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Exposé d'un projet de recherche-action pour l'instauration d'une plateforme collaborative visant au développement d'une science ouverte

Auteurs: Benjamin Grassineau (voir aussi l'historique)
Création de l'article: 2008
Etat de la rédaction: finalisé
Droit de rédaction: ouvert sur invitation
Licence:


Création de la page: 01 avril 2012 / Dernière modification de la page: 04 décembre 2024 / Créateur de la page: Benjamin Grassineau




Aujourd'hui, la recherche scientifique est une activité essentiellement accomplie dans des institutions publiques ou marchandes. Il est vrai qu'elle subsiste encore dans des cercles d'amateurs, mais sous cette forme, elle a vu son prestige et son importance considérablement réduits au cours des trois derniers siècles.

On peut affirmer, à ce titre, qu'il existe un monopole radical1 de la science professionnelle sur l'activité scientifique. Professionnalisation de l'activité scientifique qui se manifeste par une consommation obligatoire de certains produits issus de l'activité scientifique professionnelle, notamment dans l'enseignement obligatoire, dans des projets scientifiques publics, ou par l'impossibilité de choisir certains services « non-scientifiques » (médecine alternative, enseignement non scientifique, etc.) ; et enfin, par une organisation hiérarchique, dirigiste et marchande de l'activité scientifique.

Par exemple, les revues scientifiques académiques, ressemblent aujourd'hui d'avantage à des outils mis au service des acteurs du marché scientifique, qu'à des outils conviviaux. La publication devient une publicité, ou une marchandise, et n'a plus rien d'un outil d'échange horizontal et convivial d'informations. Pire, elle est devenue un outil de classement des personnes et des organisations intégrés dans la bureaucratie et le marché scientifique.

La demande pour une science ouverte

Face à une telle évolution, de nombreuses voix se sont élevées dès les années 1940, pour réclamer la mise en oeuvre d'une science ouverte. Cette demande sociale, dont il ne faut certes pas surestimer l'importance, mais dont on ne saurait non plus nier l'existence, semble trouver son origine dans une insatisfaction croissante de certains professionnels, amateurs et profanes – c'est à dire ceux qui subissent les effets de l'activité scientifique sans y participer réellement2 – à l'égard de l'activité scientifique. Concrètement, elle se manifeste à travers diverses critiques que nous mentionnons ici. À noter que toutes ces critiques sont issues de la bibliographie ci-dessous.

  • Une critique de la hiérarchisation et de la marchandisation de l'activité scientifique. Marchandisation interne, la science tend de plus en plus à être organisée comme un marché. Marchandisation externe, la science tend de plus en plus à être soumise à des intérêts marchands et professionnels. Cette marchandisation tendant à pervertir le jeu scientifique, jusqu'ici en partie basé sur la confiance et l'éthique professionnelle - du moins en théorie. S'agissant de la hiérarchie, elle crée une insatisfaction à différents niveaux. Tout d'abord, une hiérarchie entre, d'un côté, les scientifiques professionnels bénéficiant de salaires, d'un accès aux outils et de gains symboliques procurés par l'activité scientifique professionnelle; et de l'autre, les profanes et les amateurs qui n'ont pas accès aux outils de recherche et de diffusion, et aux gratifications – sans compter qu'ils subissent parfois une dévalorisation et un pillage de leurs recherches. Par ailleurs, le système hiérarchique, que ce soit à travers la hiérarchie des appareils scientifiques publics ou privés, ou la hiérarchie entre les revues, tendrait à imposer un certain conformisme, des contraintes en terme de recherche (accès aux publication, obligation de suivre certains thèmes de recherche, obligation d'utiliser un vocabulaire professionnel, nécessité de trouver des financements, etc.), et un rejet souvent injustifié des courants de pensée hétérodoxes. Ajoutons que la hiérarchie scientifique a par ailleurs certains effets secondaires indésirables propres à toute hiérarchie (tels des freins à l'innovation par exemple), dont pâtissent principalement les moins biens lotis. Cela d'autant plus qu'elle est relativement peu encadrée par la législation.
  • Un autre type de critique vient de la reconnaissance de certains effets sociaux indésirables liés à l'activité scientifique professionnelle. Par exemple.
    • La science professionnelle produit des effets pervers. C'est à dire que là où elle cherche à améliorer les choses, elle tend parfois à les dégrader; ou alors, elle parvient effectivement à solutionner certains problèmes, mais elle en crée dans le même temps de nouveaux, parfois plus graves et plus difficiles à solutionner (pollution, dégradation de l'environnement, effets psychologiques), qui demandent donc à leur tour de nouvelles recherches, etc. Cette fuite en avant entraine alors la société tout entière vers un avenir périlleux.
    • La science professionnelle se cache trop souvent derrière la neutralité scientifique, c'est à dire le mythe d'une recherche scientifique désintéressée et non-responsable des applications qu'on peut en tirer. Le problème étant que les scientifiques utilisent cet argument pour éviter un contrôle démocratique et éthique sur la science.
    • La science professionnelle est organisée sur le modèle bureaucratique, ce qui n'est pas sans poser différents problèmes propres aux bureaucraties : sous-efficacité, forte inertie, cout, etc.
    • La professionnalisation de la science a un impact négatif sur la démocratie et les régimes dits de « subsistance ». Elle induit par exemple un clivage entre les experts et les profanes, et réduit ainsi le jeu démocratique en professionnalisant les décisions collectives ; elle réduit l'esprit critique, étant fondé sur l'autorité ; elle limite l'échange horizontal des savoirs ; elle uniformise le savoir et conduit ainsi à une destruction des cultures et des sociétés de subsistance.
  • Enfin, la demande sociale pour une science ouverte provient probablement, en partie, d'une réaction face à une demande opposée de restriction accrue de l'accès aux espaces de publication et aux outils d'enseignement. Demande de fermeture qui est née en réaction à une ouverture des outils de publication qui s'est faite récemment sur Internet, comme par exemple sur Wikipédia. Elle est souvent le fait de professionnels du savoir.

