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L'illusion de la gratuité

Auteurs: Benjamin Grassineau, Philippe Huguenin (voir aussi l'historique)
Création de l'article: 01/10/2019
Etat de la rédaction: finalisé
Droit de rédaction: ouvert
Licence: Licence culturelle non-marchande


Création de la page: 01 novembre 2019 / Dernière modification de la page: 24 avril 2024 / Créateur de la page: Benjamin Grassineau



Résumé: Il s'agit d'un article initialement soumis à la revue Moins!. Mais la première version publiée dans cette revue diffère de celles-ci.






Première version

« C’est gratuit (et ça le restera toujours) » assène l’entreprise Facebook inc. sur la page d’accueil de son fameux réseau social. « Si c’est gratuit, c’est vous le produit » rétorquent les opposants aux GAFAM. Étonnamment, prestataires et adversaires clament donc la même chose : « les réseaux sociaux, c’est gratuit ». Mais ne sont-ils pas ainsi les jouets, ou les maîtres, d’une « illusion de la gratuité », due à l’absence de « barrière » à l’entrée de ces réseaux ?

Pour le comprendre, imaginons un martien fraîchement débarqué sur la planète terre qui s’assoie à la terrasse d’un café pour profiter paisiblement du bon air terrien. Sans tarder, un indigène affable lui propose un diabolo menthe, sa boisson préférée. Il accepte, naturellement, bien qu’il n’ait pas un sou terrien en poche, car il ne soupçonne pas un instant devoir rendre quelque chose à une personne aussi aimable. Ayant eu accès au bien avant de savoir qu’il fallait le payer, il est alors victime de l’illusion de la gratuité. Hélas ! Le voile de cette illusion se déchirera brutalement quand son dévoué serviteur le poursuivra d’un air féroce pour obtenir son dû !

On voit donc que le libre-accès ne suffit pas à qualifier un bien ou un service de gratuit – d’ailleurs, dans le cas contraire, une grande partie de l’économie de la propriété intellectuelle s’écroulerait ! Le critère nécessaire et suffisant est : « puis-je en bénéficier sans être obligé par un tiers de fournir une contre-partie ? ».

Mais si pour notre infortuné martien l’illusion disparaît au contact du serveur furibond, elle peut coloniser durablement les représentations collectives lorsque trois ingrédients sont réunis : 1) la ressource est en « libre-accès », 2) le vendeur masque son « intention » d’en obtenir une contre-partie derrière le désintéressement, 3) l’échange est si « abstrait » que la contre-partie en devient « invisible »1.

Les « réseaux sociaux » commerciaux qui vous connectent à la planète entière, à vos amis et à votre famille – qui sans cela finissent par douter de votre existence –, réunissent tous les ingrédients pour créer une telle illusion de la gratuité durable et collective. Ils sont en accès libre, se déploient sur fond d’un discours technophile pseudo-progressiste en apparence désintéressé et philanthrope2 et la contre-partie qu’ils accaparent est quasiment « invisible ».

Elle n’en est pas moins bien réelle. Et si interagir avec ces réseaux ne semble rien vous coûter, elle prend en fait deux formes.

  • L’« outil » est à votre disposition, mais en contre-partie, vous êtes dans l’obligation de visionner des publicités qui se confondent souvent avec le contenu offert au point d’en devenir quasiment indiscernable3.
  • Les données que vous laissez en vous connectant sur les serveurs distants sont des biens « marchandisables », car en partie excluables (on peut en empêcher l’usage par autrui) et dotés d’une valeur marchande, notamment lorsqu’elles sont croisées et agrégées.

Il n’y a donc rien de gratuit. Le prestataire d’un réseau social commercial vous « donne » « l’usus » d’un bien (le droit d’accéder aux serveurs), mais en contre-partie, s’accapare de manière exclusive le « fructus » (le droit à exploiter les données liées à votre activité sur les serveurs) et parfois même « l’abusus » (le droit à les revendre). Rien d’étonnant alors à ce qu’il déploie d’habiles stratégies pour vous rendre dépendants de ses outils ; il optimise ainsi la collecte de données et l’audience publicitaire.

