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Pyramides artistiques et domination culturelle

Auteurs: Benjamin Grassineau (voir aussi l'historique)
Création de l'article: 2007
Etat de la rédaction: finalisé
Droit de rédaction: ouvert
Licence:


Création de la page: 17 mars 2013 / Dernière modification de la page: 21 novembre 2024 / Créateur de la page: Benjamin Grassineau



Résumé:


Un des phénomènes les plus frappants dans les activités artistiques et intellectuelles (AA&I), du moins telles qu’elles sont pratiquées aujourd’hui, est la constitution des pyramides. Je me propose ici, de faire une petite analyse sociologique de ces pyramides, histoire de m’éclater un peu. C’est du n’importe quoi, mais c’est marrant à écrire. Et tant pis pour ceux que ça fait chier !

Principes d’une pyramide.

Voilà à quoi ressemble une pyramide (en gros).

Au sommet de la pyramide, il y a une poignée d’individus gagnants, qui ont atteints la « gloire », momentanément ou durablement, et qui sont offerts en spectacle aux individus qui sont engagés dans la pyramide ainsi qu’aux consommateurs (souvent les mêmes) des produits issus de la pyramide. Les individus qui forment la base de la pyramide, ou qui sont extérieurs à la pyramide, n’ont bien souvent nullement conscience de la manière dont s’y sont pris ces gagnants pour occuper cette position élevée. Mais, en tous les cas, leur existence légitime la hiérarchie. En règle générale, ils adhèrent tout autant que les gagnants à la croyance dans l’universalité et la légitimité de cette hiérarchie qui stratifie l’activité. Pour cette raison, ils concourent à entretenir cette hiérarchie, ne serait-ce qu’en dirigeant une demande, une admiration et un désir vers les positions élevées de l’activité, ce qui vient renforcer la valeur des positions élevées dans la hiérarchie. Ils peuvent aussi renforcer cette croyance en la diffusant dans le discours et en la défendant. De fait, dans les pyramides, les membres de la pyramide - appelons-les les pyramideux - sont les agents, les producteurs, les diffuseurs et les objets de la hiérarchie qui fondent la pyramide, et du discours dominant qui traverse l’activité. Car ces pyramides apparaissent lorsqu’une activité est régulée par une hiérarchie et par des classements hiérarchiques prétendant à l’universalité. Quand il y uniformité du classement qui permet d’évaluer et de hiérarchiser les modalités d’accomplissement de l’activité, ainsi que les personnes qui pratiquent l’activité et les ressources qui composent l’activité.

Une pyramide hiérarchise tous les niveaux d’une activité - la structure pyramidale se reproduit à différentes échelles. Par exemple, dans le réseau alternatif (RA), un concert est généralement organisé sur un modèle hiérarchique. Il y a la ou les premières parties, et la ou les têtes d’affiche. Les salles sont elles-aussi hiérarchisées (certaines sont plus prestigieuses que d’autres). Et enfin, les villes sont souvent hiérarchisées. Ensuite, les pyramides exercent une forte attraction. Une personne pratiquant une activité est toujours tentée - quand elle n’est pas contrainte - d’entrer dans la pyramide pour « tenter sa chance », car l’ascension semble difficile mais possible. Il faut dire que ceux qui atteignent le sommet de cette pyramide engrangent des gains qui construisent une « image renversée » de ce que la société propose à la majeure partie de ses membres. Ils sont comme le versant opposé de la face négative du social, d’où le mouvement ascensionnel qu’ils contribuent à créer. A l’anonymat, ils opposent la célébrité. Contre la vie éphémère, ils érigent l’éternité de la gloire. Face à la compétition sociale, ils offrent l’amour des autres - et bien souvent, l’amour pour les autres. Face à l’absence de sens, ils opposent la profondeur du sens. Face au déterminisme social, ils dressent l’individualisme ou la rébellion individuelle. À l’intérêt, ils opposent le désintéressement. À la monotonie de l’existence, ils opposent la vie pleine de sens.

Mais ces pyramides sociales ne fonctionneraient pas sans l’existence de gains et d’idéaux entretenus par une idéologie qui circule dans le discours courant et s’implante durablement dans les esprits. Or, l’universalité d’un classement a pour conséquence d’étendre et de légitimer ces pyramides sociales, en véhiculant et en diffusant massivement cette idéologie. Elle crée une valeur universelle, une sorte de monnaie d’échange qui standardise les productions intellectuelles. Une fois cette monnaie installée, l’ensemble des biens immatériels est évalué à l’intérieur de ce classement. Seule va compter l’accumulation de cette monnaie. Accumulation qui vise souvent un objectif interne à l’activité : obtenir une place élevée dans la pyramide. Dans ce cas, l’uniformisation des classements renforce la hiérarchie, puisque ceux qui adoptent une monnaie particulière vont être tentés d’exclure les autres formes de monnaie qui dévalorisent leurs biens. Elle peut aussi viser un objectif externe : un « taux de change » élevé avec les monnaies des autres activités aura pour conséquence d’augmenter la valeur des biens produits au sein de l’activité. Il s’en suit un accroissement du pouvoir : accroissement du prestige de ceux qui pratiquent ces activités, et accessoirement, pouvoir de réclamer une rémunération.

Pyramides dans les activités artistiques et intellectuelles (AA&I).

J’étudie maintenant, parce que ça me plaît et parce que ça fait passer le temps, les pyramides dans les activités artistiques et intellectuelles.

Le mythe de l’artiste et de l’intellectuel désintéressés.

L’imaginaire social a forgé à propos des artistes et des intellectuels (A&I) un mythe : celui de l’ A&I qui se dégage, par ses choix personnels, des contraintes et obligations relatives au profit économique et à la réussite sociale. Ainsi, est apparu sur le marché des idoles, un nouveau produit auquel peut s’identifier une grande partie de la population : l’A&I « maudit », contestataire ou engagé, qui se hisse sur les marches de la gloire, uniquement par la force de son « talent » et de sa persévérance. Ce personnage fictif - ou nous pourrions dire, ce modèle de personnalité et de trajectoire de vie facilement identifiable, définissable et transposable d’un individu à un autre - brille d’une aura d’autant plus lumineuse qu’il donne l’impression d’être amèrement plongé dans la misère économique et sociale. Les dures conditions de vie qu’il supporte - la bohème - provenant alors de son opposition acharnée à ce qui est perçu comme le « système dominant », ou de son entêtement à défendre envers et contre tout ses idées, ses idéaux, et l’intégrité de son « oeuvre ». Ajoutons que cette distance qu’il s’impose vis à vis des choses matérielles, ce désintéressement envers le profit, et donc envers les considérations d’ordre économiques ou relationnelles, cet intellectualisme, semble être l’une des plus nobles caractéristiques de cet individu à part, qui ne vit que pour les choses de l’Art et de l’Esprit, et ignore de ce fait aussi bien les dures contraintes que toute « société » impose à ses membres, que les gratifications qu’elle distribue abondamment. Bref, l’idée est la suivante : ceux qui vendent du rêve pour vivre, devraient logiquement pouvoir vivre leurs rêves. Ou, formulée différemment : celui qui dénonce la perversion du système échappe de facto, à l’emprise de cette redoutable perversion. L’A&I exhibe alors une panoplie de traits et d’attitudes superficielles, qu’il semble avoir en commun avec le saint et l’ascète qui vouent leur vie à Dieu. Ce n’est guère étonnant. Ce nouveau Dieu, c’est l’Art, c’est la Pensée humaine, c’est l’Esprit. Et les soldats de cette nouvelle religion, de ce nouveau dogme, ce sont les A&I.

Mais ce mythe de l’A&I désintéressé correspond-il de près ou de loin à la réalité ? Hélas non ! Car il entre en contradiction flagrante avec certains faits, dont la compétition exacerbée qui règne dans les Activités artistiques et intellectuelles (AA&I), et les gains considérables qu’elle génère. En effet, ces activités s’organisent aujourd’hui selon le principe d’une compétition généralisée, accentuée par l’émergence de réseaux relationnels qui favorisent le clientélisme et l’opportunisme. Et le phénomène s’amplifie depuis les années 1960 sous l’effet de l’uniformisation culturelle. Pourquoi alors y a-t-il un écart aussi persistant entre le mythe et la réalité, et quels sont les effets de ce décalage entre l’imaginai populaire, relayé par le discours des individus qui pratiquent les AA&I, et la dure réalité de ces mêmes activités ?

Le prestige de la détention du pouvoir artistique et intellectuel.