Ce ne sont là que quelques critiques qu'on peut retrouver dans la littérature profane ou scientifique, mais suffisantes pour prouver l'existence d'une demande d'ouverture de l'activité scientifique.

Les principes fondateurs d'une science ouverte

La science ouverte n'a pas aujourd'hui de principes arrêtés et clairement établis. Néanmoins, elle peut être définie selon quelques grands principes directeurs.

  • Ouverture. L'activité scientifique et les outils qui sont nécessaires à sa réalisation et à sa transmission devraient être accessibles à tous. Aussi bien aux profanes, qu'aux amateurs et aux professionnels, sans qu'il n'y ait de contrôle sur le contenu enseigné ou transmis – cette idée a surtout été développée par Illich.
  • Egalité. L'activité scientifique ne devrait pas se fonder sur un rapport hiérarchique, tant du point de vue du classement entre les travaux, les scientifiques, les laboratoires et les universités, et de l'accès aux outils de production et de publication, que du point de vue des relations entre pairs, qui sont aujourd'hui fondée en partie sur des relations de commandement, de conformisme ou de concurrence.
  • Pluralisme méthodologique et théorique. L'activité scientifique devrait pouvoir se faire à l'intérieur de divers cadres méthodologiques et théoriques.
  • Non-coercition. Les choix en matière de recherches, de contribution, d'enseignement, de critiques, d'association, de tradition de pensée devraient pouvoir être parfaitement libres et non-contraints. Ce qui exclut bien entendu la consommation obligatoire de produits issus de l'activité scientifique.
  • Ethique. Dans la mesure du possible, les scientifiques devraient s'efforcer de tenir compte des applications possibles de leurs découvertes. Par ailleurs, ils devraient s'efforcer de ne pas dissocier la recherche et l'action, pour intégrer si possible les profanes dans la recherche, et ainsi pouvoir bénéficier de leur avis et de leurs compétences.
  • Autonomie. Les recherches devraient pouvoir se faire de façon autonome, sans répondre nécessairement à des objectifs publics ou marchands. De plus, elles devraient être si possible décentralisées.
  • Démocratie. Les groupes de recherche devraient si possible adopter un mode d'organisation démocratique, ou du moins se configurer selon un principe de libre association spontanée et volontaire. Il en irait de même pour les relations entre groupes de recherche.
  • Libre-accès. Les produits de l'activité scientifique devraient être librement réutilisables.

Les principes de cette science ouverte ont par exemple été exposés par Feyerabend, Himanen et Illich, même si leurs analyses divergent sur certains points.

La science ouverte aujourd'hui

Parallèlement à ces réflexions sur une science ouverte, un certain nombre d'expérimentations sociales sont apparues récemment et ouvrent des perspectives inédites en matière de recherche-action sur le champ scientifique. Les expériences communautaires sur Internet ont ainsi donné naissance à des procédures de filtrage, d'évaluation, d'acquisition et de production de la connaissance, fondées en partie sur les principes d'une science ouverte.

D'un point de vue technologique, trois innovations apparaissent fondamentales.