Mais dévoiler l’illusion de la gratuité ne doit pas nous faire basculer dans « l’illusion du rien gratuit » : la marchandisation des données étant inévitable il faudrait se soumettre à la tyrannie de la publicité ou à l’effet réseau ». Des alternatives sobres, gratuites et libératrices sont développées dans le mouvement des données ouvertes et du logiciel libre (Framasoft, Open Knowledge Foundation, Wikimedia Foundation). Elles promeuvent l’interopérabilité contre l’effet réseau (formats ouverts) ; la lutte contre la pub grâce au contrôle collectif des codes-sources (uBlock Origin) ; la capacité à protéger ses données (cryptage) ou au contraire à les entreposer dans des bases de données publiques (open data).

La riposte est donc en cours ! Et l’informatique comme outil convivial mis au service des réseaux du savoir, imaginée par Ivan Illich dès les années 1970, n’a pas dit son dernier mot4.

Deuxième version (version intermédiaire avec Philippe Huguenin).

(...)

On voit donc que le libre-accès ne suffit pas à qualifier un bien ou un service de gratuit. Le critère nécessaire et suffisant est : « puis-je en bénéficier sans être obligé par un tiers de fournir une contre-partie ? ». Mais si pour notre infortuné martien l’illusion disparaît au contact du serveur furibond, elle peut coloniser durablement les représentations collectives lorsque trois ingrédients sont réunis : 1) la ressource est en « libre-accès », 2) le vendeur masque son « intention » d’en obtenir une contre-partie derrière le désintéressement, 3) l’échange est si « abstrait » que la contre-partie en devient « invisible ».

Les plateformes commerciales numériques supposées « gratuites » comme Facebook, Google ou Twitter, qui vous connectent à la planète entière, à vos amis et à votre famille – qui sans cela finissent par douter de votre existence –, réunissent tous les ingrédients pour créer une telle illusion de la gratuité durable et collective. Elles sont en accès libre, se déploient sur fond d’un discours technophile pseudo-progressiste en apparence désintéressé et philanthrope et la contre-partie qu’elles accaparent est quasiment « invisible ».

Mais alors comment font-elles pour génèrer des profits aussi faramineux sur la base d’un tel modèle ? Selon leurs déclarations, exclusivement grâce à la publicité. Sauf qu’il ne s'agit pas vraiment d'annonces classiques apparaissant sur leur site, comme c'est le cas pour les journaux dits « gratuits » (ex : 20 minutes). Ces plateformes ont développé une forme de publicité bien plus sournoise et intrusive qui cible les internautes selon leurs intérêts grâce à un système de profilage rendu possible par le traitement et l'analyse d'une quantité gigantesque de données générées par ces mêmes internautes ; un peu comme si chaque magazine contenait des pub différentes selon qui le lit.

Revenons à notre fameux martien. Une fois sorti du poste de police, les antennes un peu amochées, il continue son exploration terrestre, et tombe par hasard sur une terrasse avec affiché en gros « café gratuit ». Enfin ! Il va pouvoir goûter les plaisirs d’un bon café « local » – cultivé par des employés sous-payés de Colombie – heureux comme un martien au soleil. Seulement, il ignore que les serveurs notent discrètement tous ses faits et gestes : quels journaux, quels articles il lit (chroniques martiennes de Bradbury, naturellement !), avec qui il parle, ses sujets de conversations, ce qu’il cherche à savoir, mais aussi comment il est habillé, son humeur, etc. Toutes ces données amalgamées et analysées par des plateformes à l’aide d’algorithmes sophistiqués permettent de cataloguer des profils types ou portraits-robots et ainsi cerner les intérêts et les besoins de celles et ceux qui leur correspondent. Et il y a pire ! Prenant conscience de cet espionnage très agaçant et de cette capacité à tout anticiper, il souhaite se rendre sur une autre terrasse « gratuite », mais à son grand désarroi, il s’aperçoit qu’elles fonctionnent toutes ainsi. Il se retrouve alors perdu dans le dédale du monopole radical des terrasses sous surveillance – ce qui ne l’affectera guère, car il sera de toute manière bientôt renvoyé manu militari sur sa planète d’origine !

