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Pourquoi lo-fi ? Par opposition radicale à ceux qui prétendent qu'il y aurait de la « bonne » et de la « mauvaise sociologie ». Lo-fi car on peut faire de la sociologie sans être mutilé, limité, aliéné par le style académique pompeux, réactionnaire, ultra-sérieux et politiquement correct qui colonise les revues académiques.
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Les gilets jaunes : la fausse bonne idée !

Auteurs : Benjamin Grassineau (voir aussi l'historique)
Date de création de l'article : 09-12-2018 14:24
Rubrique: La revue de sociologie lo-fi
Etat de la rédaction: finalisé
Droit de rédaction : ouvert sur invitation
Licence : Licence culturelle non-marchande


Création de la page: 12 décembre 2018 / Dernière modification de la page: 04 juillet 2021 / Propriétaire de la page: Benjamin Grassineau


Résumé :



« Moi je dis à mes enfants : ne vous plaignez pas, vous avez de la viande midi et soir dans l'assiette, et des Kinder. », Rose, une militante du mouvement des gilets jaunes.


S’il y a bien une chose que le mouvement des gilets jaunes aura permis de montrer, c’est l’impuissance qui frappe les « experts en sciences sociales » quand il s’agit d’analyser des évènements qui ne rentrent pas dans leurs grilles de lecture conventionnelles. Alors pour combler le vide, chacun y va de sa petite histoire. « Oui, le peuple est en colère parce que les classes laborieuses souffrent, se sentent délaissées, trompées, taxées, humiliées par l’arrogance d’un gouvernement distant, hautain et mutique », « oui le peuple souffre parce que dans les campagnes, le coût de l’essence ampute de manière dramatique un pouvoir d’achat déjà durement érodé. ». Etc, etc, etc.

Et c'est ainsi toute la cohorte d'experts labellisés qui hante quotidiennement les temples du savoir qui vient défiler sur la place publique pour étaler ses concepts surannés qui constituent son fond de commerce. Samuel Hayat par exemple, tout fier d’avoir trouvé l’idée du siècle, vient plaquer le concept « d’économie morale » sur la soi-disant « situation de chaos » qui frappe le pays1. Selon lui, l’économie des classes populaires est fondamentalement portée par des valeurs morales2. Or, ces classes se sentent aujourd’hui victimes d’une grande injustice, dans la mesure où le « pacte » établi entre elles et l’élite, est rompu par la politique actuelle et l'attitude du gouvernement. D’où la nature très « conservatrice » de cette révolte populaire qui veut d’abord conserver le pacte en s’appuyant sur les valeurs morales qui le sous-tendent3. Et, d’où, également – même si l’explication n’est pas claire4 –, le caractère spontané du mouvement qui serait selon lui assez exceptionnel, mais dont il existerait historiquement des précédents5.

Problème : la plupart de ces constats et de ces explications ne tiennent pas la route. C’est le cas de le dire !

Un mouvement spontané issu des réseaux sociaux : rien de neuf sous le soleil !

Tout d’abord, le mouvement est-il inédit dans le paysage sociologique récent ? Absolument pas. Depuis la démocratisation des réseaux sociaux, de tels « mouvements spontanés »6, n’en déplaise au « mouvement de la sociologie des mouvements sociaux »7, sont monnaie courante8. Ils peuvent fédérer des personnes autour de l’idée de se retrouver sur une place avec une banane à la main, de faire un « marché où tout sera gratuit », d’occuper Wall Street, ou de protester contre la hausse des carburants. Allez savoir ! La seule condition (ou presque) pour en lancer un, est d’avoir une bonne idée qui parle à un maximum de personnes. Quant à se rassembler sur un rond-point pour bloquer une route, c’est la même logique à l’œuvre : « eh les copains, j’ai une super idée, demain, on se retrouve sur le rond-point à la sortie de la ville et on enfile tous un gilet jaune », « oh ouais, trop bien, à demain, les amis ». Et voilà !

Certes, de tels mouvements sont généralement de dimension plus modeste9, mais l’ampleur quelque peu hors du commun du mouvement des gilets jaunes peut se comprendre assez facilement10.

