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Finalité et légitimité des espaces de gratuité Auteurs: Benjamin Grassineau (voir aussi l'historique) Création de la page: 09 avril 2016 / Dernière modification de la page: 21 novembre 2024 / Créateur de la page: Benjamin Grassineau
Résumé: Quelles sont les finalités collectives, individuelles des espaces de gratuité ? Sont-ils légitimes au regard de certains objectifs sociaux, éthiques, etc. ? Article créé en 2012 mais entièrement remanié en 2016
Cette pluralité des finalités est un atout. Chacun a les siennes, chacun développe des comportements spécifiques, mutuellement complémentaires, et c'est tant mieux ! En conséquence, l'avantage des espaces de gratuité est qu'il n'est pas nécessaire de faire part de ses motivations pour y participer. Et toute sélection des personnes sur les motivations est à proscrire. Mais la légitimation des EDG, en tant que pratique sociale, suppose qu'on soit capable d'argumenter en leur faveur, d'extérioriser la finalité subjective pour qu'elle acquiert le statut d'évidence partagée. Il faut pour cela établir et mettre en relief des liens de causalité entre la réalisation des EDG et certains objectifs attendus - par exemple, des objectifs macro-économiques. Passons donc en revue, dans cet esprit, quelques-unes des finalités possibles ainsi qu'une partie des arguments avancés, ou qu'on pourrait avancer, pour les justifier, les promouvoir, les légitimer1. Finalités pour qui ?Pour être rigoureux, il faut distinguer plusieurs finalités :
Dans la suite, on s'intéresse essentiellement aux finalités globales supposées. Finalité écologique.Arguments des pros (les EDG sont bénéfiques pour l'environnement)ArgumentationArgument principal : un système d'échange non-marchand favorise davantage le recyclage et le réemploi des objets qu'un système d'échange marchand. Avec pour hypothèse sous-jacente que le recyclage et le réemploi sont écologiquement bénéfiques ! Cette argumentation repose implicitement sur l'idée que l'échange marchand constitue un frein et un coût à la remise en circulation des objets. Voici quelques-unes des hypothèses sur lesquelles elle s'appuie.
Sur la base de ces hypothèses, un EDG est écologiquement souhaitable sur de nombreux aspects : il favorise un réemploi ou un recyclage des objets plus rapide, plus efficace, ou tout au moins, plus simple, et il permet de centraliser les lieux de dépôts et de récupération. On peut ajouter d'autre arguments:
Inscription socialeEmpiriquement, la finalité environnementale est fréquemment avancée par les usagers. Elle l'est également par des organisateurs d'espaces de gratuité, entres autres, des organisations spécialisées dans la gestion des déchets2 qui y trouvent peut-être un un intérêt économique : réduire le coût de traitement des déchets. Il est important de souligner que la gratuité n'est, pour les organisations de ce type, qu'une modalité possible de redistribution des objets encore fonctionnels, et non une fin en soi (exemple, le dispositif Trokali, à La Réunion, fondé sur le troc.). Le caractère non-marchand paraît alors presque secondaire. Le critère déterminant étant son efficacité en ce qui concerne les pratiques de réemploi des objets. Argument des antis (les EDG sont néfastes pour l'environnement)ArgumentationPlusieurs arguments :
Inscription socialeLes arguments 2.1. et 2.2. sont extrêmement courants. J'ai pu entendre le premier professé par divers adversaires des EDG. Le deuxième constitue un des socles de la micro-économie de l'environnement, favorable à la privatisation des biens publics. Quant aux arguments 2.3. et 2.4., je les ai entendus de la part de squatteurs qui utilisent régulièrement des EDG3. Indirectement, l'argument 2.5. est souvent avancé par les usagers, par exemple, quand ils affirment qu'ils ne veulent pas prendre des objets dans un EDG parce que : « ça fait pauvre », « ils préfèrent le laisser aux pauvres », « ils ont honte », etc. Dans les faits...L'argument 2.5. paraît incontestablement vrai, aussi grève-t-il lourdement la fonction environnementale des EDG. Toutefois, en pratique, on s'aperçoit que des revendeurs n'hésitent pas à en prendre des affaires en grande quantité, à destination, par exemple, des vide-greniers, et, par conséquent, facilitent indirectement le travail de réemploi ! L'argument 2.1., selon lequel on ne prend pas « soin » (maintenance, réparations, entretien, etc.) de ce qui est gratuit n'a guère de fondements empiriques et repose sur une confusion entre les processus d'achat, d'acquisition et de consommation. Le fait d'hériter gratuitement d'une maison (par exemple), n'implique nullement qu'on en prendra pas soin ! Il faut distinguer, à cet égard, le fait d'être propriétaire et le fait d'acheter. Ce qui revient à poser deux questions fondamentales :