Cette compréhension algorithmique permet une efficience publicitaire bien plus puissante et intrusive que les méthodes classiques du secteur. Mais elle ne se contente pas de favoriser la consommation de certains produits au détriment d'autres, elle sert aussi d'appui pour des études de marché, en scrutant les conversations des forums ou des réseaux sociaux. Plus inquiétant, elle peut également servir à influencer le résultat d'élections en ciblant certaines catégories sociales ou encore de prédire des réactions de foule lors de rassemblements sportifs1 ou festifs.

Il faut donc bien comprendre que les données que vous laissez en vous connectant sur les serveurs distants sont des biens « marchandisables », car en partie excluables (on peut en empêcher l’usage par autrui) et dotés d’une valeur marchande, notamment lorsqu’elles sont croisées et agrégées. Le prestataire vous « donne » « l’usus » d’un bien (le droit d’accéder aux serveurs), mais en contre-partie, s’accapare de manière exclusive le « fructus » (le droit à exploiter les données liées à votre activité sur les serveurs) et parfois même « l’abusus » (le droit à les revendre). Rien d’étonnant alors à ce qu’il déploie d’habiles stratégies pour vous rendre dépendants de ses outils ; il optimise ainsi la collecte de données et l’audience publicitaire qui servira de matière première à cette économie numérique, constituée des données que vous lui fournissez en surfant, cliquant et postant commentaires, photos ou videos. Pour posséder toujours plus de cette matière, il faut toujours plus de monde qui passent toujours plus de temps sur Internet. Et cette attention portée à l'univers numérique est entièrement gratuite. C'est le Graal de toute entreprise capitaliste : avoir à disposition une matière première gratuite, inépuisable, dont elle détient un quasi-monopole et hautement valorisable.

Dévoiler l’illusion de la gratuité ne doit toutefois pas nous faire basculer dans « l’illusion du rien gratuit ». Des alternatives sobres et libératrices sont développées dans le mouvement des données ouvertes et du logiciel libre (ex : Framasoft). Seulement, au delà de la question de la gratuité des outils numériques, nous devons nous demander à quels besoins ils répondent et tenter de définir collectivement leur usage afin de tendre vers une société conviviale où les outils sont au service de l'émancipation de tou.te.s, dans le respect des équilibres écologiques.

Réponse à des commentaires sur la première version proposée par l'équipe de Moins!.

Ces commentaires me semblent pertinents et il me paraît intéressant de réunir ici les réponses que je leur ai apportées.

Si c'est invisible, c’est aussi – et peut-être surtout – que c’est quelqu’un d’AUTRE que le « bénéficiaires » qui paie ! C’est pour ça que le « bénéficiaire » ne réalise pas la non-gratuité ! La pseudo—gratuité sert à lui extorquer son attention, qui est payée par quelqu’un d’autre, et pour laquelle il reçoit des « peanuts ».

Je ne suis pas d’accord avec cet argument en partie parce qu’il s’inscrit dans la continuité d’une réthorique néo-libérale  : « tout a un coût donc, rien n’est vraiment gratuit, car il faut bien que quelqu’un finance la gratuité. Donc, les services et ressources proposées doivent être payantes ou financées par l’impôt » (ex : Milton Friedman, Jean Tirole, etc.).

Je pense qu’il y a deux points à prendre en compte.

  1. Le caractère obligatoire ou non du « service demandé en contre-partie ». Si l’obligation de visualiser ou écouter la publicité conditionne la possibilité d’accéder à la ressource, ou du moins, accompagne l’usage de la ressource, on sort de la gratuité.
  2. Si en échange de l’usage de la ressource (« l’usus »), le bénéficiaire est dans l’obligation de céder de manière exclusive le « fructus » et « l’abusus » de ce qu’il produit en « utilisant l’outil » et n’a pas la possibilité de le conserver ou de le rendre public –, et qu’il en cède le contrôle à l’entreprise qui lui fournit l’accès à la ressource, on sort également de la gratuité. Après, si l’usager conserve le droit de ne pas « donner » ce fructus (données cryptées ou publiques), d’en garder le contrôle, ce n’est pas le cas. Peu importe alors qui « profite » de son action (lecture, écoute, traces laissées sur les serveurs), que ce soit un tiers ne change à mon avis rien sur le fond.

