, se fait lui aussi une grosse parano. Traduction holywoodienne : l'indien hostile et impitoyable qui scalpe le premier venu. Traduction en vrai : y a rien de tel pour agresser que de s'imaginer qu'on est agressé. Donc, là encore, on a projeté nos mythes. Les indiens ne devaient pas être si terribles que ça, et probablement assez peu hostiles. Pas pire que les européens en tous les cas, qui, à l'époque, enchaînaient les bains de sang à répétition.

Et le commerce ?

Alors, est-ce qu'on a eu une conquête pour de l'or, comme on l'affirme généralement, ou pour trouver une nouvelle écoute docile ? Sûrement que chacun y trouvait son compte... Mais les hommes de la fin du moyen-âge étaient-ils vraiment à ce point tentés par la fortune ? J'ai du mal à le croire. J'y vois plusieurs raisons. Tout d'abord. On manque de sources et ça me rend sceptique. Que les philosophes bourgeois s'imaginaient qu'on a envie de posséder ce qu'ils possédaient, ce n'est guère surprenant... Mais ça ne veut pas dire que leurs rêves de bourgeois correspondaient à la réalité. Ce n'est pas parce que des gens qui deviennent riches par hasard se font acculturer par le milieu des bourges par conformisme, qu'il faut en conclure qu'ils ont toujours rêvé d'avoir un gros 4x4... Non, je crois surtout que les hommes du moyen âge sont devenus avides, dès lors que les sorciers ont commencé à « mathématiser le mana » ! C'est à dire, quand le mana est devenu une quantité, une sorte de réalité virtuelle qu'il fallait accumuler indéfiniment. Car étant donné que pour les sorciers, en bon descendants des pythagoriciens, le mythe, c'était le nombre, ces trucs bizarres qu'on appelle des quantités, il se sont inventés des espèces de moaïs virtuels : le prestige, la connaissance, la richesse, le compte en banque, etc. Et ils ont déclaré : désormais, plus on aura de mana, plus on sera proche du moaï...

Avec un tel délire, tout est permis. On peut brûler une forêt juste pour accumuler du mana. Ça n'a rien de rationnel, c'est purement primitif. Tout comme l'étaient les prophètes guaranis qui déplaçaient des populations entières pour les emmener vers le soleil couchant, le lieu inaccessible du pays du non-Un. Mais le génie des sorciers du moyen-âge, ça a été de faire du pays du non-Un, un éden inaccessible, dont certains, une minorité, pouvaient se rapprocher plus que les autres. Et notamment si ils écoutaient les sorciers. La gloire, la fortune, la culture, la science devenaient à la portée de tous, même si tout le monde n'était pas aussi doué pour les acquérir... Mais on pouvait toujours en avoir un peu plus que son voisin.

Il est clair qu'un tel système conduit fatalement au chaos. Il n'y a aucune rationalité dans la tête de ces nouveaux endoctrinés. Qu'ils ramassent de l'or, des bibelots ou des coquillages, ils veulent accumuler du mana. C'est leur seul but, et voilà tout. Et pour cela, il faut qu'ils érigent leurs propres moaïs. Ces moaïs ont aujourd'hui différentes formes, il peut s'agir de voitures, de maisons, de grattes-ciels, de voiliers, d'oeuvres d'art, de concerts, de théories mathématiques, de statues pour des grands hommes, ..., mais fondamentalement, le principe demeure. Certes, les méthodes ont changé. Nos moaïs demandent maintenant de grandes usines, des super-tankers et des plate-formes pétrolières. Nous croyons aujourd'hui qu'il y a des individus particulièrement doués qui inventent les moaïs (les ingénieurs, les architectes, les savants, etc.). Nous pensons aussi qu'il existe une sorte de rationalité dans ce que nous entreprenons. Nous lui donnons le nom de science, de raison, de progrès, etc. (un nouveau mana ?). Nous vénérons ou haïssons par jalousie les grands sorciers qui prennent les grandes décisions à propos des moaïs. Et nous nous imaginons que le grand homme, c'est celui qui a pu diriger la production d'un moaï. Mais dans le fond, nos chimères nous conduisent à produire des moaïs qui ne servent à rien. Inutile de rechercher par exemple à dénoncer l'inefficacité de l'industrie automobile. Elle l'est parce que de toute manière, elle est irrationnelle, elle relève du mythe, des tabous, de la mana, des rites. Nous ne pillons pas la planète à cause d'une rationalité économique qui n'existe que dans les délires des économistes illuminés, nous détruisons la planète pour des chimères qui n'ont fondamentalement aucun sens...

Mais la vraie raison, c'est surtout que nos sorciers n'ont plus grand chose à voir avec les gentils sorciers du village. Aujourd'hui, ils sont produits par une véritable industrie de la sorcellerie qui exporte ses produits dans le monde entier. Elle s'est construite un monopole en développant une espèce de magie technologique. Soit. C'est impressionnant. Mais dans le fond, rien ne prouve que nos sorciers aient grand chose à voir avec ces résultats technologiques extraordinaires. Parfois la pluie tombe et tout le monde s'émerveille. D'autre fois non, mais peu importe, on s'émerveille quand même. Du moment qu'on continue à y croire... Du moment que les sorciers ont des débouchés, qu'ils peuvent proférer leurs incantations magiques et leurs prophétie tout en y croyant sincèrement, alors il va de soi que le monde ira vers le progrès et qu'il se portera bien... Et peu importe si il menace de s'écrouler. De toute façon, nos sorciers nous protégeront... Du moins tant que nous continuerons à leur transférer des fonds et à ne pas émettre de doutes sur leur divine parole scientifique. Cela va de soi.

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