Commençons par les faits. En réalité, ceux qu’on nomme les « grands hommes », ceux qui se situent au panthéon des A&I, n’ont rien à envier en terme de célébrité, de prestige, d’adulation (et même de salaires), aux politiciens, militaires, commerçants et hommes d’affaires… Au contraire, dans nos sociétés contemporaines, il est particulièrement valorisant d’avoir excellé dans le domaine de l’Esprit et des Arts. Écartons donc définitivement l’idée selon laquelle les A&I seraient des marginaux, des rêveurs rejetés par la société ou exclus de la reconnaissance par leurs tiers et les institutions. Au contraire, les A&I ayant réussi sont des privilégiés. Si on fait abstraction des « critiques » qui peuvent porter ombrage à leur carrière, ou les blesser dans leur amour-propre, ils sont généralement admirés, riches et exercent un métier prestigieux qui fait « rêver » (ils ne sont pas balayeurs ou caissiers). Les A&I, à l’exception de quelques cas isolés, vivent donc relativement bien, et leurs problèmes sociaux, économiques, et souvent psychologiques, sont des problèmes courants. Même à un niveau plus restreint, celui du Réseau Alternatif (RA), il faut noter que le succès rencontré par les artistes donne lieu à des moments particulièrement grisants - lors d’un spectacle par exemple - qui compensent les faibles profits monétaires qu’ils peuvent engranger. En outre, les personnalités marquantes de ce Réseau Alternatif jouissent de divers privilèges qui sont loin d’être négligeables : admiration des pairs, possibilités de tournées, carnets d’adresse, facilités pour exposer, pour se loger, admiration du public, flatteries, réseau d’amis… On est donc, même à ce niveau, très éloignés de l’image trompeuse de l’A&I ténébreux, isolé et intègre, de ce mythe de l’ A&I qui lutte seul en prise à une terrible misère (psychologique, financière, sociale), pour assurer sa réussite à travers le triomphe de ses idées ou la diffusion de ses oeuvres. Certes, il y a une part de vérité. La rareté des « bonnes places » rend en effet difficile l’exercice des AA&I . En dehors de la pyramide artistique, les A&I sont plus ou moins condamnés à l’anonymat, et parfois à l’incompréhension de leur entourage. Et à leurs débuts, la grande majorité des A&I rencontrent des difficultés. Face à cela, certains persévèrent et finissent par trouver une place, ou même, rencontrent le succès, tandis que d’autres abandonnent.

Mais ces difficultés que les A&I rencontrent parfois à leur début ne leur sont pas spécifiques. En fait, démarrer dans n’importe quelle pyramide s’avère difficile. Les bonnes places sont toujours rares et il faut un certain temps d’apprentissage. À la limite, les A&I jouissent d’un privilège : ils gardent la possibilité, même si ils ont échoué de leur vivant, d’être redécouverts après leur mort. Les profits symboliques qui nourrissent les espoirs de l’A&I, peuvent donc être anticipés sur de longues périodes. Les exemples abondent : Franz Kafka, Isidore Ducasse, Arthur Rimbaud, Max Stirner, Vincent Van Gogh, Paul Gauguin, etc. Quel chef d’entreprise pourrait en espérer autant ? Hormis les saints, il n’y a donc bien que les A&I qui disposent de ce rare privilège : celui de l’immortalité symbolique. Si bien que d’une certaine manière, l’Art s’inscrit dans la continuité du mythe religieux de « l’esprit bon », qui plane au dessus des choses concrètes, au delà de la médiocrité des choses terrestres, et tout particulièrement du commerce, du profit et de l’hypocrisie relationnelle. L’ascétisme contemporain, le culte du désintéressement, la religion moderne, s’insinuent dans des activités comme l’Art qui ont longtemps parues marginales ou rebutantes. Ajoutons qu’à l’instar de n’importe quelle religion, cette nouvelle croyance engendre son cortège de laissés pour compte, sa morale, ses institutions, sa hiérarchie, voire son inquisition…

L’idéologie artistique comme vecteur d’inégalités.

Car contrairement à une idée reçue, ce qui frappe quand on observe les AA&I, ce n’est pas tant la condition sociale des A&I, mais la détérioration des conditions de production, de redistribution des richesses et de diffusion au sein des AA&I. Elle se manifeste à travers l’inégalité criante qu’il existe au niveau de l’accès aux moyens de production, de diffusion et de légitimation des biens artistiques et intellectuels; à travers la « naturalisation » de la hiérarchie et des critères de classement au sein de l’activité, ou encore, à travers les dégâts sociaux que cette inégalité produit sur une grande partie de la population qui voit d’une part, son « art » ou sa « pensée » dévalorisés et accaparés par une élite, et qui se hiérarchise progressivement en intégrant le classement hiérarchique « naturalisé » qui se constitue dans les AA&I.

Un profane, ou une personne en bas de la pyramide, en arrivera à intégrer la conviction inébranlable qu’il n’est pas doué pour une activité donnée, surtout si il est en situation d’échec dans la progression hiérarchique. Alors qu’il omet en réalité le fait que l’activité est monopolisée par une modalité et un classement hiérarchique, et que sa compétence et ses talents pourraient se déployer au sein d’autres modalités et classements hiérarchiques.

Impact de l’idéologie artistique.

Ces problèmes de répartition sont généralement ignorés dans la plupart des analyses sociologiques, et à ma connaissance, peu d’A&I les prennent en considération. Mais ce qui me semble surprenant dans l’histoire, c’est que les A&I s’avèrent être en général de fervents pourfendeurs des inégalités sociales et économiques. Comment se fait-il alors, qu’ils acceptent sans contestation, des inégalités aussi graves au sein de leurs activités ? Pour le comprendre, faisons une petite hypothèse. Il existe une idéologie artistique qui légitime cette inégalité. Cette idéologie est un ensemble d’idées, de préjugés, de croyances, de critères de classement formels ou informels des produits de l’activité et des individus entre eux, de logiques du sens commun (par exemple, celui qui compose une oeuvre en est le propriétaire exclusif), profondément assimilées par les pyramideux dans les AA&I, qui permettent à l’« institution » artistique et intellectuelle de définir l’activité, de perpétuer la pyramide, de la justifier et de classer les individus entre eux, en fonction de leurs réalisations individuelles. L’oeuvre d’art n’existe parfois que par cette idéologie, et par l’institution qui maintient cette idéologie (c’est le cas des « performances »). On peut alors dire que l’institution produit la hiérarchie et produit les pouvoirs qui lui sont afférents. Ainsi, bien que l’accès au sommet de la pyramide soit souvent bloqué de manière parfaitement artificielle, l’idéologie professionnelle va distiller le mythe selon lequel il faut faire preuve de dons, de talents, compter sur la chance pour accéder à ce sommet… L’histoire officielle des artistes, la mise en scène de leur carrière, négligera leur caractère opportuniste. Au contraire, elle fournira une idéalisation de la vie de l’artiste et de sa carrière. Elle masquera cet opportunisme en distillant l’idée que la réussite repose sur des qualités artistiques intrinsèques. Elle laissera croire qu’il existe une égalité des chances et que l’ascension est récompensée par le mérite. Elle laissera également croire que c’est la demande, et seulement la demande, qui a propulsé l’artiste au sommet de la pyramide. L’offre est censée être transparente. Ce qui constitue une autre forme de mythologie.

Mais il existe en fait des facteurs d’inégalités et de légitimation de l’inégalité (c’est à dire des facteurs qui rendent l’inégalité, normale, logique et justifiée) au sein des AA&I qui relèvent de trois domaines distincts :