Les réponses à ces questions sont difficiles à établir. Le soin apporté à un objet dépend de nombreux paramètres objectifs et subjectifs (représentation des paramètres objectifs, qui peut être socialement déterminée) : rareté, disponibilité, désir exprimé envers ce bien, capacité à réparer le bien, obsolescence programmée, nature de l'échange entre deux personnes, etc. Par exemple, si un objet est abondant et interchangeable, il est probable, en effet, qu'il donne lieu à des comportements de gaspillage. Seulement, dans ce cas, le prix, à priori bas, ne constituera pas une entrave à ces comportements. Tout au plus les freinera-t-il. C'est ce qu'on observe empiriquement pour de nombreuses ressources (habits, poches, etc.). Autre exemple, un objet reçu en cadeau peut faire l'objet d'un soin attentif, voire de comportements d'échange spécifiques. Comme il a été donné, on ne veut pas le vendre, ou on veut le redonner. Concernant l'argumentation 2.2., à savoir, le pillage des biens publics, elle pose également une question de fond : Un bien est-il davantage acquis, consommé, utilisé, quand il est public, gratuit ? En première analyse, plusieurs facteurs déterminent ces comportements d'acquisition ou d'usage :
Finalité décroissante (les EDG favorisent la décroissance)Argument des prosArgumentationLes EDG peuvent coïncider avec les finalités des partisans de la décroissance. L'argumentation s'appuie sur l'hypothèse qu'une EDG limite potentiellement les achats, la consommation d'objets et la production d'objets neufs (via le réemploi), et donc, indirectement, la croissance des échanges marchands. Sans surprise, l'argument est assez proche de ceux qui maintiennent ou utilisent les EDG à des fins écologiques. Inscription socialeElle est difficile à évaluer dans la mesure où le mouvement pour la décroissance est disparate. Argument des antisArgumentationA nouveau, le mouvement étant hétéroclite, et la notion de décroissance étant polysémique, on ne peut qu'extrapoler quelques argumentations possibles. Par exemple :
Inscription socialeSi la défense de la gratuité est rencontrée ici ou là dans le mouvement pour la décroissance, la tendance de fond qui prévaut demeure la défense d'un système économique fondé sur une économie marchande sobre et à taille humaine (des micro-entreprises, des SEL) appuyée par un État providence redistribuant gratuitement les fruits de la richesse. Un système économique fondé sur des échanges non-marchands réticulaires est rarement défendu quand il n'est pas carrément attaqué, faisant écho à une tendance idéologique très technophobe. Songeons pour s'en convaincre à la position très négative de la revue La Décroissance sur le logiciel libre ! Dans les faits...Voir le paragraphe finalités écologiques. Finalité socialeArguments des pros (les EDG concourent à la réalisation d'objectifs sociaux)ArgumentationEssentiellement, il existe deux arguments :
Inscription socialeL'argument EDG = charité est très souvent avancé, surtout par les donneurs qui, lorsqu'ils cèdent des affaires, espèrent aider des personnes dans le besoin. Une partie des personnes qui maintiennent les EDG prend acte de ce fait, et distribuent les ressources gratuitement en fonction du revenu des acquéreurs et des usagers potentiels. Arguments des antisArgumentation
Inscription socialeL'argumentation est courante dans les associations caritatives qui préfèrent parfois faire payer une somme modique aux personnes démunies pour les responsabiliser. Dans les faits...Le phénomène d'accumulation peut être observé occasionnellement5. Pour autant, est-ce généralisable et peut-on affirmer que le besoin irrépressible d'accumulation est lié au niveau social ? La pratique prouve que des personnes « défavorisées » utilisent les EDG, ce qui tendrait à accréditer les thèses des « pros ». L'argument du lien social est contestable, dans la mesure où un EDG génère des types de comportements très hétérogènes, allant de la concurrence entre chineurs à la discussion devant un magasin gratuit, en passant pas le lien qui peut se créer via un objet nomade. Finalité marchandeArgument des pros (les EDG sont favorables au développement du marché)ArgumentationIl existe un embryon de littérature sur les avantages de la gratuité pour les acteurs marchands. Essentiellement, on rencontre trois grandes familles d'arguments.