  • Le cout de l'acquisition, de la publication et de la diffusion de la connaissance a été considérablement réduit au cours des dernières décennies. Il est devenu aujourd'hui peu couteux de stocker et diffuser de l'information à grande échelle.
  • Certains outils de traitement de l'information sont aujourd'hui accessibles au plus grand nombre – logiciels statistiques par exemple. Ce faisant, il est même possible d'envisager un partage accru d'outils réels, avec par exemple des systèmes de pilotage d'outils scientifique à distance.
  • Des outils permettant l'évaluation, la production et la diffusion des connaissances de manière conviviale et collaborative, sont apparus récemment. Tels les wikis. Ces outils ont le potentiel nécessaire pour demeurer conviviaux au sens strict, puisqu'ils peuvent être utilisés par les acteurs pour leur usage, mais aussi pour un partage collaboratif et égalitaire des informations.

C'est donc tout un ensemble d'outils, de pratiques, qui se sont développés au cours des dernières années, et qui peuvent apparaitre précieux pour un développement de la science ouverte. Cependant, dans la sphère virtuelle, le mouvement n'a eu jusqu'à présent qu'un impact limité. Les plate-formes wiki permettant un travail scientifique collectif, collaboratif et horizontal, n'en sont par exemple qu'à un stade très embryonnaire.

En fait, ce sont les systèmes de publication en libre-accès qui se sont développés. En revanche, les systèmes de publication scientifique ouverte sont nettement plus limités. Il existe certes des plateformes d'archives ouvertes. Mais elles sont réservées aux scientifiques professionnels qui souhaitent diffuser gratuitement leurs travaux. De plus, ces systèmes de publication en libre-accès, ou d'archivage, n'ont pas grand chose à voir avec des systèmes de publication ouverte. En fait, ils tendent encore une fois, à servir d'outils de classement hiérarchique. Ils se positionnent en bas du classement des revues universitaires, et les professionnels les utilisent pour « protéger » leurs travaux, avant de les proposer à des revues plus prestigieuses, qu'elles soient en libre accès ou non.

En revanche, s'agissant de la « sphère réelle » et des institutions existantes. Il n'a pu être observé de changements radicaux allant dans le sens d'une ouverture. Si ce n'est avec l'intrusion dans le débat politique d'organisations idéologiques prônant le contrôle démocratique sur la science et les institutions existantes. Mais il ne s'agit pas à proprement parler, de mouvements visant au développement d'une science ouverte. Car ces organisations militent seulement pour la prise en compte du principe éthique. Et il n'est nullement question de développer, par exemple, des outils facilitant la recherche et la diffusion de la science effectuée par des amateurs. Ou de développer une « académie du net », pour reprendre la locution d'Himanen, ou une « recherche conviviale », pour reprendre celle d'Illich, qui assureraient un libre accès aux instruments de l'enseignement et de la recherche (production, diffusion et acquisition) et un partage égalitaire et non contraignant des connaissances et des croyances.

La question de la faisabilité et des difficultés d'une science ouverte

Face à ce constat, la question qui se pose aujourd'hui est la faisabilité d'une science ouverte s'épanouissant hors des institutions publiques et du secteur marchand, et répondant aux principes généraux que nous avons énumérés plus haut.

Une telle recherche-action, visant à essayer de montrer la faisabilité de cette science alternative, présenterait au moins trois intérêts.

  • Elle répondrait à une demande sociale. En ce sens, elle pourrait se prévaloir de satisfaire à une certaine éthique scientifique. Éthique qui veut qu'une recherche scientifique doive si possible servir des objectifs philanthropiques et répondre aux attentes d'une partie des concitoyens. Mais, point qu'il faut bien mentionner, elle le ferait sans nécessiter une réforme contraignante du système académique traditionnel. Elle ne ferait que proposer une alternative, et ne forcerait personne à y entrer.
  • Elle pourrait être un moyen original pour collecter des résultats sur les problèmes relatifs à la production et à l'échange d'informations. Ce faisant, elle permettrait d'ailleurs de mettre en évidence les difficultés qu'il y a à entreprendre des actions visant à l'établissement d'une science ouverte. Ce qui permettrait à d'autres acteurs engagés dans cette voie, d'éviter certains écueils, ou au contraire, de bénéficier d'un savoir-faire acquis.
  • Elle pourrait conduire à la découverte de résultats scientifiques inédits. Il n'est pas impossible en effet, qu'une science ouverte rivalise en qualité avec la science professionnelle.

Cependant, cette recherche-action se heurte à différents problèmes.