  1. Idéologiques. Par exemple, une production individuelle doit répondre à certains critères, elle doit se positionner par rapport aux autres, elle doit subir la critique, être entourée d’un discours explicatif, s’inscrire dans une trajectoire de vie, un contexte, répondre à certaines normes, etc. Tous ces critères rendent le jeu concurrentiel particulièrement contraignant. L’objet artistique ou intellectuel n’est plus isolé, il est intégré dans une sorte de cadre d’interprétation, qui va faire émerger une valeur. On peut recenser différents types de critères. Tout d’abord, il faut distinguer les critères qui portent sur la production en elle-même, et ceux qui portent sur le producteur (les deux formant le plus souvent un tout indissociable). Par exemple, on dit d’une musique qu’elle est agréable, et on dit d’un artiste qu’il est talentueux. Ensuite, les critères, suivant le cadre d’interprétation, peuvent donner lieu à des valeurs continues ou à des valeurs discrètes. Une musique sonne juste, ou elle sonne faux. Il n’y a pas d’entre deux. Par contre, si on envisage l’aspect technique ou émotionnel de la musique, la gradation est plus souple. Ce point est loin d’être anodin car il détermine ni plus ni moins, l’entrée ou non de l’artiste dans la pyramide, dans la mesure où il fixe la limite entre ce qui est normal, et ce qui s’apparente à de la déviance. Ainsi au sein d’une activité artistique comme le rock alternatif, l’idéologie classifie les différents types de rock, pose des critères d’évaluation des différents « groupes » (la musique doit être réussie, technique, rebelle, etc), légitime certaines modalités de l’activité (le concert), met en spectacle certaines activités auxiliaires, légitime certains comportements, fournit des cadres d’interprétation des activités (par exemple, il paraît logique qu’un concert doive être fait par un « groupe », et qu’il doive y avoir un public), etc. Ce qui n’empêche pas bien sûr qu’une même idéologie laisse la place à diverses prises de position, diverses opinions, et qu’une même activité permettre parfois la cohabitation de plusieurs points de vue auxiliaires. Dans certains réseaux, il existe ainsi une certaine variance des critères de réussite. Ce qui influe directement sur la nature de l’activité et sur le niveau de fermeture de l’activité. Une activité ésotérique ou élitiste sera généralement plus institutionnalisée, les critères y seront plus stricts et plus intellectualisés. Ce qui implique au passage que moins le classement hiéarchique a monopolisé une activité, moins l’institutionnalisation y est importante.
  2. Économiques. L’AA&I a un coût. Aussi bien dans sa dimension productive (apprentissage, coût de fabrications, temps, espace, etc) que dans sa dimension « diffusion » (tournées, expositions, concerts, impressions, marketing, etc.). De ce point de vue, les contraintes sont simples et facilement repérables. Plus on investit dans la diffusion et la production d’un bien, plus le niveau de visibilité, de consommation, et de « positivité » du bien est censé être élevé. Il y a en quelque sorte un effet de seuil, en dessous d’un certain niveau d’investissement, le bien change de circuit de diffusion. En outre, le produit doit satisfaire ou créer une demande.
  3. Politiques. Ils sont relatifs au réseau, au milieu, au carnet d’adresses, etc. Ce serait une erreur que d’en minimiser l’importance. Ils sont vitaux. En dehors de ces réseaux relationnels, un artiste ou un intellectuel est bien souvent inexistant. Ce n’est pas systématique, mais c’est très fréquent.Tous ces facteurs forment autant de blocages de l’accès à la production. On peut d’ailleurs y déceler une loi assez générale : « plus le taux de diffusion ou de légitimation est élevé, plus l’accès à la production est difficile ». Lorsque le taux de diffusion est élevé (les circuits sont étendus), les profits étant plus élevés, il y a un isolement de la sphère productive, et les facteurs relationnels prennent toute leur importance. Dans le cas contraire, il n’y aurait pas de retour sur investissement : les bénéfices seraient dispersés. Autre fait saillant, lorsque production et consommation se confondent, le blocage de la production, la professionnalisation, sont d’avantage fondés sur des critères idéologiques ou relationnels. C’est le cas par exemple en mathématiques. Il n’y a pas à proprement parler de marché, puisque l’activité n’est pas monnayable, la consommation suppose un apprentissage trop complexe, elle est donc réservée à des spécialistes. Dans ce genre de cas, on observe toujours tôt ou tard une institutionnalisation de l’activité, qui permet de récompenser sur le long terme les participants à l’activité. À partir de ces données, l’hypothèse qu’on peut poser, c’est que si un A&I néglige ces contraintes, il n’aura guère de chances d’accroître sa visibilité, et de bénéficier de la reconnaissance de ses pairs ou des consommateurs. Parfois il sera également obligé d’effectuer un arbitrage entre un investissement dans des relations avec des personnes internes à la pyramide et des relations avec des personnes externes: en faisant montre d’une politique commerciale agressive, l’A&I se discréditera auprès de ses pairs, et se verra bloquer l’accès aux outils de diffusion.

Le désintéressement de l’A&I, vis à vis des gains matériels, est donc en fait un transfert. Il disparaît d’un domaine de pertinence pour mieux se consolider dans un autre. Ce domaine, c’est, dans l’idéal, celui des choses de l’esprit, et dans les faits, celui des réseaux relationnels ou de l’adéquation à la demande. L’A&I qui est motivé pour réussir doit toujours investir dans une stratégie qui vise à capitaliser des relations (et des bonnes relations), de la visibilité, du pouvoir économique et de la reconnaissance institutionnelle. Cette compétition formelle ou informelle, paraît généralement juste. Elle est très rarement critiquée, et elle est même masquée. Tout se passe comme si l’A&I parvenait au sommet par sa ténacité, son talent, ou parfois, reconnaît-on, par une bonne dose de chance. Au sein même de l’AA&I se niche donc une forme « de rêve américain » qui légitime entièrement les inégalités entre les intervenants du milieu.

Le paradoxe de la contestation sociale.

Que cette pyramide génère des inégalités et qu’une idéologie les justifie, cela n’a rien d’original. Mais les AA&I présentent tout de même plusieurs caractéristiques intéressantes.

  1. Premièrement, si l’on se penche sur le discours des A&I, on est frappé par la virulence avec laquelle ils arrivent à nier l’existence de cette pyramide. Ils sont sincèrement convaincus que l’art est trop passionné pour être réductible à des intérêts commerciaux, à une hiérarchie, et condamnent souvent violemment le profit financier, au point, pour certains de refuser de jouer dans des salles qui ne répondent pas à certains critères éthiques.
  2. Deuxièmement, le conformisme qui va uniformiser l’activité conduit la plupart des individus qui évoluent dans le Réseau Alternatif à adhérer à un discours politique ou social contestataire relativement pauvre et peu personnel. Cette appropriation de l’activité artistique par des groupes ou des individus, consécutive à son institutionnalisation (les droits d’auteurs) et à la mise en place artificielle d’un marché musical, est alors en contradiction flagrante avec le discours contestataire qui y circule.De là un puissant paradoxe : les milieux alternatifs et contestataires contribuent à la reproduction du système de domination qu’ils critiquent. Par exemple, le RA contribue à la généralisation de pratiques intellectuelles concurrentielles et hiérarchiques plutôt que créatives. Une des raisons en est que les mouvements contestataires sont eux-mêmes dépendants des institutions qu’il dénoncent et adoptent des formes d’organisation hiérarchiques. Non seulement, ils y puisent l’énergie nécessaires à leur survie, mais de plus, en se déployant à partir de ces institutions, ils contribuent à les renforcer. En adoptant des stratégies offensives, ils rendent en effet la concurrence sur le marché doctrinal ou artistique plus rude, ce qui conduit d’une part à une transformation des organisations composant la pyramide qui, pour s’adapter à la concurrence, vont se rapprocher des organisations hiérarchiques et d’autre part, à l’émergence d’une structure d’action où l’idéologie ne peut être modifiée par la prise de parole. Des plans d’organisation sont développés par les courants idéologiques et sont appliqués tels quels lorsque ces organisations s’emparent d’une institution. Autrement dit, le RA permet un contrôle décentralisé de l’opinion publique (surtout celle des jeunes), opinion qui se retrouve standardisée et parfois manipulée par les courants politiques qui y sont implantés. Dès lors, les intellectuels qui peuvent s’exprimer dans l’espace public grâce à la légitimité que leur confère les institutions universitaires, sont en partie responsables de la perpétuation de ce même système. En s’engageant dans la course au prestige intellectuel, ils contribuent à la reproduction de la pyramide. Là est le paradoxe. Pour dénoncer les méfaits de la compétition marchande, les intellectuels n’ont pas d’autres choix que d’y entrer.

Analyse complémentaire des gains artistiques et intellectuels.

Penchons-nous désormais plus en avant sur les gains que procure les AA&I, et voyons comment ils construisent un courant ascendant au sein de la pyramide et vers la pyramide.

Les gains financiers et politiques.

Dans les AA&I commerciales, être au sommet de la pyramide permet d’accéder à un niveau de vie nettement plus élevé que le niveau de vie moyen des occidentaux. Le confort matériel des A&I ayant réussi est aujourd’hui un fait. Mais les gains financiers existent aussi à une échelle plus réduite. Par exemple, les tournées des groupes au sein du RA sont calquées sur celles du marché et génèrent des gains parfois conséquents. Les artistes se rémunèrent en bloquant l’entrée des concerts. Ceci est rendu possible par le fait que dans les AA&I, la mise en scène des pratiques se déroule dans des lieux institutionnalisés (locaux, musées, galeries, caves, salles, etc.), même si la production artistique et intellectuelle peut dépasser de loin ces frontières (par exemple dans le Land Art). Quoi qu’il en soit, ces tournées permettent souvent de voyager gratuitement (on parle par exemple de tournées européennes). Ce privilège n’est pas si évident qu’il en a l’air. Verrait-on par exemple, des motards réclamer des fonds pour se rendre à leur rassemblement de motards ? Non bien sûr. Car les motards sont dans une logique différente. Leur activité est à un stade d’organisation plus coopératif, horizontal, et n’est pas entrée dans un processus de marchandisation.