Notons que le deuxième argument concerne surtout les créateurs et mainteneurs d'EDG, tandis que le premier peut potentiellement concerner tous les usagers. Inscription socialeLes trois arguments ne sont pas rares, mais le premier est rarement affirmé publiquement. Le troisième est couramment avancé par les usagers qui considèrent les EDG comme un bon outil pour se débarrasser d'objets qu'ils ne souhaitent plus conserver à leur domicile. Argument des antis (les EDG nuisent au développement du marché)ArgumentationL'argument principal est que les EDG concurrencent les acteurs marchands en réduisant les débouchés potentiels pour la vente. Autrement dit, ils cassent le marché. Dans un autre domaine, très différent, celui des SEL, on rencontre un autre type d'argumentation : les EDG sont à proscrire car, se fondant sur des échanges sans obligation de contre-partie définitive, ils ne créent pas la dette symbolique qui est nécessaire à la création du lien social. Inscription socialeL'argumentation est courante, mais étonnamment, elle n'est pas forcément proférée par ceux qui perçoivent les EDG comme une menace pour leur activité marchande. Elle semble plutôt rattachée à des présupposés idéologiques et politiques. L'argumentation des sélistes a longtemps été prédominante dans les SEL, mais elle tend aujourd'hui à disparaître ; la pratique des gratiférias étant incorporée dans les SEL. Dans les faits...
Finalité ludique et artistiqueArguments des pros (les EDG sont un loisir, un art)ArgumentationLes EDG sont funs ! Il est très marrant de trouver des objets, de chiner, de cueillir, etc. C'est un plaisir en soi. D'ailleurs, les enfants adorent ! Les gratiférias, par exemple, ressemblent un peu à un grand noël, où tout le monde s'offre des cadeaux !! Et puis, donner est un plaisir, autant que recevoir ou faire une trouvaille gratuite. Ceci est vrai, également, pour les objets nomades. Trouver un livre en bookcrossing sur un banc est très amusant. Au passage, ces aspects funs des EDG rendent le systèmes d'échanges non-marchands viables, en générant des motivations des deux côtés de l'échange, aussi bien dans l'acte de donner, que dans celui de recevoir. Pour ce qui est de l'art, voir les articles Art de rue fonctionnel et Art gratuit. Inscription socialeLes usagers des EDG mettent très souvent en avant les dimensions ludiques. L'aspect artistique en est au stade expérimental, voire conceptuel. Arguments des antis (les EDG ne sont pas ludiques)ArgumentationL'argument revêt plusieurs formes :
Inscription socialeLes deux premiers arguments peuvent facilement se rencontrer chez des personnes conservatrices, tant à gauche qu'à droite ! Le troisième argument est fréquemment entendu. Dans les faits...Il est indéniable que les EDG ouverts sont complexes à gérer. Certains tâches sont rébarbatives et pénibles. Mais tout dépend de la formule adoptée. Un magasin gratuit ouvert en permanence donne lieu à des dégradations fréquentes, à l'instar de n'importe quel espace public. Il en va de même pour les jardins libres. Les deuxième argument est sûrement vrai en partie, mais tant mieux ! Finalité non-marchandeArguments des prosArgumentationSur le plan de la finalité globale supposée, on peut rencontrer cette argumentation : les EDG permettent de développer les échanges non-marchands, de développer une économie fondée sur la gratuité et les interactions réticulaires, en favorisant le don désintermédié entre des personnes intéressées, et en permettant de se procurer plus aisément des ressources gratuites. Sur le plan des finalités individuelles, les EDG sont généralement perçus par les usagers comme une possibilité de se fournir des ressources gratuitement, comme une alternative à l'achat pour satisfaire leurs besoins. Cette argumentation est également valable pour les organisateurs des EDG, qui peuvent trouver un intérêt indirect à l'organisation d'EDG. Inscription sociale.Cette argumentation est rarement avancée, tant les organisateurs d'EDG que les usagers, préférant mettre en avant les aspects caritatifs, révolutionnaires, des EDG. Argument des anti (les EDG ne favorisent pas les échanges non-marchands)Trois argumentations principales :