Le caractère « invisible » a alors deux sources.

  1. La publicté est « dissimulée » à l’intérieur même de la ressource.
  2. Le fructus n’est pas la finalité première de l’activité des personnes qui utilisent ces plateformes informatiques (ils ne les utilisent pas pour se faire de l’argent). Ils n’ont pas le sentiment d’être dépossédés en le cédant. Car ce sont des biens « immatériels », et à ce titre, le fait de les « donner » ne « coûte rien ».

***

Pour ce qui est de l’école, je suis d’accord, cela alourdit l’article. Mais je voulais surtout montrer comment le caractère coercitif d’une action ou d’une contre-partie, peut finir par s’effacer presque entièrement quand la contre-partie est très abstraite et quand la manipulation est suffisamment forte (tout comme pour les GAFAMS). La différence toutefois entre les GAFAMS et l’école, c’est que la coercition est considérablement plus forte dans l’école (obligation d’instruction, obligation de scolarisation, obligation d’écoute, obligation de financement, obligation de dispenser certains programmes, enfermement, discrimination par âge, etc.) et que l’illusion de la gratuité est installée de façon très durable. Après des décennies d’endoctrinement, presque tout le monde a fini par y croire ! Force est de constater, pourtant, que si les GAFAMS ont moins bonne presse, ils permettent, en dépit de leurs défauts, de fédérer des personnes d’horizon très diverses dans des actions collectives émancipatrices, ou de permettre la propagation de théories alternatives. Chose que l’école n’a jamais réalisée.

Et, si l’on veut aller plus loin dans la comparaison, on est forcé de reconnaître que les effets destructeurs de l’école et du système « enseignement recherche » au sens large, tant sur l’environnement que sur le tissu social en général, sont bien plus graves que ceux de l’informatique ! Je suis toujours surpris qu’on préfère s’attaquer à des technologies modernes en les accusant par exemple d’accroître le contrôle des masses ou de polluer, alors que l’école le fait de façon bien plus massive, tout en prétendant que c’est pour le bien de l’humanité ! Enfin, ce n’est pas trop le sujet ici, mais je pourrais développer une autre fois si tu le souhaites.

Attention, ces alternatives sont possibles car elles restent marginales et utilisent les infrastructures numériques financées par les gros opérateurs du web et les Etats. La réponse serait plutôt de limiter l'utilisation des réseaux sociaux et de privilégier les relations humaines directes, afin d'éviter de devoir utiliser l'informatique au quotidien.

Je ne suis à nouveau en désaccord.

  • Nombre de ces alternatives sont financées par l’économie du don (Wikipédia par exemple).
  • Pour ce qui est de l’usage des infrastructures financées par les Etats, c’est aussi le cas de la revue Moins ! lorsqu’elle est livrée par la poste et plus généralement de n’importe quelle réunion entre ses rédacteurs, sauf à venir en âne en évitant les routes ! Et naturellement, faut-il rappeler que la production, l’utilisation et l’élimination du papier polluent ? A mon sens, le caractère alternatif doit se mesurer à l’intérieur d’une sphère délimitée d’action où il existe des alternatives non-marchandes à côté des actions réalisées dans un cadre marchand ou étatique. Sinon, si on prend en compte le sous-bassement, l’infrastructure, la comparaison devient impossible.
  • Je ne pense pas que : « ces alternatives ne sont possibles que dans la mesure où elles sont marginales ». Au contraire, les « succès » de la culture libre démontrent qu’elles résistent bien en se démocratisant.
  • Les techniques de communication antérieures à l’informatique formaient elles-aussi un système présentant de lourds inconvénients, dont la possibilité pour les Etats de centraliser et contrôler la circulation de l’information et de subordonner ainsi les masses grâce à l’Ecole (d’où la volonté d’Illich de s’affranchir de ce diktat en créant les réseaux du savoir qui s’appuieraient en partie sur l’ordinateur).
  • Désolé, mais la « relation humaine directe » me fait penser au mythe du bon sauvage. Toute relation est médiatisée, ne serait-ce que par l’environnement socio-culturel et technique dans lequel elle s’insère.
  • Rien n’oblige à utiliser les réseaux sociaux. Si des entreprises ou des Etats forcent leurs usagers à recourir à l’outil informatique, ce n’est pas la faute de l’outil ! Ce qui est problématique, c’est l’attitude des entreprises et des Etats. Dans le cas contraire, cela reviendrait à interdire les couteaux, sous prétexte que certaines personnes les utilisent à de mauvaises fins !