Pour pénétrer le RA, les artistes disposent d’une technique commerciale assez banale. Prenons le cas des musiciens. 1. Ils se trouvent une niche musicale (un style musical) ou un concept d’avant-garde, généralement issus de la tendance du moment (donc construit au contact du RA). 2. Une fois qu’ils estiment avoir atteint un bon niveau, ils se vendent sur le marché. Très souvent, ces niches ne proviennent pas d’un mouvement populaire, tout au moins en Europe continentale, elles sont plutôt popularisées par une élite, souvent issue d’une certaine bourgeoisie ou de la classe moyenne (généralement citadine), qui copie une tendance étrangère en provenance du sommet de la pyramide : musique américaine, milieux parisiens. Ce temps d’avance leur permet de faire croire à un public non-averti qu’ils ont « inventé » quelque chose. Bien entendu, la créativité est souvent totalement absente. Cette créativité simulée découle d’une appropriation d’idées, d’efforts visant à se différencier des autres, d’imitation ou de compétition (la compétition technique entre musiciens par exemple). In fine, elle dépend d’une position favorable dans le circuit de diffusion des biens immatériels.

Les membres actifs du Réseau Alternatif entretiennent ainsi un secteur économique relativement lucratif qui tend à attirer des individus pour qui la musique devient essentiellement un moyen d’ascension sociale. Le milieu tend alors à se hiérarchiser, au point qu’une inégalité criante s’installe entre ceux qui réussissent, les « stars », ceux qui détiennent les moyens de diffusion à petite échelle (les associations) ou à grande échelle (les majors, les galeristes), et ceux qui tentent de s’élever dans la hiérarchie. Certains ont tout, d’autres n’ont rien. Certains sont à la bonne place, d’autres non. En définitive, nous sommes donc très proches d’un marché. Les consommateurs payent pour voir ce qu’ils ont envie, et les artistes, musiciens, tourneurs et programmateurs, commercent, et modèlent la forme de la demande de produits artistiques et la manière dont la rencontre entre production et consommation aura lieu : ils institutionnalisent la séparation entre producteurs et consommateurs, ce qui assure une « fluidité » et une « continuité » des échanges commerciaux internes (entre producteurs, diffuseurs, tourneurs, squats) et externes (entre consommateurs et producteurs)

Enfin il faut mentionner que les AA&I, au moins pour ceux qui s’engagent sur le chemin de la réussite, confèrent de nos jours un ensemble de gratifications sociales très variées. Tout d’abord, le statut est globalement valorisé, mais ce n’est pas le seul avantage : l’aura intellectuelle, l’aspect esthétique, le côté rebelle, sont autant d’atouts qui ont l’énorme avantage de procurer des avantages sociaux directs (des atouts en terme de séduction, par exemple). Plus prosaïquement, un musicien qui joue dans une soirée se voit, pour l’espace d’un instant, au centre des regards d’une assemblée. Il capte l’attention d’un groupe, ce qui lui confère de l’importance.

L’immortalité symbolique.

Autre gratification que la réussite artistique et intellectuelle confère, c’est l’immortalité symbolique. La construction de ce bénéfice rattaché aux AA&I institutionnalisées, a une longue histoire, mais a pris des proportions importantes à l’heure actuelle, probablement sous les effets conjugués de la démocratisation de l’art et du déclin des religions. Son principe est simple, celui qui a atteint le sommet de la pyramide, par son supposé talent, ou par son audace créative, peut espérer avoir « sa place dans le panthéon ». Il devient un nom dans l’histoire de l’art. Il peut espérer, si il atteint l’immortalité symbolique, voir son travail reconnu des siècles durant, et son oeuvre perdurer dans les esprits à travers différents supports matériels et institutionnels. En ce sens, la diffusion est « quantitativement et qualitativement » prometteuse d’immortalité symbolique.

Mais il existe toutefois différentes places au panthéon…

Dans le marché, la diffusion et les profits qu’elle engendre, compensent les gratifications symboliques, puisque généralement, les oeuvres sont vite oubliées. Ici, la diffusion ne vise pas l’éternité symbolique mais des gains financiers. Toutefois, l’immortalité symbolique, si elle existe, passe nécessairement par un niveau de diffusion important.

À l’inverse, les AA&I très institutionnalisées, reconnues comme des « travaux sérieux », et qui survivent grâce aux organisations hiérarchiques, doivent assurer une diffusion qualitative. En d’autres termes, l’A&I doit exposer dans des galeries, devant des gens sérieux, il doit jouer devant un public de spécialistes, faire des spectacles sérieux, etc. Il est d’obliger d’investir dans un capital relationnel avec des pyramideux. L’artiste, par exemple, peut prétendre apporter sa brique à l’édifice de l’Art, à condition qu’il ne se compromette pas - en apparence du moins - dans le marché. Son nom sera alors inscrit dans les manuels, on commentera ses oeuvres, on saluera la pertinence de son travail, son audace, sa profondeur, son goût de la provocation; ses oeuvres seront commentés par des philosophes, par de grands universitaires, etc. Cependant, il se peut qu’un artiste, qui au départ visait une carrière commerciale, ou tout simplement à s’extérioriser, se retrouve bien malgré lui, intégré dans ce milieu, souvent avec un certain retard. Bien entendu, tous ces artistes n’excluaient pas au départ la possibilité d’être intégrés dans ce milieu, mais souvent, la reconnaissance fut posthume.

Continuons avec les artistes. Dans le RA, les gains symboliques jouent eux aussi un rôle de première importance. Ils sont créés par un double mouvement. 1. Dans certains cas, ils sont permis par le transfert de certains groupes dans le marché classique qui acquièrent alors une aura et un prestige supérieur. En général, la contradiction entre l’aspect alternatif et commercial est alors atténuée par la mise en place d’une mythologie complexe mettant en scène la rébellion de l’artiste contre ce Star Système qui finit par le détruire (Nirvana en est un bon exemple). 2. Mais dans la plupart des cas, la spécialisation de la musique, la compartimentation des styles, tend à produire des érudits qui assurent la mise en valeur de certains groupes au sein de leur compartiment. Cette compartimentation qui résulte souvent d’une volonté de distinction, permet d’exercer la musique en toute sincérité, quelque soit son talent. Les « érudits » mettent généralement en avant leur connaissance musicale, à travers un jargon complexe servant à décrire les différents styles ou à désigner les groupes importants dans tels ou tels milieux. En outre, ils adhèrent dans la plupart des cas à un style de vie et à une idéologie dominante. Généralement, ces idéologies contiennent tous les éléments centraux d’une idéologie : tabous, ennemis, dogmes, groupes d’idées toutes faites, mythes, croyances, histoire de l’idéologie, forte solidarité communautaire, institutions, organes de transmission idéologique (les fanzines, les sites), manières de se vêtir, rites, rassemblements spectaculaires, des « messes » (les concerts), etc. Au sein de ces compartiments, ces érudits contribuent à entretenir la possibilité d’une immortalité symbolique. Ils connaissent et reconnaissent les bons groupes dans un compartiment, du moins ceux que la masse, les micro-labels ou les majors ont désignés comme tels. Ce sont d’authentiques spécialistes. Très souvent, ils ont acquis une oreille développée pour certains types de musique. Ils deviennent détenteurs et spécialistes d’un savoir. Tel admirateur de Jimi Hendrix sera capable de faire la différence entre ses différentes périodes créatives. Tel spécialiste de la musique techno, sera limité à une niche de la musique techno extrêmement pointue. Ces spécialistes, souvent rassemblés en groupes, ont tendance à reproduire le schéma commercial ou institutionnel au sein de l’art qu’ils apprécient. Ils construisent un classement hiérarchique des artistes qu’ils connaissent, à partir de critères d’excellence. Par exemple, dans le blues, dans le rock expérimental, dans la techno, dans le jazz, dans la musique classique, il produisent un classement hiérarchique qui va faire consensus (au moins en partie). L’existence de ces milieux assure donc que des gains symboliques motiveront les artistes, et les critères qui sous-tendent ces gains ont un rôle de première importance dans ce système de rémunération symbolique.