  • Le financement de la recherche-action et des structures servant de fondement à une science ouverte. Comment rendre ce financement compatible avec le principe d'autonomie que nous avons définis plus haut ?
  • Il existe peu de structures préexistantes sur lesquels s'appuyer. Il faut donc « partir de zéro ». Ce qui peut rendre très long l'établissement et la croissance de cette recherche-action. On peut par exemple rencontrer de sérieux problèmes de « recrutement ».
  • Un problème éthique. Il existe un risque à laisser en libre-accès le produit du travail des bénévoles qui oeuvrent au développement d'une science ouverte. Et cela même si ce travail répond au principe de non-coercition. En effet, comme le montre Illich, le travail non rémunéré peut faire l'objet d'une exploitation économique indirecte particulièrement insidieuse par les professionnels et les acteurs marchands – ce qu'il nomme le travail fantôme.
  • Le dernier problème est épistémologique. La science ouverte risque de laisser la place à des théories qui dérogent à certains critères scientifiques élémentaires, tels que la vérifiabilité par exemple. Faut-il alors pour autant renoncer au principe d'ouverture ?

D'où est venue cette recherche-action ?

Sur la base de ce programme de recherche-action, et en tenant compte de ces difficultés, j'ai élaboré un projet de plateforme de recherche et de publication scientifique ouverte. Naturellement, ce projet a muri très progressivement. Sa formulation a été très lente. Et je dirai qu'elle s'est faite principalement au contact de trois terrains.

Tout d'abord, au sein du milieu universitaire, où il m'est apparu à certaines périodes de ma scolarité, qu'une large partie de la recherche et de l'enseignement est aujourd'hui engagée dans une impasse. Notamment dans des domaines politiquement sensibles comme la science économique. Pour moi, l'enseignement des sciences économiques s'apparente aujourd'hui, comme dans la science académique qui est tant décriée par Feyerabend, à l'inculcation d'une doctrine et à la censure de théories hétérodoxes. L'étudiant étant contraint de soutenir et d'intégrer une doctrine sans pouvoir choisir un enseignement alternatif et sans pouvoir naturellement discuter, remettre en cause les fondements d'une telle doctrine par la prise de parole. Autant dire que l'université n'a pas alors pour fonction de répondre à ses demandes ou d'éveiller son esprit critique. Il semble au contraire que l'étudiant soit « instrumentalisé » par l'université. Puisque, outre le fait que ce transfert d'information est asymétrique et contraint, et qu'il donne lieu à une compétition féroce réduisant à néant toute velléité de critique, l'information qui est véhiculée s'avère peu utile, rendant donc cette contrainte encore plus difficilement acceptable, et donne lieu à des applications politiques directes – par exemple, la libéralisation des services publics. Ce qui ne peut qu'accentuer le désarroi de l'étudiant qui ne partage pas de telles convictions, et qui est alors littéralement pris au piège du système universitaire.

Ensuite, au contact de réseaux alternatifs, visant indirectement à produire et à diffuser des idéologies politiques, je me suis aperçu que je retrouvais de nombreux traits que j'avais pu rencontrer dans le milieu scolaire : collusion idéologique, hiérarchie, conformisme, contrôle arbitraire et exclusif des moyens de communication, diffusion asymétrique des informations, etc. Par conséquent, j'en suis arrivé à la conclusion que sans une véritable réflexion sur ces problèmes d'opinion – comme celle de Weil ou de Mill par exemple –, sans une réflexion sur des alternatives qui reposeraient sur un ensemble de spécifications initiales et paradigmatiques visant à assurer une communication horizontale et le pluralisme des opinions, il est vain d'espérer améliorer la situation. Et il est probablement vain, également, d'espérer le développement d'une science ouverte. Par ailleurs, si deux voies s'offrent à nous pour tenter d'y parvenir, celle du contrôle des institutions existantes, et celle de la création d'une alternative, il est évident que la première est vouée à l'échec tandis que la seconde a plus de chances de réussir. La première est vouée à l'échec car il est illusoire d'espérer changer les choses étant donné la chape de plomb qui est aujourd'hui posée sur la science par les professions établies. Les enjeux économiques et politiques sont trop importants pour qu'une réforme puisse aisément être entreprise. En revanche, la seconde peut susciter bien des espoirs car, a) nous entrons aujourd'hui dans une configuration inédite, caractérisée par un choc technologique, b) il existe une demande réelle pour une science ouverte alternative, c) les expérimentations en la matière sont finalement assez rares, ce qui laisse imaginer un large éventail de possibilités non explorées.