  • Il puise sa force dans la diffusion somme toute assez récente des téléphones mobiles qui crée une hyperconnexion constante.
  • Il bénéficie d'un traitement massif et assidu des grands médias - ce qui est le Graal pour ce type de mouvements : atteindre la montagne sacrée des médias de masses pour sortir de l’anonymat dans lesquels ils sont normalement reclus11...
  • L'idée originelle a été excellente, tant par sa simplicité que par sa dimension symbolique : mettre un gilet jaune sous le pare-brise de sa voiture pour protester contre la hausse des taxes sur le carburant à la pompe. En période d’augmentation des prix du carburant, et considérant le faible investissement que nécessite un tel geste (en bon citoyen, tout le monde en a un dans sa voiture), toutes les conditions étaient remplies pour que cela fonctionne. D'autant que s’en prendre à l’impôt est particulièrement fédérateur. Tout le monde se sent concerné. Et pour cause ! Quand bien même vous seriez un rsaste au fond du trou (comme moi), soyez certains que l’État trouvera toujours le moyen d’aller vous soutirer les quelques deniers restants planqués sous votre oreiller. Il faut bien financer les routes, l’école, les députés et l’armée. Bref, tout le monde ne peut qu’être d’accord avec ce message plein de bon sens, profond et universel : « on en a marre de payer trop d’impôt ».
  • Le gouvernement actuel étant centriste et se voulant à l'écart des clivages traditionnels, il attire simultanément les foudres de la droite et de la gauche. Il n'en aurait probablement pas été de même avec un parti politique bien implanté, et clairement située sur un bord de l’échiquier politique. Les vieilles alliances auraient joué, et l'adhésion se serait limitée à un seul bord politique, ce qui en aurait diminué l'ampleur – ce fut le cas pour le mouvement des Indignés, par exemple.

Aujourd’hui, il n’y a donc rien d’extraordinaire à ce que le mouvement se soit propagé aussi massivement et dans des milieux sociaux très divers.

Un mouvement porté par des privilégiés

Je m’arrête sur ce point car contrairement à ce que l’on entend si souvent, rien n’indique :

  • qu'il s'agisse d'une revendication de la « classe populaire »,
  • que le mouvement tire sa force de la « colère du peuple ».

Ceci vaut, d'une manière générale, pour la plupart des mouvements nés sur les réseaux sociaux. Ils ne s’enracinent pas nécessairement dans un sentiment de colère, dans un désarroi profond et une souffrance sociale. L'action mobilisatrice, le message fédérateur se « suffisent à eux-mêmes » pour générer un mouvement. Les internautes « likent », « tweetent », ou parfois vont plus loin, jusqu'à une manif, surtout s'il se sentent vaguement concernés. Mais il n'est pas toujours facile de dégager un profil sociologique traditionnel type des adeptes de ces mouvements12 - et encore moins comme nous allons le voir un attachement à un corpus idéologique bien défini.

Car force est de constater que les personnes qui affichent leur adhésion au mouvement en déposant ostensiblement leur gilet jaune sous leur pare-brise, ne semblent pas toutes souffrir de graves difficultés financières, si je puis me permettre de les juger ainsi à la vue de leur véhicule. Récemment, j’ai ainsi croisé une splendide jaguar, arborant comme son nom l’indique, un magnifique pelage jaune. Et en me promenant aujourd'hui, j'ai pu admirer un imposant pick-up 4x4 flambant neuf (qui doit bien valoir dans les 30 000 €), flanqué d'un gilet jaune bien exposé en évidence13. Et je pourrais multiplier les exemples, photographies à l'appui.

En fait, c'est une question d'arithmétique. Le mouvement est, ou a été, soutenu approximativement par près de 75% des français. Les 25 % restant étant très probablement des macronistes récalcitrants ou des personnes trop pauvres pour avoir une voiture. Le calcul est donc rapide. L’adhésion est massive, toutes classes confondues. Même la police est d’accord ! C’est dire.

