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Textes Jacques Ellul Deviance

Je n'ai pas grand chose à redire ! Comme la pensée d'Ellul est complexe, systémique, ce n'est pas une mince affaire de synthétiser un de ces ouvrages !

Cela étant, pas vraiment une critique, mais plutôt quelques remarques à la volée que ta note m'a inspirées.

Peut-être aurait-il été possible de rattacher sa pensée avec d'autres réflexions sur la déviance ? Typiquement, parmi les classiques, il y aurait Durkheim (le normal et le pathologique), Goffman (Asiles, Stigmates), Tarde avec ses concept d'adaptation et d'imitation (repris par Deleuze), Reynaud (théorie de la régulation) et bien sûr Foucault. Sans parler de la psychologie sociale où il s’agit d’un sujet de prédilection...

Seulement, comme ces approches sont nombreuses et hétéroclites, difficile de savoir où se situe Ellul par rapport à elles sans disposer d'un fil conducteur... ! Quelle problématique retenir ? En voici trois qui me paraissent fondamentales :

  1. Pourquoi existe-t-il des normes et symétriquement, pourquoi y a -t-il des déviances ?
  2. Pourquoi (finalité) et comment (modalité) réprime-t-on certaines déviances et pas d’autres ?
  3. L'intensité et l'objet de la répression de la déviance varie-t-elle selon les cultures et les types de déviance ? Est-ce lié à un facteur « exogène », comme la subordination du social au système technique ?

On pourrait tenter de répondre à ces questions en avançant trois hypothèses :

  1. La peur de la déviance (être soi-même déviant ou avoir peur du déviant) est un phénomène transculturel, spontané, presque naturel chez les êtres humains.
  2. Cette peur de la déviance peut être renforcée, orientée, instrumentalisée par les pouvoirs politiques pour parvenir à leurs fins ; dans ce cas, c'est un problème essentiellement organisationnel (rapports de production) qui transcende les conditions matérielles (on pourrait le repérer dans des groupes de taille très différentes, dès qu'il y a des enjeux de pouvoir).
  3. La déviance peut être instrumentalisée par le système technique en tant que problème à résoudre ; elle devient alors une problématique qui nécessite une solution technique (ce qui relève des moyens de production).

L'approche psychosociologique de la violence (hypothèse 1) est indispensable, car elle constitue le socle qui produit, ou permet que s'instaure, à la fois une représentation de la déviance (constructivisme) et une hostilité à la déviance (normalisation par élimination, exclusion, assimilation, enfermement, etc.) qui, selon le rapport de force, peut être conflictuelle (pas de norme dominante) ou juste répressive (un groupe domine). La psychologie sociale a démontré expérimentalement une tendance générale des groupes au conformisme (tendance à se recentrer sur la norme) mais aussi, fort heureusement, que le conformisme est lui-même une norme ; que son intensité dépend du contexte culturel.

C'est sur ce « substrat » culturel que se construit aussi bien la représentation de la déviance que les processus sociaux qui conduisent à sa réduction (hypothèse 2). Peut-être faudrait-il toutefois corriger (ou non) l'analyse en examinant comment et pourquoi, à l'intérieur de certaines cultures, la déviance est tolérée dans certaines activités, mais violemment rejetées dans d'autres. Quoi qu'il en soit, la déviance instrumentalisée par le politique s'enracine dans ce terreau, dans cette peur de la différence, soit de l'exogroupe, soit de l'élément de l'endogroupe qui menace l'unité de l'endogroupe (l'ennemi intérieur). Le déviant, à ce titre, est dans le champ politique une menace, un danger, un « problème », parce qu'il remet en question l'universalité, l'unité de la loi et de l'autorité qui la porte. Sauf que, pris de l’extérieur, cela reste à prouver... Toute déviance n'est pas forcément dangereuse... C'est là que l'idéologie, au sens marxiste, établit et propage une représentation fausse du déviant, mais qui est conforme au substrat culturel. Par exemple, le déviant, l’étranger, est jugé menaçant parce qu'il propage des maladies !! Le langage, par des amalgames, par la construction d'un imaginaire qu'il véhicule, nourrit cette idéologie qui est au cœur même du pouvoir politique qui s'établit sur la peur (voir par exemple Corey Robin, La peur – Histoire d’une idée politique, Armand Colin, 2006). C'est la propagande, chère à Ellul.

Mais, et c'est là que l'originalité d'Ellul transparaît, le pouvoir politique est aujourd'hui fantomatique, illusoire. Derrière, se cachent des logiques d'appareil et surtout, des logiques technocratiques. Dès lors, l’hypothèse d’Ellul est que la technique utilise le politique. Mais à quelles fins ?