Enfin, des expériences que j'ai pu vivre dans des communautés virtuelles m'ont convaincu de la possibilité d'organiser la production, l'échange, la diffusion, la création et l'évaluation du savoir sur la base d'un modèle non-dirigiste, décentralisé, égalitaire, non marchand, ouvert, et fondé sur la coopération et l'association volontaire et spontané d'acteurs bénévoles. J'ai donc acquis avec de telles expériences une conviction forte : les liens marchands et hiérarchiques ne sont pas les seuls liens possibles, ils sont en grande partie « artificiels » et ils engendrent de nombreux effets indésirables. Car à l'instar de Neill, je pense que nous sommes prêts à nous intéresser à certaines activités, à les pratiquer avec plaisir, tant que nous n'y sommes pas contraints par autrui. La contrainte hiérarchique et l'échange marchand ne sont donc pas nécessaires pour se découvrir des motivations à agir et pour s'organiser collectivement. Ils sont même, probablement, en grande partie produits socialement. Naturellement, j'ai conscience que ces expériences dans les communautés virtuelles ne sont pas parfaites. Loin s'en faut. Mais on ne saurait masquer, sous ces quelques imperfections, les bénéfices sociaux considérables qu'on pourrait en retirer.

Pour terminer, il faut aussi que je mentionne que cette phase de maturation s'est accompagnée d'un parcours de la littérature critique sur la science professionnelle et l'enseignement de masse qui m'a permis d'affiner et de faire progresser mes idées sur le sujet.

La recherche de structures pré-existantes

Cette phase de maturation de la problématique m'a conduit à rechercher des structures déjà existantes répondant aux critères d'une science ouverte examinés plus haut, afin de mettre en oeuvre une telle recherche-action. Je relate ici deux expériences que j'ai vécues.

  • La première a été mon engagement dans la Fondation Sciences Citoyennes (FSC) qui oeuvre pour la promotion d'une science ouverte. À priori, une telle structure aurait pu convenir, mais elle m'a surtout permis de me rendre compte des difficultés qu'il y a à intégrer des structures déjà existantes. En effet, j'ai été confronté à des problèmes de finalité et de moyens. Sur le plan de la finalité, la FSC vise principalement à un contrôle des institutions politiques et scientifiques existantes. Ce qui ne correspond pas à mon projet initial puisque cette fondation ne vise pas à produire une activité scientifique alternative. D'autre part, la FSC est une structure lourde et bureaucratique (toutes proportions gardées), même si elle fonctionne de manière « démocratique ». Par conséquent, les finalités des acteurs sont d'avantage, comme c'est souvent le cas dans des organisations de grande taille, la progression hiérarchique, le contrôle des postes, plutôt que la réalisation d'une science ouverte proprement-dite. La prise de parole au sein de l'organisation étant également limitée par cette organisation hiérarchique. Autant de points qui rendent difficiles l'accès à des moyens assurant la réalisation d'une science ouverte. Autre point, il est difficile de savoir comment va évoluer la fondation à l'avenir, ce qui rend précaire la mise en place d'un projet de long terme.
  • Une voie plus prometteuse m'a été donnée par la participation à une projet de la fondation Wikimédia, Wikiversité. Ce projet consiste à produire collectivement, bénévolement et coopérativement un enseignement et une recherche sous licence libre sur des serveurs wikis. Le principe de libre-accès est donc respecté. J'ai alors essayé de créer au sein de ce projet, un sous-projet d'université virtuelle de sociologie. Ce projet est parti sur un principe d'ouverture maximale. Toute personne intéressée pouvait intégrer un laboratoire virtuelle, proposer des sujets de recherche, publier des recherches, dispenser un enseignement, etc. Malheureusement, deux problèmes sont apparus dans la pratique.
    • Le premier est que l'investissement dans ce projet est pour l'instant très faible. Il y a donc un problème de recrutement. Car contrairement à une idée reçue, les scientifiques professionnels publient très rarement leurs travaux dans les sites de publication alternatifs, surtout si ceux-ci sont ouverts. Ils orientent préférentiellement leurs publications vers des sites académiques qui pondèrent leurs publications d'une valeur élevée, afin de pouvoir les monnayer sur le marché de la publication et de l'enseignement. Ceci montre donc qu'il existe divers freins à la publication ouverte. Tout d'abord, pour les professionnels, la motivation pour entrer dans un projet de science ouverte n'est pas évidente. Pour ce faire, il faut qu'ils soient animés d'une réelle volonté de partager leurs connaissances et leurs idées, ce qui n'est pas forcément le cas. En outre, dans la Wikiversité, ils peuvent publier des travaux personnels qui risquent d'être modifiés et qui sont positionnés au même rang que ceux des profanes et des amateurs. Par ailleurs, leur travail, qui a une valeur marchande et symbolique, risque d'être pillé en toute légalité. Pour les profanes en revanche, il semble qu'ils soient d'avantage dans une attitude de consommateurs que de producteurs. En fait, il n'envisagent souvent même pas qu'il soit possible d'apprendre en recherchant, d'apprendre en « faisant », de partager le savoir de façon égalitaire et de produire de la connaissance en tant que profane. Là encore, des barrières psychologiques, qui sont liées à la professionnalisation du savoir, sont patentes.
    • Le second problème est qu'il n'existe pas dans la Wikiversité de garanties sur le long terme pour une ouverture et une égalité des recherches et des publications. La seule garantie reste que le principe de libre-accès sera conservé. En fait, à long terme, la perspective est même plutôt floue, car l'évolution observée récemment sur Wikipédia, qui sert de modèle sur certains aspects à la Wikiversité, suscite quelques inquiétudes. On a pu en effet y observer une pression de la part des professionnels du savoir pour obtenir un maximum de fermeture et de dirigisme. Il est donc à craindre que le principe de pluralisme soit rapidement délaissé au profit d'un modèle calqué sur l'université et la recherche professionnelle. Dans une telle perspective, à long terme, il est difficile de se projeter dans l'avenir et de trouver ainsi la motivation nécessaire à la réalisation d'un tel projet.