J’ajoute qu’en zone rurale, les personnes « en galère » n’ont souvent pas de voiture. Idem, naturellement, pour les pauvres urbains qui se farcissent des transports en commun le plus souvent vétustes et inconfortables. Ecartons donc l’idée, savamment entretenue par les experts de tous bords, que le mouvement serait soutenu par les déshérités. C'est contre-factuel.

Un mouvement sans cohérence idéologique

Il y a pire. Nombreux sont les experts en sciences sociales qui, pour expliquer l'émergence du mouvement, affirment qu'il serait porteur de vraies revendications. Alors indéniablement, le gilet jaune sur les ronds-points a plein de trucs à dire. Au même titre que le chercheur à Harvard, le routier, le pilier de bar et le syndicaliste. Car sur des sujets aussi intéressants que le prix du gazole à la pompe, chacun y va de son avis. On a toujours de bonnes raisons d’être insatisfaits.

Certes, autour de ce message fédérateur anti-taxes, qui s’adresse davantage à l’hypothalamus qu’au néocortex, s’agglutine un fond diffus de revendications communes, soudées entre elles par une polarité diffuse. Mais comme pour le mouvement des Indignés, vouloir y trouver une cohérence idéologique profonde est une entreprise vouée à l’échec. On était indignés parce qu’on avait de bonnes raisons de l’être. Voilà tout14.

On notera qu'à partir du moment où l'hypothèse d’une cohérence dans les revendications ne tient pas la route, c'est toute l'analyse de Samuel Hayat qui tombe à l’eau. De la liste des revendications retenues par celui-ci, qui n'est d'ailleurs pas forcément représentative du mouvement, on ne peut pas déduire grand chose. Et sûrement pas cette idée saugrenue selon laquelle la révolte serait portée par une indignation morale, par le sentiment que le pacte – aussi invisible notons-le que la fameuse main d’Adam Smith – entre le peuple et l'élite est rompu15.

Cela ne signifie pas que la morale est absente. Elle joue un rôle, mais seulement dans le sens où le message fédérateur qui constitue le moteur initial de l’action spontanée, celui qui rassemble les internautes, ne peut se limiter au registre émotionnel (telle une indignation) ; il doit aussi susciter l'approbation morale, il ne doit pas heurter le « sens moral commun » présent chez la population mobilisable. Néanmoins, cette condition étant remplie, les revendications qui s'agglutinent autour d'un tel mouvement sont basiques et protéiformes. Elles sont portées, à posteriori, par tout un chacun, sans véritable réflexion de fond et sont principalement composées de « discours rapportés ».

Et si elles sont vaguement conformes à une certaine morale, il n'y a aucune cohérence bien identifiable. C'est donc aller beaucoup trop loin que d'affirmer que « ces revendications du peuple » sont animées par une conception morale de l’économie16. C'est même vide de sens, car ce n’est pas un critère discriminant. Toute proposition politique, quelle que soit sa source (monde de l’économie, de la finance, monde ouvrier, monde de l’artisanat, ESS) doit se conformer à certaines valeurs. Et ce serait suivre une voie très néo-libérale que d’opposer une classe populaire guidée par la morale à une classe dirigeante guidée par la seule rationalité. Tout démontre, au contraire, que la politique et l’économie sont encadrés par la morale et par des institutions gouvernées par des valeurs. Les sommes faramineuses dépensées en colloques, congrès, et autres réunions du G20, en sont la démonstration formelle. Et même les ultra-libéraux lèvent fièrement le drapeau de la morale pour faire passer leurs mesures tyranniques, avec par exemple le concept « d’équilibre pareto-optimal » qui n’a rien à envier, en terme de vacuité, à celui de « vertu » que ressassait nos anciens philosophes.

Enfin, parler de rupture d’un éventuel pacte social ne s’appuie sur rien de concret. En adoptant une démarche ethnométhodologique, je dirai qu’un tel concept n’existe à priori tout simplement pas dans la tête des adeptes du mouvement - du moins tant qu’on ne l’y pas mise. Personne ne l’a signé et personne ne s’en revendique. Il n’y a qu’une agrégation plus ou moins informe de discours, de revendications, de symboles vaguement orientés vers la personne du « chef » – ou plutôt, du père symbolique au sens freudien !