Cela dit, je te rejoins sur ce dernier point, car je pense qu’il est primordial d’interdire, ou de limiter drastiquement, l’utilisation de l’outil informatique par les gouvernements et par les appareils d’Etat. C’est trop risqué de leur laisser un outil aussi puissant entre les mains. En revanche, que les gens racontent leur vie sur Facebook ou Instagram, je ne vois pas où est le problème, même si, à titre personnel, je me refuse de le faire.

Il me semble que la pensée d'Illich a évolué dans le sens d'une critique des systèmes techniques, se rapprochant en cela de la pensée d'Ellul. Une technique conviviale au sens d'Illich peut être maîtrisée de bout en bout par ses utilisateurs pour s'adapter à ses besoins. Le système informatique et numérique de par sa sophistication, ne peut être maîtrisé par les usagers que de manière très limitée ; de plus, cette capacité d'influer sur le mode opératoire requiert des compétences intellectuelles qui ne sont pas à la portée de la majorité de la population (contrairement à cuisiner, jardiner, s'occuper des enfants, etc.).

Je ne crois pas qu’il existe des techniques qui peuvent être maîtrisées de bout en bout par leurs utilisateurs. Dans la mesure précisément où elles forment presque toujours des systèmes. Pour jardiner, il faut généralement des outils en métal. Et personnellement, je ne sais pas comment m’y prendre pour extraire le fer ! Je remarque néanmoins que dans la sphère de la culture libre, on observe une volonté d’étendre le contrôle par les usagers à toujours plus de domaines : matériel libre, données, fournisseurs d’accès (FDN), ressources culturelles, accès aux ressources matérielles (dont procèdent en partie certaines initiatives récentes). Il y a donc une volonté très claire, qu’on ne retrouve pas toujours dans le monde de l’agriculture biologique par exemple, de maîtriser l’intégralité de la chaîne.

S’agissant de la capacité à maîtriser certaines techniques, elle peut être individuelle, mais c’est plutôt rare. L’important est donc que les usagers se regroupent en communauté pour s’approprier les techniques, à l’extérieur de la domination des états et des marchés. En ce sens, je pense qu’il ne faut pas lire la pensée d’Illich au sens littéral du terme. La croissance de l’hétéronomie concerne l’usager au sens large, pas l’individu isolé. Or, dans le mouvement de la culture libre, il y a la volonté très claire de se réapproprier collectivement l’outil numérique.

***

Ta remarque aborde le problème suivant : y a-t-il un rapport entre complexité des techniques, capacité d’appropriation individuelle de ces techniques et « progrès technique » - en admettant qu’un tel progrès ne soit pas autre chose qu’une vue de l’esprit ?

La première réponse est qu’un « outil » peut être intrinsèquement très complexe, tel un être vivant, mais relativement simple à « utiliser ». Tout dépend de la sphère d’action visée. Pour l’analyse, il faut circonscrire un minimum la sphère d’action et de connaissance sur laquelle les usagers sont amenés à intervenir. Ex : dans « l’informatique libre », tout est fait pour simplifier au maximum l’appropriation des outils par les usagers, et non pas uniquement l’usage final (comme Microsoft ou Facebook).

Deuxième réponse, la complexité n’augmente pas nécessairement avec la « sophistication ». Certains problèmes de mathématiques de haut niveau sont plus simples à résoudre que des problèmes de géométrie élémentaire qui n’ont toujours pas trouvé de réponse.