Les gratifications symboliques nécessitent donc toujours une adhésion à certains critères de classement et à des contraintes sociales, qui représentent une norme, au moins dans un groupe donné. Elles permettent une mise en relief de certains groupes au détriment des autres, et une stabilisation du classement hiérarchique et donc de la hiérarchie sociale qui en découle. Elles construisent la pyramide. Nous avons donc là les rudiments d’une forme d’organisation hiérarchique, fortement contraignante, avec son système de récompenses, ses critères de classements et ses personnes de référence. Cette pyramide, qui a son histoire, ses mythes, permet aux individus de donner un sens à leurs actions. Ce sens, ils le trouvent tout autant par l’imitation que par l’assimilation des contraintes de diffusion et de production. Imitation verticale, quand il y a reproduction du comportement des idoles; imitation horizontale, quand il y a imitation des proches. En réalité, l’imitation horizontale, débouche rarement sur une créativité locale, puisque dans une pyramide, l’innovation est descendante. Pourquoi ? Car il y a des gratifications à occuper les places élevées. De plus, il existe un coût à la transgression de la norme. Et il faut aussi noter que la transgression suppose, si elle est consciente et volontaire, une distanciation par rapport à l’idéologie qui appuie la hiérarchie. En d’autres termes, elle suppose une réflexion critique sur l’idéologie qui sous-tend la conduite. À ce stade, il n’y a plus de créativité qui puisse provenir, ou se diffuser par la base. La contestation sociale vient se superposer à une idéologie artistique contraignante.

Si on prend l’exemple de la musique. Les conséquences d’une telle stratification sont moins neutres qu’elles en ont l’air. Tout d’abord, une telle configuration permet au marché d’écouler plus facilement sa musique. Puisque les processus d’acculturation ou de diffusion culturelle, vont conduire à des mutations, à des changements dans les styles à la mode, qui permettent de construire perpétuellement de nouveaux débouchés. Ensuite, un tel système est également porteur d’une forme de « paix sociale ». Il y a deux raisons. 1. Les individus engagés dans la compétition musicale et soumis à l’idéologie du milieu artistique, perdent toute réflexion critique vis à vis de cette idéologie. Il y a un apprentissage de la soumission à une idéologie alternative, au sein du RA. 2. Il y a un détournement de la contestation. Celle-ci est canalisée, encadrée et limitée. En bref, le RA et d’une manière générale le milieu intellectuel et artistique, ne sont pas des réseaux de contestation, même si ils tiennent un discours revendicatif. Bien au contraire, ce sont des soupapes de l’ordre social. Ils permettent de canaliser une partie des jeunes qui sont sans emploi, ils leurs permettent de s’adapter à un milieu social où la compétition est la règle, où la curiosité, le goût d’apprendre, ou pour faire un parallèle, le plaisir de jouer, sont des valeurs périmées. 3. Si les individus se cherchent un sens à leur vie dans leur art, c’est dans bien des cas, grâce à ce système de récompense symbolique qui donnent à croire que chacun peut atteindre cette éternité symbolique qu’on apprend au contact des médias ou des livres qui diffusent une vision idéalisée des artistes. Il s’en suit là encore, une canalisation des fantasmes de toute-puissance…

La construction de la valeur universelle.

Dans les pyramides, les pratiques anticonformistes sont particulièrement difficiles. Car la quête d’originalité obéit et se mêle à des stratégies de différenciation sociale. Par conséquent, la créativité et la contestation sociale ne sont pas des instruments de changement ou d’adaptation, ce sont des biens immatériels monnayables, qui permettent de progresser dans la pyramide. Dans le cadre de la musique, par exemple, étaler sa culture permet aux individus de faire preuve de leur supériorité. Toutefois, ces différences et les critères de classement sur lesquels elles reposent, ne peuvent être considérés comme des stratégies ou des tendances qui aboutiraient à l’épanouissement des singularités individuelles; elles sont plutôt déterminés par des effets de masse et productrices de conformisme. Ces stratégies de domination intellectuelle obligent les individus à entrer dans un rapport de force, et bien souvent, à adopter les règles qui sous-tendent ce rapport de force. Dans une telle situation, aussi bien les individus désavantagés que ceux qui sont avantagés contribuent à l’expansion du rapport de force et des critères sur lesquels il repose. L’ensemble des individus (dominants et dominés pour reprendre la terminologie de Bourdieu) est impliqué dans la construction des rapports compétitifs et des règles et structures uniformes qui permettent ce rapport de force. Ces critères de compétition étant déterminés par des facteurs culturels et techniques, ou créés ex-nihilo, et possédant une forte inertie.

Donc, les individus qui affichent ces différences ou qui feignent un air de supériorité, ne cherchent pas à se marginaliser, ils adoptent un ensemble de différences conventionnelles et conformes au milieu qu’ils intègrent. Ce qui implique qu’ils se différencient tous dans la même « direction », ils se « camouflent » tous sous les mêmes différences. Chez les artistes contemporains, cette quête de différenciation, poussée dans ses logiques les plus extrêmes, aboutit à une véritable « rupture psychologique » du fait des doubles injonctions qu’ils supportent : il faut être original, contre les institutions et être sociable, conformiste et passer obligatoirement par les institutions pour réussir; il faut être « naturel » ou spontané, mais il faut aussi rechercher intentionnellement la différence; il faut être compétitif, mais il faut être de gauche, etc. Sous l’effet de ces injonctions paradoxales, leur action devient complètement vide de sens et creuse. Ils sont déboussolés et désorientés. Incompris par leur famille, souvent au contact de la drogue, ils errent dans une quête désespérée de promotion sociale qui ne les mène nulle part, les bonnes places étant chères et rares. J’ai pu rencontrer à différentes reprises des personnes particulièrement démoralisées et déboussolées à force d’être restés trop longtemps au contact du réseau alternatif ou tout simplement du milieu artistique. On les appelle parfois des « épaves ». C’est le cas des étudiants aux beaux-arts qui, lorsqu’ils sont exclus des institutions officielles, ou même lorsqu’ils y restent, sont rapidement psychologiqument marqués par une compétition artistique qui les emprisonnent dans un dualisme redoutable. Il faut attaquer l’institution, mais c’est en même temps elle qui vous fait vivre et vous propulse ! En outre, une fois sortis du contexte social, les rites et significations de la pratique artistique et de ses à cotés sont généralement vidés de leur signification. Ce qui ne peut que renforcer l’isolement.

Arrivé à ce stade, la pyramide artistique n’a donc plus aucune fonction; elle n’a même plus le rôle catharsique ou sublimatoire qu’on lui attribue généralement. Elle ne fait que tourner à vide. Elle devient une machine qui n’a d’autre fonction que de se reproduire. Elle entre dans ce qu’on pourrait appeler un processus lemien. Dans le roman de Stanislas Lem, Eden, une civilisation a produit des machines industrielles qui tournent à vide, n’ayant d’autre but que de produire des biens nécessaires à cette production. Les outputs du système sont donc entièrement réintégrés dans le système comme inputs, afin de produire les outputs. Or, telle est la finalité de la pyramide artistique : s’auto-produire. Mais on peut même aller plus loin. Car la pyramide artistique crée le sens de l’action, ou des oeuvres, pour les artistes qui s’acharnent à les détruire. Il y a établissement d’un accord implicite entre l’artiste et l’institution. Nous retrouvons alors ici un processus dickien. Dans le roman de Dick, Substance Mort, un drogué, en opposition contre le système étatique, consomme une drogue qui provoque chez lui un dédoublement de personnalité. Il est alors employé par le gouvernement pour s’espionner lui-même. Il devient donc à la fois agent de l’État et contestataire de l’État. Cette parabole met en lumière une contradiction logique qui est peut être l’un des fondements de la société industrielle et du corps intellectuel qui lui est rattaché. Lorsque la critique sociale provient de la sphère qualifiée d’intellectuelle, elle emploie les mêmes outils d’organisation et de persuasion que la société qu’elle entend critiquer. Indépendamment du contenu qu’ils répandent, les organes de diffusion idéologique sont inscrits dans des logiques de reproduction sociale, de leur propre reproduction et de reproduction des intérêts sociaux. Leur discours est positionné, valorisé et soutenu par des organisations hiérarchiques qui contribuent à la perpétuation de la société industrielle. Ainsi, l’artiste va contre l’institution mais dans le même temps, il se sert de l’institution pour exister. Il s’oppose à l’institution mais il est le principal mécanisme de l’institution qui le régule et le surveille. Cela fonctionne comme un processus de « création/destruction » couplé à une quête sans fin de distinction (il faut se distinguer de ceux qui se distinguent), qui permet au milieu de se reproduire et de fonctionner de manière parfaitement close. Pour les artistes contemporains, il n’y a donc plus aucune signification valable à leurs actes et à leurs oeuvres, en dehors des institutions qu’ils contribuent à reproduire. Ils ne sont que les rouages et les produits d’une mécanique bien huilée, d’une machinerie qui possède ses propres moyens d’évolution et de destruction/création qui régulent l’ensemble (encore qu’elle se nourrit souvent d’apports extérieurs, comme le travail d’écrivains contestataires et marginaux par exemple). Machinerie inutile, héritière d’une longue histoire de l’art occidental, fille du dadaïsme, du surréalisme et des institutions universitaires, toujours localisée dans les principaux centres du pouvoir (Paris, New-York, Londres, etc.), elle ne trouve sa valeur qu’au travers du jeu de valorisation sociale et de concurrence entre des élites cultivés.