Une réaction à l’arrogance des élites ?

Venons-en à l’arrogance de ce « chef ». Est-elle vraiment en cause ? A-t-elle froissé le peuple ?

D’abord, rappelons que les revendications contre cette fameuse arrogance se concentrent sur une seule personne qui cristallise la haine, et sur quelques-unes des formules maladroites qu'il a pu proférer, et qui ont été largement relayées par les media de masse et sur Internet. Cela en dit donc long sur la réalité et la pertinence de cette arrogance !

Mais admettons que certains la ressentent comme telle. Et c'est le cas. « On en a marre d’être pris pour des cons » est la principale revendication que j’ai pu entendre en discutant avec des gilets jaunes. Cela suffit-il à expliquer leur révolte ? Hélas ! Dans la mesure où aucune enquête comparative ne l’étaye, on l’ignore. Et je doute qu’il soit vraiment possible d’isoler ce facteur et de montrer qu’il joue un rôle déterminant. Quoiqu’on puisse d’ores et déjà remarquer le point suivant : si Macron n’a certes pas toujours des propos très flatteurs envers les petites gens, pourquoi le peuple ne s’est-il pas révolté sous la présidence de Sarkozy, qui pouvait largement rivaliser en la matière...

Donc, sans doute le gouvernement actuel peut sembler distant et hautain, mais rien ne permet d’affirmer qu’il l'est davantage que les précédents, et qu’il soit objectivement perçu comme tel ; et enfin, que cette perception joue un rôle dans la construction et l’extension du mouvement.

Quid des émeutes ?

Reste les émeutes. Elles seraient la manifestation d’une grande colère, d'une grande misère sociale. Et à l’instar de ce qui s’était produit en 2005, les interprétations de tous bords, les explications interminables, les analyses sur les « causes » de la crise, n’en finissent plus.

Mais que dire ! Ce genre de phénomène est complètement basique. Il s’explique parfaitement en sociologie des foules et n’a rien à voir avec le contenu et les causes du mouvement. Rien de trop surprenant à ce que des manifestations spontanées, porteuses d’un message vindicatif et qui se déroulent sans encadrement en pleine ville, aboutissent à un tel résultat. C’est presque mathématique.

La dure confrontation à l’illusion politique

Quel est le devenir du mouvement des gilets jaunes ? Étant un mouvement spontané né des réseaux sociaux, il devrait suivre la même évolution que ces prédécesseurs. De tels mouvements démarrent doucement, enflent subitement, puis s’affaiblissent. Certains perdurent alors quelques mois sous forme résiduelle, mais la plupart finissent par sombrer dans l’oubli. Quoiqu'il puisse arriver que certains s’institutionnalisent. Autre cas de figure, on ne peut exclure l'existence de mouvements-zombies qui reprendront vie après leur mort !

Pourquoi ? Comment ? Ici, il faut bien concéder notre ignorance.

Ce que l'on sait tout de même par l'observation, c'est qu'il arrive que le mouvement monte en intensité lorsque ses adeptes sortent dans la rue pour manifester ou pour effectuer des actions concrètes. On peut alors parler de changement de nature dans le sens où le mouvement de dédouble. Il se scinde en une partie réelle et une partie virtuelle qui vont interagir de manière complexe, chacune étant plus ou moins autonome par rapport à l'autre. Mais en tous les cas, quand la partie réelle prend la forme d'un mouvement de rue, elle connaît le dur destin de ces mouvements. Elle se confronte à l'Etat et à ses logiques bureaucratiques et guerrières. Dès lors, si le mouvement fait trop de bruit, il finit par s'éteindre sous le feux des grenades lacrymogènes. Eh ouais ! Dure prise de conscience de la classe moyenne qui vit enfin ce qu'elle inflige aux autres depuis des décennies par le biais de sa « police citoyenne ».