Inscription sociale.Elle est plutôt rare. Dans les faits...On ne dispose pas suffisamment de données pour déterminer si les EDG favorisent - et si oui, lesquels, et quels types d'échange - les échanges non-marchands. Il faudrait pour cela pouvoir mesure les volume des échanges non-marchands et le comparer au volume des échanges marchands sur une durée déterminée, dans un espace déterminée, pour une quantité de biens déterminés, etc. Ce qui est très difficile. Finalité anti-marchandeFinalité des pros (les EDG sont une arme contre le capitalisme, la marchandisation)ArgumentationLes EDG sont une atteinte à la logique capitaliste qui prévaut dans nos sociétés. Ils permettent d'aller à contre-courant d'un modèle dominant destructeur où tout s'achète et tout se vend. Ils confèrent en outre plus d'autonomie aux acteurs. Inscription socialeElle a probablement été la première argumentation, et elle est encore très courante. Faut-il rappeler que les zones de gratuité sont initialement apparues dans les squats ? La finalité des organisateurs était donc au départ politique, quoique fortement teintée de certains aspects pratiques : de nombreuses personnes de passage dans les squats oublient leurs affaires ou s'en débarrassent, de nombreux squatteurs pratiquent la récupe, donc ils laissent une partie des affaires en surplus, il est facile de laisser les affaires sur place en cas d'expulsion (on peut entasser sans craindre de devoir tout débarrasser ultérieurement). Finalité des antis (les EDG sont favorables au capitalisme, à la marchandisation)ArgumentationD'un point de vue marxiste, il est possible d'affirmer que la gratuité résulte d'une concurrence effrénée entre les firmes, dont pâtissent les travailleurs qui cherchent à vendre le produit de leur travail, ou qui sont exploités. On peut aussi la voir comme une soupape sociale visant à donner à la classe laborieuse l'illusion de l'abondance. Autre argumentation possible, la gratuité sert à orienter les classes laborieuses dans des systèmes de quadrillage social. L'école, par exemple. La gratuité ne remet pas forcément en cause la propriété privée et l'échange volontaire. Par conséquent, les adversaires de la propriété privée, ou les apologistes du vol ou du squat, peuvent être indifférents, ou hostiles à ces espaces. Inscription socialeC'est un fait que la gratuité a longtemps été mal perçue dans les milieux d'extrême gauche, tout au moins, les non libertaires. La tendance semble toutefois aller en s'inversant. Quant à la défense du squat ou la critique de la propriété privée, elle impacte peu, dans les faits, sur la position libertaire vis à vis des EDG. Dans les faits...On manque de recul pour mesurer l'impact négatif des EDG sur le capitalisme et la mondialisation. Finalité libérale.Argumentation des pros (les EDG favorisent les libertés individuelles et collectives)ArgumentationL'argument est double.
Inscription socialeL'argumentation est rarement avancée. Argumentation des antis (les EDG limitent les libertés individuelles et collectives)ArgumentationLa gratuité peut éventuellement être considérée comme une entrave indirecte à la liberté de concurrence ou à la liberté de travail. Inscription socialeOn peut éventuellement rencontrer ces arguments chez des professionnels. Dans les faits...En ce qui concerne la liberté de travail, comme c'est le cas en Médecine, par exemple, il existe une confusion entre les conditions d'accès à l'exercice d'une activité et les conditions des modalités d'échange de cette activité (don, vente, contrainte, ...). La liberté d'accès à une activité peut être restreinte pour divers motifs (sécurité des usagers, par exemple), ce qui en soi, est déjà peu libéral, mais il n'y a pas de raisons d'intervenir sur la liberté d'échange. Les personnes étant libres de contracter entre elles selon la modalité qui leur convient le mieux. Par exemple, en vendant des services ou en les donnant. En pratique, d'un point de vue libéral, l'argument de la concurrence atteint vite ses limites puisque si les personnes sont libres d'agir, elles choisiront selon leur libre-arbitre de fournir des ressources gratuitement, et tant que ce choix sera déterminant, il n'y a pas de raison de les en empêcher. Mieux, les agissement corporatifs qui iraient à l'encontre de cette liberté doivent être vivement combattus. Autres argumentations
1 Il faut mettre en garde sur le fait que la plupart des arguments avancés ici sont intuitifs : ils n'ont, pour certains, aucune base empirique avérée, tandis que d'autres n'ont même pas de fondement théorique solide. Une confrontation critique et empirique serait donc nécessaire pour en établir la véracité. Mais ce n'est pas l'objectif de cet article. Ajoutons que l'inscription sociale réelle des finalités et des arguments exposés ici est largement inconnue. L'argument écologique est-il décisif dans les pratiques non-marchandes ? Ou est-ce l'argument pratique qui prévaut ? Actuellement, nous n'en savons rien, et il serait fort intéressant de le déterminer... ⇑ 2 Voir par exemple, http://www.zonedegratuite.com/. ⇑ 3 BenjaminGrassineau 13-04-2016 ⇑ 4 En précisant bien les frontières du « nous », individu, endogroupe et des comportements analysés. ⇑ 5 J'ai pu l'observer à Puivert.BenjaminGrassineau 24-05-2016 ⇑ Catégories: Économie non-marchande
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