Autre point, la comparaison entre des domaines très différents atteint vite ses limites. L’utilisation et le développement de l’outil numérique (software) n’est pas forcément plus difficile que l’éducation des enfants qui a donné lieu à sûrement davantage de manuels (cf. Rousseau!) ! J’ajouterais qu’il ne faut pas tomber dans une représentation de classe qui consiste à inférioriser certaines activités sous prétexte qu’elles sont « manuelles » ou liées au « peuple ». En particulier, pour ce qui est des compétences intellectuelles, je ne crois pas que l’informatique soit beaucoup plus complexe que le jardinage, la mécanique auto ou la puériculture. Ce sont des domaines complètement différents mais qui requièrent systématiquement le développement de savoir-faire complexes. Le problème, toujours selon Illich, apparaît surtout lorsque des institutions manipulatrices tentent d’imposer un contrôle « externe » sur ces activités et rendent les usagers dépendants de leurs services. En gros, elles rendent impossibles ou très difficiles la réalisation de leurs activités en dehors de leur sphère d’action et d’influence (monopole radical). Elles peuvent alors complexifier l’usage au point d’exclure la majorité des usagers (ex : le Droit). C’est à mon avis le cœur de sa pensée qui s’applique à n’importe quelle technologie ou n’importe quelle catégorie de biens ou de services. Pour Illich, il y a bien système, mais ce qui est déterminant n’est pas le système technique « proprement dit », à la différence d’Ellul.

Par contre, dans la logique d’Ellul, qui croit dur comme fer au concept de progrès technique, on pourrait rejeter la technique numérique en tant que telle, dans la mesure où elle consiste en une nouvelle mutation du système technique dont les effets risquent d’être dévastateurs. Mais je pense pour ma part que l’évolution du système technique est déterminée par ses conditions d’appropriation. Si l’informatique reste libre et ouverte, sous le contrôle de ses usagers, elle demeurera un outil sobre au service de leurs intérêts, peu polluant et libérateur. Dans le cas contraire, elle conduira en effet à les aliéner davantage. Le développement technique prendra une forme qui servira la finalité des entreprises et des états : contrôler les masses pour leur dispenser par la force s’il le faut leurs biens et leurs services !

***

Je rebondis sur un autre questionnement : le rapport entre décroissance et informatique. L’informatique peut-elle être conviviale ? Servir la décroissance ?

Je ne vois aucune raison d’en douter. La culture libre favorise la décroissance de la sphère marchande et étatique. Elle permet de s’en affranchir de nombreuses manières, à condition que les victimes (consentantes ou pas) de l’action violente de ces deux « super-institutions », à travers des sous-systèmes comme l’école, la médecine, les « marchés agricoles », dont les marchés biologiques, ou les media de masse, refusent de se laisser manipuler par elles. Les crypto-monnaies, par exemple, pourraient potentiellement affaiblir un des instruments essentiels au fonctionnement des états modernes : le contrôle de la monnaie, des échanges monétaires et donc de l’impôt. J’admets cependant qu’il y a peu de chance que cela ne se produise car l’État veille au grain ! Les cryptomonnaies sont déjà interdites dans certains pays, et nul doute que d’autres emboîteront le pas d’ici peu.

Il n’en demeure pas moins que l’informatique est une technique récente, donc, nombre d’adeptes de la décroissance technique, souvent à tort regroupés derrière la pensée d’Ellul, y sont hostiles. Je n’ai pour ma part jamais bien compris cet argument. Pourquoi une technique ancienne serait-elle meilleure qu’une technique récente ? En quoi le vélo, technique moderne par excellence, est-il plus cool que l’informatique, encore plus moderne ? Déjà, c’est supposer, implicitement, qu’une technique est plus « évoluée » car postérieure, chronologiquement, à une autre. Ce qui me paraît douteux. Mais il faut aussi bien voir que le vélo pollue, tout comme l’informatique. Les montagnes de vélos usagés qui atterrissent dans les déchetteries quotidiennement sont bien là pour nous le remémorer. Et je ne parle même pas d’un évènement comme le tour de France qui appartient lui aussi au monde du vélo. Je prends cet exemple pour bien illustrer le fait que chaque technique peut « dégénérer ». Les vélibs parisiens, outil au service de la réduction de la circulation automobile, sont devenus une formidable arme au service du green-washing de la mairie de Paris !