Le vrai problème hélas, qui semble échapper à bon nombre d’observateurs, réside plutôt dans l’après-mouvement. Car la répression devrait laisser un fort sentiment de rancœur chez une grande partie de la population. Qu’en sera-t-il par conséquent lors des prochaines élections ? Je crains que le risque de voir triompher un parti extrémiste n’ait jamais été aussi fort. Et cela ne me réjouit pas.

Mais au risque d’en décevoir plus d’un, il n’y a en tous les cas rigoureusement aucune chance que les désordres de rue débouchent sur une révolution17 ou même sur un changement de régime à court-terme. Car 1789, c’est du passé ! Les dispositifs répressifs ne sont plus les mêmes qu’au temps de l’ancien régime. Les capacités techniques dont disposent les gouvernements sont complètement disproportionnées par rapport aux maigres ressources dont peut s'enorgueillir une foule en colère. Faisons à cet égard preuve d'un peu de réalisme. Si nous pouvons encore manifester, voire casser quelques vitrines, c’est parce que le gouvernement laisse faire - il craint la sanction du vote. Qu’il en décide autrement, et les moyens techniques et humains dont il dispose pour nous en empêcher, font littéralement froid dans le dos. Cela se termine soit en bain de sang, soit en vagues d’arrestations et d’emprisonnements massifs ; soit encore, par des destructions de masse comme à la ZAD de notre dame des landes qui n’ont à ma connaissance pas mobilisé beaucoup de gilets jaunes – alors qu'il s'agissait pourtant d'un véritable « ethnocide culturel ».

De façon plus générale, l’inefficacité relative du mouvement en terme de changement politique, et la contre-réaction conservatrice et technique qu’il va nécessairement engendrer – et qui rend plus qu’improbable la réitération de mouvements de ce type aussi importants – rappelle la pertinence du concept « d’illusion politique » développé par Jacques Ellul18. Face à un techno-système étatique doté de nos jours d’une puissance considérable et soutenu par une armée invisible de technocrates fanatiques, les gesticulations sur les rond-points d’une classe moyenne de plus en plus pressurisée sont le signe évident de son impuissance, et de l’impuissance des moyens politiques dont elle dispose pour modifier sa condition. La logique technocratique ne peut que l’emporter, car elle dispose de ressources quasiment illimitées pour mater les opposants. Au mieux concédera-t-elle quelques aménagements de surface afin d’éviter que le commerce ne pâtisse de ces débordements sporadiques. Mais, hélas, nous ne sommes pas dans une société de chômeurs ; et l’armée docile des travailleurs, qu’ils endossent leur gilet jaune ou pas, réclamera très vite un rétablissement de l’ordre pour pouvoir continuer à servir le dieu protecteur du Marché. Amen.

Une porte ouverte à la cyberdémocratie ?

Reste qu'on pourrait voir dans ce mouvement une brèche ouverte à la fameuse cyberdémocratie théorisée dès les années 199019. Alors oui, c’est vrai, dans la mesure où il est né sur les réseaux sociaux, c’est une expérience de cyberdémocratie. Et il n’est donc pas étonnant qu’une partie des adeptes plaident pour davantage de démocratie directe - quoique la connivence entre le mouvement des gilets jaunes et certains mouvements d'extrême-droite favorables à la démocratie directe n'y est sûrement pas non plus étrangère.

Néanmoins, avant de s'emballer, il faut bien prendre en considération les points suivants.