Pour le comprendre, il faut rappeler que sa pensée, bien qu’elle demeure d’une actualité criante, s'inscrit en fait dans un courant de pensée qui émerge dès les années 1920 et qui focalise son regard, comme tu le rappelles bien dans la note de lecture, sur le rôle prépondérant de la technique (voir Munford par exemple). Fascination pour la technique qui donnera même naissance à un mouvement social aux États-Unis, le mouvement technocratique.

La technique, à l'intérieur de ce courant, est déterminante à double titre. D'abord, elle s'impose d'elle-même par ses caractéristiques et des logiques qui lui sont propres (cf. Le système technicien). Ensuite, tant dans un système capitaliste (propriété privée des moyens de production) que dans un système d'économie planifiée (rôle de l'appareil technico-scientifique), elle requiert un personnel qui lui est dédié, dont un groupe d'experts qui forment le cœur de la technocratie.

Or, dans le domaine du traitement de la déviance, les finalités de la technocratie sont exactement les mêmes que celles du politique. Il s'agit de produire la déviance, soit explicitement, par des techniques de manipulation des foules (création d'un ennemi invisible par exemple !), soit implicitement, par la mise à l'écart d'une partie de la population que les systèmes technique ou politique produisent spontanément (cf. note de lecture). Mais il s'agit aussi de la combattre. C'est un double mouvement – peut-être une contradiction au sens hégélien. Le système technique produit la déviance, mais c’est pour mieux la combattre !

Cependant, ce raisonnement amène d’emblée une réserve de taille. Force est de constater que la technique, du moins dans certains cas, parvient bien à résoudre certains « problèmes » qui sont attribués à la déviance. Deux réponses sont possibles. Premièrement, en vertu du phénomène d’escalade technique, bien documenté par Ellul, ces solutions techniques génèrent leurs lots de problèmes et de déséquilibres qui appellent à d’autres solutions techniques. Deuxièmement, sans prendre en compte ce processus, il faut noter que le politique repousse sans cesse les limites de la représentation de la déviance afin de perdurer. Prenons pour le voir un exemple simple : les limitations de vitesse. Au départ, la technique est mise à contribution pour éliminer les comportements déviants réellement dangereux ou nuisibles (nuisance sonore). Ex : rouler à 100 km/h dans un village ! Un dispositif est alors mis en place. Il s'avère efficace. Mais il crée une « économie » autour de lui, fondé sur la mise en place de techniques. C'est alors que le processus d'inversion de la fin et des moyens commence. Car ce système politico-économique qui est construit autour du dispositif technique, et qui vise à produire un changement social le plus efficacement possible, est potentiellement soutenu par ceux qui en tirent profit, qu'ils soient prolétaires ou capitalistes (marchandisation). La finalité première est alors remplacée par cette nouvelle finalité qui est orientée vers la perpétuation des moyens. Dès lors, la légitimation de son application va se déplacer. Le problème n'est plus d'éliminer la déviance qui est potentiellement dangereuse, mais plutôt la déviance tout court. Tout manquement à la règle est sanctionné. Rouler à 51 km/h est lourdement pénalisé ! Ensuite, même si l'objectif est atteint, on peut encore le repousser en le décalant sur le préventif. Par exemple, en interdisant la conduite à ceux qui promeuvent le dépassement de vitesse !

Dans ce processus, la finalité initiale de l’action humaine finit entièrement noyée sous la logique technicienne (la finalité même du dispositif s'efface derrière sa forme comptable, comme le nombre de morts). La déviance est combattue, et l'État peut modifier les représentations collectives dans cet objectif (en désignant un « ennemi », en mettant en avant des liens de causalité entre la présence du déviant et des supposées nuisances), non pas pour le danger réel qu'elle représente (bien que l'idéologie puisse le laisser penser), mais parce qu'elle nourrit un appareil technico-industriel qui vit à ses dépends, pour ainsi dire. Et il se porte en cela garant d'une sorte de « monopole du changement légitime » ! Toute forme de changement opérant sur son terrain et ayant une origine concurrente, pouvant potentiellement nuire à ses intérêts.

Et c’est ici que surgit la question de la jeunesse, de la culture libre et des échanges non-marchands !