Je ne suis pas en train de remettre en cause la pensée écologique, mais je pense qu’à partir du moment où l’on rejette l’asservissement à la technique, il faut aller jusqu’au bout de sa pensée et de sa pratique, en proposant une alternative globale.

Un exemple. L’agriculture moderne est une catastrophe, je suis d’accord. Mais l’agriculture biologique en est une autre. Non seulement, elle offre bonne conscience à toute une frange de consommateurs passifs et de producteurs agricoles vénaux pour qu’ils puissent perdurer dans leurs pratiques intrinsèquement destructrices, sans nullement remettre en cause le fond du problème, à savoir l’échange marchand et l’appropriation des terres ; mais de plus, elle participe à la destruction des sols et à l’asservissement animal. Les labels AB ou Nature et Progrès font autant de mal que le label Poulet Fermier ! Il existe pourtant des solutions : l’agriculture naturelle par exemple qui opère un renversement complet du rapport à la technique et, dans une moindre mesure, de la façon dont on s’approprie la nature. Dans l’agriculture naturelle, la technique est utilisée non pour dominer la nature ou servir un marché vorace, mais pour se mettre en harmonie, en équilibre, avec elle. C’est une démarche simple, holistique et respectueuse de l’être humain et de l’environnement. A l’inverse, les techniques utilisées en agriculture biologique sont fondées sur une démarche « analytique ». Dans le champ des techniques, ou disons, dans le « système technique », on opère des classements, des fragmentations, puis on réorganise les morceaux ainsi obtenus selon un schéma évolutionniste hypothétique qu’on appelle « progrès technique ». Progrès, car les nouvelles « techniques » seraient plus efficaces que les précédentes. Je n’adhère pas à ce point de vue. La marche est plus efficace que la voiture pour se déplacer à l’intérieur d’une maison ou quand a pas d’essence !

En résumé, l’agriculture biologique suit une démarche analytique très proche de la démarche agronomique. Elle décompose analytiquement les techniques agricoles, sur le même modèle que celui utilisé en agronomie, les hiérarchise, puis, à l’intérieur de ce classement, elle en élimine une partie jugée mauvaise : l’utilisation d’engrais et de pesticides, par exemple. Tout le reste, l’enfermement et l’asservissement des animaux, le rapport marchand, la destruction des sols avec le labour, demeurent intacts.

Là où je veux en venir, c’est que le concept de décroissance technique n’a tout simplement pas de sens. On peut changer de rapport à la technique, de rapport aux objets et au vivant, mais décroître d’un point de vue technique ne mène nulle part. Le problème n’est pas qu’on développe des techniques d’exploitation animale tout à fait barbares et de plus en plus sophistiquées, le problème est qu’on exploite l’animal. Si on doit décroître, c’est dans le degré de surexploitation de l’animal ! Mais ce n’est pas une question d’appareillage. En ce sens, je m’oppose à la vision d’Ellul qui est empreinte de déterminisme technique. Ce n’est pas parce qu’on a inventé des outils qui permettent l’élevage intensif que l’élevage intensif existe, c’est parce qu’on est dans une logique d’exploitation que ces outils sont développés ou intégrés dans des processus industriels. Mais je pense que si on change d’orientation, si on appuie l’action sur d’autres principes, des techniques seront développées différemment. Et elles seront tout autant sophistiquées que les techniques mises au service de l’exploitation. On trouvera des moyens de laisser les animaux en liberté, de se reproduire comme ils le veulent, de materner leurs petits, quitte à le faire grâce à des techniques numériques ! Ou bien, on trouvera des moyens de faire de propager les échanges non-marchands, les espaces de gratuité, quitte à le faire grâce à l’informatique. De même, la progression du DIY, l’autonomie vis à vis du marché, peut s’appuyer les outils de communication numérique. Et c’est déjà ce qu’il se produit. Et ce n’est pas l’école qui a été dans ce sens. Si nous en étions resté à l’école traditionnelle pour diffuser les savoirs, il n’y aurait eu aucune évolution vers une société plus libre.