  • À priori, le pouvoir techno-politique fondé sur la démocratie représentative ne partagera pas le gâteau de sa propre initiative ! Au contraire, il mettra tout en œuvre pour ralentir la progression de la démocratie directe, puisqu'elle ne va pas dans le sens de ses intérêts.
  • Je ne crois pas qu’il faille fonder trop d'espoir dans la démocratie directe. Le système n’est pas sans risque sur le plan des libertés individuelles. En France, par exemple, étant donné le positionnement de la classe moyenne, la démocratie directe déboucherait très rapidement sur l’instauration d’une police citoyenne renforcée, l’arrêt du RSA, une politique anti-immigration très dure (voire pire) et le rétablissement de la peine de mort. Non merci !
  • Les expériences préexistantes de démocratie directe institutionnalisée montrent que le système technique peut fort bien s’en accommoder. Le lobbying effectué par les grandes organisations auprès des « représentants du peuple » se déporte alors sur les citoyens qui deviennent les cibles faciles de techniques de propagande aujourd’hui bien rodées.
  • La condition indispensable pour qu’un pouvoir fondé sur la démocratie directe émerge face au système techno-politique actuel, est qu’il puisse être autonome par rapport à celui-ci. Or, les réseaux sociaux marchands utilisés par les mouvements spontanés comme les gilets jaunes pour entreprendre leurs actions ne sont rien d’autres que des pièges à rat ! L’anonymat n’y sera pas garanti longtemps et les communications peuvent être contrôlés par les Etats avec une facilité déconcertante. La solution, à ce niveau, ne peut venir que du mouvement de l’Internet libre qui peut garantir une véritable autonomie vis à vis de l’État (cryptage, anonymat, auto-contrôle des outils de communication, etc.). Mais le moins qu'on puisse dire, c'est que le message est loin d'être entendu.

D’autres formes d’action plus constructives

En définitive, ce que le mouvement des gilets jaunes illustre avec force, contrairement à ce que les évènements récents pourraient laisser croire, c’est l’inefficacité croissante des actions de rue traditionnelles. Vouloir attaquer le « monstre techno-étatique » de front est une stratégie qui peut s’avérer temporairement payante, mais qui oblige à monter systématiquement en puissance20 ; jusqu’au jour où il se sera suffisamment immunisé pour que l’action n’ait plus aucun effet.

Il montre également le danger qu’il y a à laisser le pouvoir de décision directement dans les mains d’une classe moyenne aujourd’hui cloîtrée dans des lotissements-ghettos qui, si elle parvient à s’auto-organiser, ne le fera que pour défendre ses propres intérêts et son mode de vie destructeur et liberticide. En clair, elle ne fera que renforcer le monstre techno-étatique qui la protège, en faisant céder les quelques digues qui limitent encore son extension tentaculaire et totalitaire. Ne nous y trompons pas. Devoir montrer son gilet jaune pour traverser un rond-point n’est qu’un début... parce qu'on est pas tous nés sous la même étoile, et parce que toutes les étoiles n'ont pas la même couleur21...

Faut-il terminer sur cette note pessimiste ? Non car il existe d’autres modalités d’action plus constructives. Un des meilleurs exemples dont nous disposons aujourd’hui est le mouvement pour la culture libre, dont la stratégie ne consiste pas à lutter de front contre l’informatique propriétaire, mais à utiliser les outils que celle-ci a mis en place pour croître et imposer sa domination, en les détournant de leur vocation première. Le copyright, par exemple, devient une arme au service de la lutte contre le logiciel propriétaire en endossant le gilet du copyleft.

C’est bien plus subtil et surtout bien plus efficace. Plutôt que de vouloir détruire une organisation quasi-totalitaire en l’attaquant frontalement, dans une lutte perdue d’avance, ou de vouloir la transformer en l’infiltrant de l’intérieur, ce qui ne fait au mieux que changer son orientation mais ne modifie en rien sa structure et son inscription dans le corps social, l’idée est d’utiliser les outils qu’elle a mis en place - pour se défendre ou pour attaquer ce qu’elle désigne comme étant ses ennemis - pour construire des structures alternatives sur lesquelles elle n’aura pas d’emprise - en effet, se retourner contre ces structures alternatives reviendrait alors à se retourner contre elle-même. Les adeptes, ou plutôt les pratiquants de l’échange marchand – et j’assume ici l’emploi d’une terminologie religieuse –, allant du vendeur sur les marchés forains, au salarié jusqu’au trader ou au rentier – bref, la grande masse des adeptes du mouvement des gilets jaunes – ne peuvent rien faire face à un lieu d’échange où tout est gratuit. Il suffit pour cela de leur opposer le droit à la concurrence et la propriété privée. Je suis propriétaire d’un bien et j’ai à ce titre le droit de l’échanger selon les modalités qui me conviennent.

Ce n’est certes qu’un début mais c’est le seul moyen de construire une alternative concrète au système actuel.