L’art dont il est question, est donc un art dirigé vers le pouvoir, un art visant à faire l’étal d’une érudition et non d’un art, comme Freud le pensait, ayant une hypothétique fonction de sublimation. En Europe, si on tient compte des nuances propres à chaque pays, la grande majorité du milieu artistique fonctionne ainsi. Le RA par exemple, fonctionne de cette manière, même si l’élite est nettement plus dispersée. Cela est dû au fait que les chances de carrières dans les marchés et les institutions traditionnelles (conservatoires par exemple) sont faibles. D’où la production de circuits de compensation, très fortement codifiés avec des rites et des critères d’excellence relativement stables, qui servent à rendre tenable la frustration sociale causée par l’impossibilité de se réaliser dans l’art, pourtant considéré comme une des professions les plus valorisantes. Le RA joue alors un rôle de « soupape » sociale, permettant à une partie de cette immense majorité (partie elle-même privilégiée), de bénéficier d’une rémunération alternative. Des micro-structures hiérarchisées, des micro-scènes interdépendantes et fortement interconnectés se forment donc un peu partout en Europe, et en rendant accessibles à un milieu privilégié les gratifications sociales liées à la pratique artistique, réduisent la frustration sociale engendrée par les inégalités artistiques. On retrouve dans la science et dans les universités le même problème.

Une telle hiérarchisation a pour conséquence de rendre presque impossible l’émergence d’une créativité locale. L’uniformisation culturelle déteint sur l’ensemble de la production artistique, tant et si bien que les idées deviennent progressivement des enjeux privés et des monnaies d’échange dans le système de gratification sociale artistique. Cette marchandisation des idées peut se repérer à travers le phénomène du « vol d’idées » et leur mise en circulation par des personnes relativement bien positionnées institutionnellement. Ce phénomène n’est pas nouveau. Max Weber souligne son importance dans les universités allemandes dès le début du XXe siècle. Certes, aujourd’hui on ignore l’étendue du phénomène, mais des études diverse montrent qu’il est relativement important dans les sciences. En fait, le principal rempart au vol d’idées, au moins dans la science, n’est pas constitué par l’honnêteté des intellectuels et scientifiques, ou par un cadre juridique protecteur (il est en fait presque inexistant); le vol d’idées est ralenti par le conformisme qui règne au sein des AA&I, par les difficultés qu’il y a à diffuser des idées novatrices, et par les problèmes reliés à la mise en application des idées, soit dans les faits, soit dans la formalisation des idées novatrices. Il n’empêche que dans le cadre de la production artistique, ce rempart est très mince. De ce fait, le vol d’idées y est fréquemment pratiqué. À côté des personnalités créatives, qui sont plutôt embarrassées par les difficultés qu’elles ont à réaliser toutes leurs idées, il existe donc une classe d’individus qui, tout en étant dénués de créativité, sont impliqués dans les AA&I du fait de leurs qualités sociales et relationnelles. Généralement conciliantes, elles séduisent les individus qui sont aux postes-clés des réseaux de diffusion, si elles n’en font pas partie elles-mêmes. À l’heure actuelle, il est difficile de savoir quelle proportion de la production intellectuelle occidentale est accaparée par ces individus, même dans le Réseau Alternatif. Dans la mesure où il n’y a parfois pas de critères de compétition stable comme dans les mathématiques la propriété privée et la reconnaissance qui lui est afférente existent, mais elles ne sont pas nécessairement distribuées aux véritables producteurs.

On voit donc que le processus d’uniformisation culturelle ne se limite pas aux institutions formelles qui règnent sur les AA&I (conservatoires, galeries commerciales, maisons d’édition, etc). Les milieux contestataires sont également frappés de plein fouet. Cette affirmation demande toutefois quelques petites précisions. Je vais le faire à travers une étude empirique du RA.

Etude critique du Réseau Alternatif.

Il n’est pas éxagéré aujourd’hui d’affirmer que le réseau alternatif est organisé à peu de choses près comme une corporation informelle qui a la forme d’une pyramide. On peut donc se poser la question de savoir comment cette corporation s’y prend pour bloquer l’accès à la production et aux lieux de diffusion. Je voudrais ici montrer que son pouvoir transite par le contrôle de diverses ressources : les lieux, les réseaux relationnels, les sites, les statuts informels, les organes de sélection, les canaux de communication (lieux d’affichages1, fanzines), le contrôle de l’édition et de la programmation, l’adhésion et le contrôle du public (la nature de l’offre influence toujours la nature de la demande), les règles de droit, etc.

Analyse de quelques procédures de contrôle et d’exclusion.

Concrètement, il existe différentes formes de contrôle de la production et d’exclusion du RA, en partie fondées sur des relations très primaires de domination et de commandement hiérarchique. Ce sont elles qui vont construire une hiérarchie dans le réseau alternatif. Pour parler du milieu associatif bordelais, j’ai réalisé une petite enquête par téléphone, pour analyser le comportement des associations.

Voilà le genre de contrôle, de procédures d’exclusion, qu’on rencontre très fréquemment.

  • Demande de démos et d’une biographie (cv, books, …) aux groupes qui veulent jouer. Ce qui correspond à un contrôle de la programmation, et à un contrôle de l’accès aux moyens de diffusion.
  • Sélection sur le style, demande de renseignements sur le style. C’est bien sûr un contrôle fondé sur la discrimination.
  • Organisation de soirées à programmation libre et ouverte. La plupart n’en organise aucune.
  • Entrée payantes des concerts. [Contrôle de la consommation et de la diffusion].
  • La plupart bloque systématiquement l’accès aux salles de concert.
  • Certaines organisent de temps en temps des concerts gratuits, suivant la volonté des groupes, ou suivant la volonté des organisateurs (elles font alors payer les consommations).
  • Organiser toujours des concerts gratuits : c’est généralement le cas pour les associations qui proposent des biens culturels à la vente.
  • Avoir un discours « complaisant » ou « de gauche » ou « alternatif », comme par exemple défendre le mouvement des Logiciels Libres. [contrôle idéologique]. La quasi-totalité le font.
  • Pratiquer un marketing agressif pour se faire connaître (tracts, affichage illégal, spams, etc). C’est monnaie courante.
  • Ne pas développer la création locale, favoriser l’international. En général, les groupes locaux ne sont pas prioritaires, sauf si ils ont le contrôle d’une association ou un d’un lieu de diffusion. Les groupes locaux passent donc en première partie, et n’ont parfois pas de cachets.
  • Instaurer un classement hiérarchique, en recourant aux principes des premières parties. C’est presque systématique.
  • Indiquer la provenance et le « pedigree » des musiciens. [ce qui correspond à une pratique commerciale, à une défense du droit d’auteur, à de la discrimination, à un renforcement de la hiérarchie]
  • Sites ou musique sous licence propriétaire, pas de possibilité à la participation ou à l’élaboration du site, pas de site en page wiki de façon à ce que tout le monde puisse le modifier, pas de musique sous licence libre ou numérisée. [pas de libre accès à la production et aux moyens de diffusion]. La plupart le font.
  • Autoriser facilement les contributions à l’entreprise ou à l’association : celui qui veut participer peut le faire comme il en a envie [ne pas bloquer l’accès à la production]. Le faire, et le faire savoir de manière claire, précise, et en faisant des efforts pour que tout le monde soit au courant. [ne pas dissimuler l’information] Je n’ai pas rencontré d’associations de ce type.
  • Mettre un lien qui pointe vers un autre site musical à la demande d’un groupe sans regarder nécessairement la qualité du groupe (enquête réalisée avec dissimulation) [censure par omission]. Je n’ai pas eu de réponses positives.
  • Avoir un site répondant à des standards de design [standardisation et hiérarchisation des critères de production et de diffusion]. Le fait est généralisé.
  • Réagir de façon violente (snobisme, agressivité, moqueries) quand on remet en cause leur intégrité morale ou quand on va contre leurs opinions, ou quand on tente d’aller contre les normes d’un concert. Ne pas pratiquer de débats ouverts et connus de tous, sur l’organisation et le principe des concerts. Ne pas instaurer une sélection démocratique des concerts. [Conformisme, autoritarisme intellectuel, pouvoir de décision] C’est le cas de la majorité des associations.
  • Distribuer librement les listes d’email [donner accès à tous aux moyens de diffusion]. Je n’ai pas pu observer la généralisation de cette pratique.On constate donc que la corporation du réseau alternatif, soi-disant opposée à l’ordre établi, donne lieu à toute sorte de comportements d’appropriation, de sélection, de contrôle, d’opportunisme, qui la rapproche très clairement d’une corporation marchande dominant une activité. Qui plus est, je n’ai pas mentionné ici un contrôle social nettement plus diffus : les regards moqueurs ou méprisants envers celui qui rate un concert, les regards condescendants en fonction de l’avancement dans la carrière musicale, les formes plus ou moins larvées de répression des comportements déviants - par exemple, les comportements inadaptés comme spectateur d’un concert : mouvements trop brusques, proximité trop grande avec la scène, divers comportements anormaux, etc., il ne faut pas troubler l’ordre d’un concert. Les comportements peuvent aussi être inadaptées en tant que musicien qui donne un concert : temps passé à jouer trop long qui empiète sur le temps des autres musiciens, air trop sérieux, musique trop conventionnelle, etc. -, les comportements de suivisme envers les leaders2, les jugements négatifs sur les comportements ostensiblement « populaires » - concrètement : regarder la télé, s’habiller chic, manger dans des services de restauration rapide, tenir un discours de droite, etc. - l’exclusion informelle de ceux qui ne suivent pas le leader, etc.)