Les principes fondamentaux d'une plateforme de recherche scientifique ouverte et autonome

Si mon expérience dans ces projets a été riche en apprentissage, elle m'a conduit à orienter ma recherche-action vers la création ex-nihilo de structures ouvertes, c'est à dire, vers un projet de réalisation d'une structure indépendante et autonome, propice au développement d'une activité scientifique ouverte. Actuellement, cette structure en est encore au stade de la réflexion, mais il est déjà possible de spécifier quelques contraintes auxquelles elle devrait faire face.

Sur le plan économique, il est important de mentionner que la mise en place d'une telle structure est peu couteuse. Si l'on met de côté le temps passé à sa réalisation, les principaux frais consistent dans l'acquisition d'une plateforme d'hébergement sur Internet. Mais un tel cout peut être quasiment nul. S'agissant du financement des recherches, si le projet se cantonne à des recherches en sciences humaines et sociales, les frais peuvent également être proches de zéro, ou partagées entre les personnes intéressées par une recherche. Dans ce domaine de recherche, il est en effet facile d'avoir accès au terrain, aux textes et aux outils d'observation. En revanche, ce n'est pas le cas pour l'accès aux outils d'observation dans des matières telles que la biologie ou la physique. Mais au moins devrait-il être possible d'avoir accès librement aux données brutes issues des recherches publiques. Par ailleurs, s'agissant des observations macro-sociales, il est possible de recourir à une collecte collective et distribuée de l'information, fondée sur la libre association. Les sites interactifs facilitent une telle collecte. Chacun amenant de son côté des observations individuelles qui, agrégées, permettent une collecte statistique globale.

Sur le plan humain, des problèmes de recrutement vont se poser. Mais on peut escompter que les recherches croîtront au départ lentement, avant de s'accélérer progressivement. Ce qui rendra alors plus important l'afflux des contributeurs. D'autre part, il est certain que des difficultés d'appropriation du savoir, d'inégalités entre les recherches, de conformisme, d'exclusion, etc, apparaîtront. Autant de problèmes qui nécessitent d'être résolus par une participation démocratique maximale des acteurs concernés, selon les principes définis par la recherche-action. Une large redistribution du pouvoir de décision et de réflexion étant alors indispensable. Problèmes qui demandent également de formuler un projet initial clair et facilement compréhensible, auquel les acteurs pourront à tout moment se référer.

Sur le plan de la recherche. Les trois principes qui devraient primer sont

  1. l'ouverture,
  2. la libre association
  3. l'égalité entre les protagonistes.

Dans l'idée que toute personne devrait pouvoir développer des recherches personnelles, proposer un projet, disposer d'outils collectifs à cette fin, et s'attendre à ce que des personnes intéressées par son projet s'associent avec elles. En sachant qu'elle ne pourra alors retirer des bénéfices exclusifs de la réalisation du projet, celui-ci étant en libre-accès.