Notes

1 Dans un article devenu viral sur la gauchosphère : Samuel Hayat, « Les Gilets Jaunes, l’économie morale et le pouvoir », 5 décembre 2018, <https://samuelhayat.wordpress.com/2018/12/05/les-gilets-jaunes-leconomie-morale-et-le-pouvoir/>.

2 Je cite, « l’économie réelle doit être fondée sur des principes moraux ». Eh oui, parce qu'il existe également une économie irréelle ! Laquelle ? L'économie virtuelle ? L'économie financière ? Mystère. En tous les cas, seule l'économie réelle compte pour ce peuple si terre à terre qui ne connaît pas les subtilités de la pensée des politologues du CNRS.

3 Je cite, « Les révoltes fondées sur l’économie morale ne se transforment pas nécessairement en mouvement révolutionnaire, car il suffit que le pacte soit restauré pour que l’émeute s’éteigne. En cela, l’économie morale, si elle révèle la capacité collective du peuple et l’existence d’une marge d’autonomie réelle vis-à-vis des gouvernants, est en tant que telle conservatrice. Par son activation, elle bouleverse temporairement le fonctionnement habituel des institutions, mais ce qu’elle vise, c’est avant tout un retour à l’ordre, pas une transformation révolutionnaire. Il y a là quelque chose de parfois difficile à entendre et à formuler : ce n’est pas parce qu’un mouvement est authentiquement populaire, ancré dans les croyances les plus communément partagées par la grande majorité, qu’il est émancipateur. ».

4 Voilà tout ce que j’ai pu tirer : « Là est sûrement ce qui donne sa force au mouvement, et son soutien massif dans la population : il articule, sous forme de revendications sociales, des principes d’économie morale que le pouvoir actuel n’a eu de cesse d’attaquer de manière explicite, voire en s’en enorgueillissant. Dès lors, la cohérence du mouvement se comprend mieux, tout comme le fait qu’il ait pu se passer d’organisations centralisées : comme a pu le montrer James Scott, le recours à l’économie morale fait naître une capacité d’agir collective, une agency, y compris chez des acteurs sociaux dépossédés des capitaux habituellement nécessaires à la mobilisation », « L’émeute ne vient pas de nulle part, d’un simple mécontentement, ou d’une agency populaire indéterminée qui se serait mise spontanément en mouvement : elle est le résultat d’une agression du pouvoir, d’autant plus violente symboliquement qu’elle ne semble pas se reconnaître comme agression. ». Vision en définitive très utilitariste, dans la mesure où l'action collective requiert la mobilisation d'un « capital ».

5 « La sociologie des mouvements sociaux a depuis longtemps dessillé les yeux des croyant.e.s dans la spontanéité des masses. Derrière tout mouvement social apparemment spontané, on trouve des entreprises de mobilisation, des personnes capables de mettre du capital militant au service de la cause, des ressources matérielles et symboliques ainsi que des compétences souvent acquises dans des luttes précédentes… Pas de révolution tunisienne sans Gafsa, pas de mouvement 15-M sans Stop expulsions et la Juventud Sin Futuro, pas de Nuit Debout sans mobilisation contre la Loi travail. ». Le parti-pris idéologique est très clair. Samuel Hayat oppose aux « croyants » le réalisme des thèses qu'il mobilise, dans une démonstration qui n'en est absolument pas une. A posteriori, il est en effet toujours possible d'observer que sur un mouvement social constitué, des groupes organisés dotés de connaissances pratiques, viennent se greffer. Mais comment être certain que sans ces groupes, le mouvement n'aurait pas pris ? Ce déterminisme est tout simplement impossible à soutenir.

6 Concept que Samuel Hayat se garde bien de définir, mais qu'il semble opposer à des mouvements pilotés ou initiés par des structures militantes organisées. Mais un groupe Facebook, une pétition sur Change.org, ne sont-ils pas des formes d'organisation, de militantisme ? N'est-ce pas tomber dans un préjugés très « académique » que de les exclure des groupes organisés, sous prétexte qu'ils sont plus souples, plus ouverts, moins institutionnalisés ?