Cinq breachings visant à tester l’importance des normes dans le rapport consommation/production.

Dans le marché classique, l’ordre du concert, qui repose sur la séparation institutionnalisée entre les producteurs et les consommateurs - séparation qui est loin d’être évidente dans d’autres sociétés - est assuré par une autorité, par des agents de sécurité qui veillent à ce que les spectateurs ne montent pas sur la scène. Dans les concerts du Réseau Alternatif, qui se produisent souvent dans des locaux exigus, sans estrade et sans agents de sécurité (ou alors la sécurité est assurée par les organisateurs du concert, ils veillent par exemple à ce que le matériel ne soit pas cassé, à ce que les entrées soient bien payées, à ce que le local reste propre, etc.), la mise en ordre du concert, la séparation entre consommation et production, et l’adéquation entre consommation et production, s’appuient sur des conventions tacites. Pour le vérifier j’ai pratiqué cinq breachings.

  1. Le premier a eu lieu dans un concert où je connaissais une partie du public, ainsi que le musicien qui offrait son spectacle. L’expérience a consisté à venir en plein milieu du concert pour prendre les instruments du musicien, discuter avec lui, etc., sans que personne ne soit au courant de cette expérimentation. Le musicien en question a pris la chose à la plaisanterie; en revanche, j’ai pu observer un malaise clair et franchement perceptible (visible sur les visages) parmi les spectacteurs. L’expérience n’a toutefois pas été vraiment concluante. Mais, on notera qu’elle l’est en règle générale dans des concerts plus institutionnalisés (ce que j’ai pu observer dans une soirée techno : le musicien montre des signes d’agressivité quand on touche à ses platines).
  2. Deuxième breaching : faire se confronter des milieux qui ne sont pas habitués à se rencontrer. Ceci permet de montrer que le rapport entre production et consommation est inscrit dans une certaine logique : il y a des règles d’adéquation sous-jacente entre consommation et production, il existe des normes qui régissent la rencontre entre consommation et production (les consommateurs sont exigeants envers les producteurs, et vice-versa) et les circuits de diffusion sont adaptés à certains types de spectacles. La première expérience a consisté à faire jouer un groupe de tango-punk pratiquant des concerts donnant lieu à un spectacle qui comportent des scènes assez choquantes, dans un salon de thé / librairie tenu par des étudiants, sans les prévenir du caractère choquant du spectacle. Le salon de thé était parfaitement inconnu dans le RA bordelais, et ses membres n’étaient pas au fait des concerts du RA, ils se situaient à la périphérie du RA. L’expérience a permis de tester deux hypothèses. Première hypothèse. « Est-il possible d’attirer des consommateurs à un concert, en s’écartant radicalement des circuits de diffusion de l’information et de la musique ? » (les affiches étaient de très mauvais goût, selon les critères courants dans le RA, et étaient collés un peu partout dans la ville, en dehors du « circuit officiel d’affichage »; le local était excentré). Il est clair que non. L’expérience a montré que les personnes présentes au concert étaient principalement des habitués des deux associations et qu’elles avaient été mise au courant par bouche à oreille (le public des concerts est souvent composé de groupes d’habitués). Il existe donc bien des signaux, et des règles de diffusion et de présentation de ces signaux, qui élaborent une sorte de « marketing » sous-jacent aux concerts. Deuxième hypothèse testée : « y a-t-il des critères sous-jacents dans la rencontre entre production et consommation ? » Le concert réunissait vingt ou trente personnes et faisait passer trois groupes, le dernier était le groupe de tango-punk argentin. Il faut noter que les réactions provoquées par ce groupe sur la scène du RA sont généralement très limitées. Malgré l’aspect choquant du spectacle, le public du RA est habitué à ces débordements. Mais ici, la réaction des organisateurs a été très hostile de même que la réaction du public habituel du RA. Il y a eu une réaction de franche hostilité des deux côtés, accompagnée d’un débat houleux après le concert. Toutefois, l’hostilité a été tempérée par une certaine compréhension mutuelle, puisqu’en définitive, les organisateurs n’étaient pas totalement étrangers au circuit alternatif (ils venaient surtout d’ouvrir très récemment), ils partageaient certaines valeurs communes - ils avaient par exemple un potager dans l’arrière-cour. La deuxième expérience, fondée sur le même principe, a été plus concluante, puisqu’elle a consisté à jouer dans un bar de nuit de La Rochelle, fréquenté par une population nocturne qui fréquente d’avantage les boîtes de nuit que les bars à concert ou les bars associatifs, et plus ou moins ignorante des concerts qui se pratiquent dans le RA. Là encore, personne n’était au courant du caractère choquant du spectacle. La réaction du public a alors été franchement hostile, à tel point qu’une bagarre a démarré, que le concert a du être annulé et que les membres du groupe se sont fait copieusement insultés. Cela montre à nouveau que d’une part l’adéquation entre production et consommation, doit obéir à des règles implicites - il y a une production de l’échange par les consommateurs et les producteurs, tout autant qu’une production d’un service - et que la spécialisation dans des niches, dans des micro-réseaux, dans des circuits, finit par rendre les critères d’évaluation incompatibles. Le passage d’un circuit d’échange à un autre ne signifie pas seulement un changement dans les pratiques, les rites d’échange, les statuts des consommateurs et producteurs, il signifie également une modification de la valeur des biens et services, et de la valeur de l’échange. Le changement d’un bien de circuit d’échange, modifie la valeur de ce bien. Il y a une transposition à l’intérieur d’une autre classement hiérarchique. D’autre part, le discours contestataire des acteurs du RA ne s’adresse pas à un public populaire. L’expérience a prouvé que les concerts étaient finalement réduits à un public restreint, limité, trié sur le volet et élitiste. Ce ne sont en rien des concerts qui viseraient à entrer en contact avec la culture populaire, ce sont au contraire des pratiques héritées de la culture bourgeoise, et la composition du public et des musiciens, leurs goûts cinématographiques dans les projections libres (projections illégales de films dans des locaux), sont bien là pour le prouver.
  3. La troisième expérience a consisté à faire un concert qui, par son contenu, rompait de manière radicale, avec ce qu’on attend d’un concert du RA (précisons qu’il s’agissait d’un concert de plein air, réunissant un public d’environ un peu moins d’une centaine de personne). L’expérience a consisté, sans prévenir quiconque, à faire un concert étrange. Tout d’abord, j’ai joué faux et de manière discordante, mais sans que cela ne puisse être attribué à une intention délibérée de mal jouer. Je simulais un concert réellement raté. Ensuite, je simulai sur la musique, une sorte de chorégraphie qui, par son étrangeté et son ridicule (bien que non choquante) était censée susciter un sentiment de pitié et de malaise, celui qu’on peut éprouver devant une personne qui se met dans l’embarras, qui perd la face. Venait ensuite une dernière scène, où une télé était jetée sol, puis brisée à l’aide d’une machette africaine, sans qu’on sache trop, étant donné l’intensité de la violence dégagée par le spectacle, si je n’allais pas me retourner contre le public. Le concert pouvait ici se voir comme une manière de renouer avec la musique primitive, avec un art populaire qui lutte contre la culture moderne (le concert était en plein air, et le couple télé/machette opposait la violence symbolique à la violence physique), mais là n’est pas la question. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est que les spectateurs, issus du RA, ont tenté de réintégrer ce concert atypique dans un classement hiérarchique qui leur était familier, de forcer l’intégration dans ce classement. Deux remarques ont paru significative à cet égard. L’une d’entre elle a été de dire : « tu as fait les beaux-arts, toi ? », l’autre a été de dire : « tu sais, ce genre de concerts, ça se fait à Paris normalement ». La première remarque était donc clairement une manière de réintégrer une pratique atypique dans sa normalité. La seconde était de « protéger la normalité » en remettant l’innovation à sa place, en légitimant à nouveau le classement qui produit la pyramide.
  4. La quatrième expérience a consisté à effectuer, avec deux personnes, ce que nous avons appelé une « tournée des champs ». Le jour de la fête de la musique, nous avons sillonné les villages et villes autour de Bordeaux (l’expérience a eu lieu en 2004), et avons joué n’importe où : bords de route, villages, cafés, etc., en se connectant aux prises électriques qui donnaient directement dans la rue et en se filmant, pour immortaliser l’évènement. L’intérêt d’une telle expérience était double. D’une part, il montrait que le discours contestataire contre les salles commerciales est un discours à double tranchant : il se veut vindicatif, mais substitue finalement un rapport marchand de « second rang », « soft », un circuit de compensation aux circuits commerciaux traditionnels. En somme, il reproduit un circuit de compensation où ce n’est plus la valeur marchande qui joue, mais où ce sont les rapports internes (entre connaisseurs) et les gratifications symboliques qui prennent le dessus. Ce qui est finalement assez élitiste. D’autre part, l’objectif était de voir jusqu’à quel point il est possible de s’affranchir des circuits traditionnels, de construire une signification en dehors de l’institution, propre à l’activité, mais surtout de bien montrer que les circuits traditionnels sont construits, même si c’est dans une apparente liberté, sur des normes implicites. Si l’on prend la fête de la musique, elle est un construit historique qui s’inscrit dans une tradition culturelle, dans des rites, dans une logique. Mais sous l’apparence d’une certaine liberté (liberté limitée puisque au cours de notre tournée, nous avons été exclus d’un centre commercial), il existe en fait des normes de production, des normes qui canalisent la rencontre entre la production et la consommation. Ces normes ne sont pas gouvernées par une rationalité, par une logique de l’interdit, de la contrainte, ou par une logique propre à l’activité - puisque nous nous sommes rendus compte, à notre grande surprise, que cette modalité de l’activité était très agréable -, elles sont gouvernées par une logique qui est propre à la pyramide. Ce sont de « normes positives ». Il y a bien, comme Foucault l’a remarqué une production de la valeur, des lieux valables, des lieux prestigieux, etc. Il y a une production de la normalité. Répétons-le, l’activité pratiquée selon la modalité « tournée des champs », était réellement plaisante, intéressante, et elle a de surcroît, intéressé de nombreuse personnes que nous avons rencontrées. Il faut donc en conclure que l’intégration des activités dans le circuit, dans les salles de concerts du RA, et l’intégration des activités dans une norme d’action, dans une action toute faite, formalisée, n’est pas liée à des considérations propres à l’activité. Elle ne rend pas l’activité plus intéressante, elle a pour fonction principale de normaliser l’activité et de la rendre compatible avec les critères d’évaluation qui sont dominants dans la pyramide. La standardisation des concerts, du contenu des concerts, de l’évaluation des concerts, des lieux de concert, des rapports entre producteurs et consommateurs est donc essentielle dans la production de la pyramide. Elle en constitue un des fondements essentiels. La construction de la normalité, la production des rites, des règles, ne répond nullement ici à une rationalité « transcendante », elle a sa propre logique interne. Par exemple, la standardisation des articles scientifiques n’a pas pour objectif de produire une meilleure recherche scientifique, elle a pour objectif de faciliter l’intégration et la diffusion dans la pyramide. Les individus ne pratiquent pas l’activité pour elle-même. Ils la pratiquent en fonction du classement hiérarchique qui réglemente l’activité. Ils se conforment spontanément à ce classement hiérarchique, et ce faisant, ils le renforcent. Et l’essentiel de leur activité ne vise pas à produire de la valeur, il vise à progresser dans la hiérarchie de la pyramide. Ainsi en est-il des tournées européennes des groupes du RA, ce ne sont pas des investissements qui visent à rendre un service, à satisfaire une demande, ce sont de coûts superflus engendrés par la concurrence entre les groupes du RA et par les investissements visant à progresser dans la pyramide. Et le plus frappant dans le Réseau Alternatif, c’est que dans certaines activités très spécialisées, ces coûts sont échangés entre les individus par le biais des contraintes de don-contre-don (l’échange de concerts), si bien que tous les individus investissent pour assurer leur propre progression hiérarchique, et c’est ce qui rend cette progression possible.
  5. Enfin, la dernière expérience a consisté à mettre en évidence les comportements d’appropriation des espaces virtuels, propres aux associations musicales. Pour ce faire, j’ai proposé à deux associations fortement impliquées dans le Réseau Alternatif, de mettre un lien sur leur site, vers un site comprenant des textes assez critiques sur le Réseau Alternatif. Mais restant malgré tout engagés dans une démarche contestataire et anti-capitaliste. La réaction de rejet ne s’est pas faite attendre et a été assez violente. L’hostilité et les comportements capitalistes, habituellement dissimulés sous un discours gauchiste, sont donc apparus en plein jour.