Mais il existe alors un risque d'exclusion, lié au fait qu'un groupe formé pourrait refuser les contributions d'un nouveau venu, l'empêchant ainsi de bénéficier des ressources qui sont à la disposition du groupe. Problème délicat. Puisque si on force le groupe à adopter le nouveau venu, on déroge au principe de non-coercition. À l'inverse, si on le laisse faire, on s'écarte du principe d'ouverture. Un tel problème est-il soluble ? Difficile à dire. Mais mes expériences vécues sur Wikipédia me font pencher sans aucune hésitation en faveur d'une ouverture maximale, tempérée si il le faut, et au cas par cas par :

  1. Une exclusion des personnes vraiment problématiques, mais seulement après de longues discussions préalables ouvertes à tous, après la mise en évidence formelle qu'elle a bien l'intention de nuire et après un vote ouvert très largement défavorable (par exemple aux 4/5)
  2. Une duplication des espaces de publication et une redistribution égalitaire des outils de recherche quand il s'avère impossible de parvenir à un compromis.

Autrement dit, pour résumer, si le principe d'ouverture prime sur les autres principes, il doit sans cesse être rééquilibré par la prise en compte des autres principes.

Sur le plan de la « politique interne » à une science ouverte. Trois points sont à regarder attentivement :

  1. la répartition des pouvoirs et la propriété des ressources,
  2. la sauvegarde des principes,
  3. le positionnement par rapport à la recherche professionnelle.

Ils sont en effet antagonistes sur bien des aspects. La question se pose par exemple de savoir s'il faut mettre en place une plateforme collaborative centralisée, où les espaces de publication sont ouverts et collectifs, ou au contraire s'il faut une plateforme collective se contentant de lier des travaux réalisés et hébergés sur des plateformes indépendantes. Question délicate car qui dit plateforme centralisée dit : « à qui appartient à cette plateforme ? » « Qui gère les décisions collectives et qui en contrôle l'entrée ? ». La propriété et la gestion de cette structure doivent-elles être collectives ou privées ? Dans les deux cas, n'y a-t-il pas alors un risque que l'organisation de cette structure finisse par déroger aux principes d'une science ouverte ? D'un autre côté, une structure en réseau pourrait déboucher sur une simple plateforme d'archivage de liens, ne garantissant plus la convivialité de l'outil. Autre problème. Dans une plateforme en réseau, on peut penser qu'il serait difficile de savoir si ceux qui souhaitent y être répertoriés seront prêts à accepter les principes d'une science ouverte. Faudra-t-il alors filtrer, contrôler les acteurs et les personnes ? Cette question peut également concerner les rapports entre la science professionnelle et la science ouverte. Quelle attitude adopter par rapport aux normes et aux contenus de la science professionnelle ? Mais ici, la réponse est limpide. Il n'y aurait aucune contrainte à cet endroit pesant sur la science ouverte, puisque la recherche et la publication seraient totalement indépendantes. Par exemple, les obligations de citer, les contraintes pesant sur le vocabulaire, la nécessité d'innover seraient optionnelles. La science professionnelle ne serait donc pas lésée par le développement de la science ouverte puisque le savoir y serait construit et évalué sur de nouvelles bases, selon de nouveaux critères. En revanche, il serait nécessaire de garantir que la science professionnelle ne puisse revendiquer, et par là même fermer et s'approprier les produits issus de la science ouverte. Une législation similaire à celle qui existe dans le logiciel libre, constituée de licences privées, gagnerait à y être transposée.

Point de vue éthique

S'il parait urgent d'entreprendre de telles initiatives, c'est que la menace que fait peser le monopole radical de la science professionnelle sur nos sociétés, devient de plus en plus pesante. En effet, durant la seconde moitié du XXe siècle, nous sommes passés progressivement d'une science professionnelle créant un risque potentiel de dégradation locale du « système » (pollutions localisées, risque démograhique, risque atomique, etc.), c'est à dire n'affectant que des paramètres ou des éléments isolés – donc plus facile à contrôler –, à une science professionnelle provoquant une dégradation concrète, massive et totale du système, c'est à dire affectant simultanément de nombreux paramètres et de nombreux éléments interconnectés, et rendant donc le risque de crise systémique presque inévitable.

En somme, à la différence de la période où des auteurs comme Huxley commençaient à sonner l'alarme ((1930 - 1940), les effets négatifs de la science professionnelle commencent à se faire ressentir concrètement, et à devenir de moins en moins contrôlables et de plus en plus diffus. Ils « surgissent de toute part ». De plus, aux risques causés par le développement de la science professionnelle qui avaient été repérés des années 1930 aux années 1970, tels que la destruction des sociétés de subsistance, le risque de dérive totalitaire et le cataclysme atomique, se sont rajoutés de nouveaux risques tout aussi inquiétants : pollutions chimiques, modification du climat et de l'atmosphère, raréfaction des ressources, destruction de l'environnement naturel, extinction massive des espèces, guerres biologiques, etc.