Partons de l'hypothèse que la créativité est une des caractéristiques fortes de la jeunesse ; que celle-ci est, par sa capacité à innover, par son désir de transgresser la norme, voire par sa méconnaissance des règles, un des principaux lieux de la déviance. Il y en a d'autres, bien sûr, mais il suffit de voir des enfants dans un espace très normé (comme un restaurant) pour saisir en quoi leur comportement est déviant, inadapté. Cela pose d'ailleurs la question du statut juridique du déviant (question du Droit bien mise en avant par Ellul) et de l'État libéral. Dans quelle mesure le Droit sert-il les intérêts du groupe dominant ? Le Droit ne doit-il pas être au contraire utilisé pour protéger, accroître le pouvoir des minorités (Mill) ? Dans tous les cas, la jeunesse, du point de vue politico-technique, présente toutes les caractéristiques requises : elle ne peut pas s'opposer (ou difficilement) au traitement qui lui est imposé, elle est perfectible, elle est intrinsèquement « déviante » par rapport à la norme sociale dominante (sans parler du fait que se construit également une norme et un écart à la norme à l'intérieur même du groupe en question).

Les régimes technocratiques ont très vite vu ce potentiel. Si bien que les régimes communistes et fascistes, et même les États dits capitalistes (à forte intensité technique), ont développé des programmes d'embrigadement et de contrôle de la jeunesse particulièrement lourds. En France, la dépense intérieure d'éducation représente 6 à 7% du PIB. Et ces chiffres ne tiennent pas compte des autres structures, comme la prévention spécialisée, les formations extra-scolaires, etc. Mais qu'est-ce que la déviance des jeunes, en pratique ? C'est une des principales puissances novatrices concurrentes dans les sociétés occidentales. C'est donc, à ce titre, à la fois une menace à un changement social monopolisé par l’État ou l'appareil technico-industriel, et un public déviant qu'il convient de redresser, de « réadapter », de normaliser. Ce n'est pas pour rien qu'en France, du moins, bon nombre des structures de contrôle de la jeunesse sont nés durant le Régime de Vichy qui fut, dans son essence même, un régime technocratique. Sous de telles hypothèses, il me semble important de bien voir que la critique de l'approche technocratique de la jeunesse doit être recentrée non pas sur les finalités ostensibles ou dissimulées de l'éducation de masse, mais sur l'économie marchande et les techniques de contrôle des masses ou les techniques pédagogiques qui la sous-tendent. D'où l'intérêt de ramener le problème à une question relative à la part, au ratio entre le non-marchand et le non-marchand. Si, au delà des approches vernaculaire de la déviance (voir notamment Feyerabend sur le sujet), il y a une économie marchande qui consiste à produire la déviance pour la réprimer, tout comme une entreprise cherche à produire la rareté et le désir sur une ressource qu'elle contrôle pour mieux satisfaire ses clients, alors on peut supposer qu’en démarchandisant cette économie, on en détruirait le socle. Cela reste bien entendu très hypothétique. Et d'ailleurs, comment opérer une telle démarchandisation ? Il me semble que le mouvement pour la culture libre apporte quelques éléments de réponse.

D'une part, si on part d'une définition élargie de la culture, alors, le droit à modifier, à diffuser, à étudier les éléments qui la composent, alors, la culture libre ouvre la voie à une société plus ouverte, où la déviance est considérée comme un droit fondamental. Par exemple, si l'art de rue est à ce point réprimé, c'est parce que l’État considère que la rue, que l'environnement qu'il contrôle, ne peut être modifié sans son accord, sans sa permission. Pourquoi en irait-il ainsi ? Je plaisantais récemment avec une amie en lui disant qu'il faudrait pirater les annonces radiophoniques dans les trains pour y passer des messages subversifs. Au passage, cet exemple montre que la qualification d'une déviance dépend dans une large mesure de critères sociaux, culturels, très arbitraires, et non, de critères intrinsèques à l'acte en question. Ex : diffuser de la musique dans un train ou dans la rue est considéré comme une déviance, parfois comme une nuisance, tandis que le harcèlement auditif de la radio dans les rues ou dans les trains n'est jamais critiqué ! Étrange aveuglement !

D'autre part, les principes de la culture libre rendent bien plus difficile l'appropriation exclusive des outils, donc de la technique, qui sont concomitantes à des situations de monopole du changement légitime dont je parlais plus haut. En bref, on peut imaginer que la culture libre réduirait la part du marché dans l’économie liée au contrôle de la déviance. Reste à imaginer des dispositifs adéquats. Voici pour mon point de vue ! Un peu long mais c'est que le sujet m'inspire... J'espère que nous aurons l'occasion d'en reparler.

BenjaminGrassineau 29-11-2021


Discussions sur l'article : Sur un livre de Jacques Ellul, « Déviances et déviants dans notre société intolérante »


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