Mais si je ne suis pas un adepte de la décroissance technique, je suis clairement un adepte de la décroissance marchande et étatique. Il y a une raison à cela. En tant que personne qui vit dans le monde dit « moderne », le mouvement pour la décroissance ne m’a jusqu’ici rien apporté de concret et de satisfaisant. Comme le « retour » à un mode de vie plus simple et sobre ne s’inscrit pas pour moi à l’intérieur de logiques anti-techniques, anti-consommatoires ou anti-déchets, je ne vois aucun changement à passer du stade de cadre sup chez Total à celui de vendeur dans une épicerie ambulante dans la Creuse qui utilise de la monnaie locale. Pour moi, c’est le même topo. Mon combat se porte sur un accroissement de mon autonomie et de l’autonomie collective vis à vis du marché et des institutions manipulatrices comme l’école ou la médecine conventionnelle. Je reste cependant convaincu qu’en allant dans cette voie, on optera pour des techniques plus simples et facilement utilisables, reproductibles et communicables, dans la mesure où bon nombre de techniques sont artificiellement complexifiées et développées dans le dessein d’exclure les usagers et d’autres producteurs potentiellement concurrents. Et l’école joue à ce titre un rôle central. Il faut donc libérer les outils, soit libérer l’avenir, comme le disait Illich. Et je souscris complètement à son point de vue. L’informatique est un outil à notre disposition pour y parvenir, comme un autre.

Seulement, aujourd’hui, le mouvement de la « consommation responsable » a pris une telle ampleur que des analyses globales, comme celles d’Ivan Illich ou Jacques Ellul, fortement inspirées par le marxisme, sont abandonnées au profit d’analyses hyper réductrices et spécialisées. On se retrouve, dans une démarche très bien décrite par ailleurs par Bruno Latour, à défendre ou à dénigrer telle ou telle catégorie d’objets, tel ou tel processus, comme la croissance du PIB. C’est ainsi que pour tout un courant de la pensée « écologiste » les nouvelles technologies sont perçues comme « malfaisantes », tandis que les anciennes sont encensées. En gros, l’avion c’est mal, le vélo, c’est cool. Ce n’était pas du tout le propos d’Ivan Illich ou de Jacques Ellul - peut-être celui de Charbonneau, mais si je connais moins. Leur vision était globale. Ils mettaient en évidence des processus d’aliénation à la technique (la recherche d’efficacité à travers des procédures standardisées) ou à des processus industriels qui dépassent la sectorisation en fonction des catégories d’objet ou des minorités sociales.

Notes

1 C’est le cas, par exemple de l’école publique qui se présente comme une institution bienveillante, offrant un service gratuit de lutte contre l’illettrisme, et non comme une organisation coercitive, financée par la contribution obligatoire, visant à endoctriner, à enfermer et à sélectionner les jeunes et à rétribuer la classe professorale ! Toutefois, l’image ne fait pas tout. Et une des raisons pour laquelle la vision scolaire triomphe, est aussi que le niveau « d’abstraction » de l’échange, la distance entre l’argent qu’on vous extorque et le service que vous recevez sont tels, qu’il devient difficile de conceptualiser la connexion entre les deux. Elle s’égare dans le dédale des couloirs des ministères des finances. Et voilà pourquoi, encore aujourd’hui, nombreux sont ceux pour qui l’école publique est gratuite.

2 En témoigne Sergey Brin, président de la société Alphabet Inc., qui se déclare « optimiste quant à la possibilité de faire appel à la technologie pour résoudre les plus grands problèmes du monde », « Sergey Brin appelle à la prudence avec l’IA », Forbes, 30 avril 2018.

3 Au point de ne pouvoir accéder à l’outil si vous utilisez un bloqueur de pub.

4 Contrairement à ce que l’on pourrait croire, Illich ne rejette pas le numérique (Ivan Illich, Œuvres complètes, Fayard, 2016, p. 303, 324-325, 376-377, 487), comme d’ailleurs aucune autre technique à priori.

Catégories: Libertés, Culture libre



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