On assiste donc aujourd'hui à la résurgence de mythes qui, autrefois véhiculés par l'idéologie chrétienne, sont désormais marqués du sceau scientifique. Mais ces mythes sur lesquels la science professionnelle avait fondé autrefois son succès, ses espérances, son monopole et ses subventions, se sont aujourd'hui retournés contre elle. Car tandis qu'elle devait nous conduire vers une utopie – qu'elle n'atteindra probablement jamais –, elle nous conduit toujours plus loin vers la réalisation d'une contre-utopie.

Ainsi, au mythe de l'immortalité à laquelle elle prétendait à terme nous conduire, elle oppose aujourd'hui le risque d'une destruction de l'espèce humaine. En ce sens, elle pourrait fort bien concrétiser le mythe de l'apocalypse. Au mythe de la nature maitrisée par la Raison, elle oppose une destruction de l'environnement naturel, donc le mythe du paradis perdu. Au mythe de la société idéale et pacifiée, libérée du chef tyrannique, elle oppose la figure concrète du « tyran totalitaire » et de la guerre permanente. Au mythe de l'abondance, elle oppose la rareté croissante des ressources naturelles.

Et concrètement, ce que l'on observe aujourd'hui, c'est que le risque de conflit nucléaire global n'a pas disparu, que la destruction des milieux naturels s'est accélérée, que nous ne sommes pas plus à l'abri d'une dérive totalitaire qu'il y a cinquante ans3, et que la pénurie alimentaire et énergétique est le lot commun d'une large partie de la population mondiale. Si bien que de plus en plus, la demande sociale qui est adressée à la science professionnelle n'est plus d'améliorer la condition humaine, mais plus modestement, de réparer les dégâts qu'elle a pu engendrer, afin de nous « sauver » de cette contre-utopie vers laquelle elle nous entraine inexorablement.

Ce sont là autant de menaces et de contradictions qui devraient nous amener à soupeser toute l'importance qu'il y a à engager une réflexion profonde et radicale sur l'organisation actuelle de la science professionnelle, et à tenter de lui substituer rapidement des alternatives viables et concrètes.

1 Au sens d'Illich

2 Pour être rigoureux, il faudrait ici distinguer les acteurs qui souhaitent accéder à la production et aux outils de diffusion du savoir scientifique (les étudiants, les amateurs), et ceux qui entrent en contact avec l'activité scientifique en ayant accès aux connaissances et applications qui en sont issues.

3 Bien au contraire, les possibilités de contrôle de l'individu se sont considérablement renforcés au cours des dernières décennies, le risque s'est donc peut-être amplifié.

Bibliographie indicative.

  • Bensaude-Vincent Bernadette, L'opinion publique et la science : à chacun son ignorance, Paris, Éditions Sanofi-Synthélabo, Les empêcheurs de penser en rond, 2000.
  • Ellul Jacques, Le bluff technologique, Paris, Hachette, 1988.
  • Feyerabend Paul, Science in a free society, Londres, NLB, 1983.
  • Feyerabend Paul, Contre la méthode. Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance, Paris, Seuil, Points Sciences, 1988.
  • Feyerabend Paul, Une connaissance sans fondements, Chennevières sur Marne, Dianoïa, 1999.
  • Himanen Pekka, L'Éthique hacker et l'esprit de l'ère de l'information, Paris, Exils, 2001.
  • Huxley Aldous, La science, la paix, la liberté, Monaco, Éditions du Rocher, 1947.
  • Illich Ivan, Oeuvres complètes : Vol 1, Paris, Fayard, 2004.
  • Ivan Illich, Oeuvres complètes : Vol 2, Paris, Fayard, 2005.
  • Latour Bruno, Le métier de chercheur : regard d'un anthropologue, Paris, INRA éditions, 2001.
  • Liu Michel, Fondements et pratiques de la recherche-action, Paris, L'Harmattan, 1997.
  • Liu Michel, Épistémologie des sciences de l'homme, Documents du Cerso 03/10/01, CERSO, Paris IX, Octobre 2003.
  • Malinowski Bronislaw, Les dynamiques de l’évolution culturelle. Recherche sur les relations raciales en Afrique, Les classiques des sciences sociales, 1941. Texte en ligne. <CSS>
  • Mill John Stuart, De la liberté, Gallimard, 1990.
  • Neill A. S, Libres enfants de Summerhill, Folio, 1985.
  • Stengers Isabelle, Sciences et pouvoirs. La démocratie face à la technoscience, Paris, La Découverte, 1997.
  • Thuillier Pierre, Jeux et enjeux de la science. Essais d'épistémologie critique, Paris, Robert Laffont, 1972.
  • Weil Simone, L'Enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain, Gallimard, 1962.



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