7 Qui entre dans cette sociologie des mouvements sociaux ? Qui appartient à la catégorie ? Hayat préfère ne pas en parler...

8 Il a d'ailleurs existé un mouvement assez proche à celui des Gilets Jaunes en Italie en 2013, quoique mort dans l’œuf, le mouvement des fourches. Voir l’interview de Leonardo Bianchi, « Interview. Il y a six ans, des “gilets jaunes” avant l’heure en Italie », NumeroZero, 8 décembre 2018. <http://lenumerozero.lautre.net/Interview-Il-y-a-six-ans-des-gilets-jaunes-avant-l-heure-en-Italie>.

9 Quoiqu'il faille relativiser. Le mouvement des gratiférias, par exemple, qui est largement porté par les réseaux sociaux, a rapidement essaimé dans toute la France.

10 On pourra aussi consulter sur le sujet l'étude de Roman Bornstein, En immersion numérique avec les « gilets jaunes », Fondation Jean Jaurès, 14 avril 2019.

11 Ibidem

12 J'entends par là, un profile sociologique fondé sur l'appartenance à une catégorie socio-professionnelle.

13 Pour une analyse plus détaillée, je renvoie à l'article suivant, « Le choix dangereux du confusionnisme. Soutenir les "gilets jaunes" c’est soutenir un mouvement de droite », Rebellyon, 28 novembre 2018, <https://rebellyon.info/Le-choix-dangereux-du-confusionnisme-19845>.

14 Quoique la différence avec le mouvement des gilets jaunes tienne en deux points : 1/ le message véhiculé est davantage universel (personne n’aime être imposé), 2/ actuellement, les partis politiques sont tous massivement ligués contre le parti au pouvoir, donc ils fédèrent une large majorité de la population.

15 Pour transposer l'analyse, il faudrait par exemple délimiter ce qu'on entend par peuple. Mais on s'en tient ici à une vision manichéenne.

16 Thompson, qui a introduit le concept d'économie morale des pauvres, le fait reposer sur quatre concepts : « 1. l’affirmation d’un droit prioritaire de la communauté sur les ressources produites localement ; 2. l'existence d'un "juste prix", qui est celui qui permet à tous les membres de la communauté d’accéder aux subsistances ; 3. la légitimité d'un châtiment pour ceux qui tirent profit de la situation ; 4. la conviction d’agir en toute légalité. », source Wikipédia.

17 Voir Fabrice AUBERT, « A quoi reconnaît-on une révolution en France ? », Le Grand Soir, 8 décembre 2018. <https://www.legrandsoir.info/a-quoi-reconnait-on-une-revolution-en-france.html>

18 Je renvoie à la note de lecture d'Andrée Michel, pour introduction, « Ellul Jacques, L'illusion politique. » [compte-rendu] Revue française de sociologie, 1965 6-4 pp. 535-536, pour indtroduction. <https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1965_num_6_4_6492?q=l%27illusion+politique>.

19 Pour un aperçu, je renvoie à l’excellent article E-democraty, sur la wikipedia anglophone. <https://en.wikipedia.org/wiki/E-democracy>.

20 Voir sur ce sujet : Ivan du Roy et Ludo Simbille, « 3300 arrestations, 1052 blessés, un coma, un décès : l’engrenage d’une répression toujours plus brutale », Basta, 10 décembre 2018, <https://www.bastamag.net/gilets-jaunes-repression-arrestations-blesses-grenades-LBD-garde-a-vue>. Autrement dit, le « prix » de l’efficacité des manifestations a considérablement augmenté. La liberté de manifester et, corrélativement, la portée des manifestations, s’étant réduite ces dernières années, elle pousse à une surenchère de plus en plus forte pour être « entendu ».

21 Sur les dérives néo-fascites possibles du mouvement des gilets jaunes, on pourra consulter l'article très instructif du collectif Nyctalope, « Les Gilets jaunes à la lumière de l’expérience italienne », Paris-luttes.info, 4 décembre 2018. <https://paris-luttes.info/les-gilets-jaunes-a-la-lumiere-de-11185?lang=fr>




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