Critique de l’idéologie du Réseau Alternatif.

Comme vu plus haut, c’est à travers une idéologie que ces activités sont soutenues. Idéologie qui contient également ses propres mécanismes de défense, qui visent à défendre l’idéologie elle-même. Cette idéologie s’appuie sur certains contenus qu’il n’est pas inutile d’analyser de façon critique. Je les regroupe ici en quatre caractéristiques principales.

  1. Le réseau alternatif est minoritaire.
  2. Il est réprimé parce qu’il est actif en terme d’engagement politique.
  3. Il offre plus de liberté que dans les autres milieux - la critique est donc mal venue.
  4. Il permet incontestablement d’améliorer la vie artistique et intellectuelle d’une ville.

La victimisation du réseau alternatif est un moyen de défense efficace. Elle étouffe toute forme de contestation interne ou externe. En critiquant certains courants idéologiques et certaines pratiques (notamment les pratiques commerciales), les acteurs du RA se construisent dans le même temps un rempart idéologique qui barre le chemin à toute critique interne. Concrètement, quiconque critique l’organisation du RA est « de droite », « délirant », « malade », « réactionnaire », etc. Au quotidien, cela se traduit par le fait que toute critique des micro-pouvoirs en place est rapidement discréditée. Naturellement, cette victimisation relève du mythe. Prenons l’exemple de la répression. Elle concerne en fait essentiellement des abus liés à la pratique artistique (tapages nocturnes, dégâts matériels, affichage illégal, etc). Il est excessif d’affirmer qu’aujourd’hui la censure est un problème vraiment handicapant dans le RA. De plus, on peut remarquer que les membres du Réseau Alternatif ne se mobilisent contre la censure que lorsque celle-ci met en cause leurs intérêts. Ce qui est le propre d’une corporation. Ainsi, à Bordeaux, il y a eu une « campagne » en réaction à la politique de répression contre l’affichage « libre ». Pour résumer, les associations (et les salles commerciales) ne pouvaient plus coller leur publicité n’importe où (Bordeaux étant une ville où autrefois, l’affichage sauvage était monnaie courante). Cette contre-campagne a mobilisé un nombre important d’associations, et fut probablement le seul événement d’importance, en terme d’action politique, qui s’est déroulé en plusieurs années dans le RA. Ceci montre un point fondamental. Les prétentions des acteurs du RA à défendre des idéaux universalistes sont limités en réalité à la défense de leurs propres intérêts - ou à la consommation d’une idéologie « fun », importée en général des États-Unis ou d’Europe du Nord qui stigmatise et normalise certains comportements (par exemple, le « meat is murder »). Car les acteurs du RA ne se sont mobilisés qu’à partir du moment où leurs propres droits et libertés étaient en jeu, mais à aucun moment, ils n’ont cherché à prendre en compte les droits des autres, ou à défendre des causes qui ne les concernaient pas directement. Par exemple, à la même période, une expulsion des sans-papiers à Bordeaux n’a donné lieu à aucune protestation. De même, dans une ville comme Bordeaux, les acteurs du RA ne se sont jamais mobilisés contre le commerce des bois tropicaux - mais il est vrai que ce bois finira par être transformé en papiers pour leurs affiches ! Car, il est évident que la défense des intérêts de la corporation, peut même choquer certains partisans de l’environnement et de la démocratie. L’affichage se fait avec de la colle chimique, utilise du papier en abondance, et la liberté d’affichage est plutôt une contrainte de marché qu’une liberté : ceux qui n’affichent pas, et qui n’affichent pas aux bons endroits, ne parviennent pas à se faire connaître.

Cette prétendue liberté politique, ce fameux contre-pouvoir que le RA est censé incarner, n’existe donc que dans le discours. C’est une apparence sociale, une consommation ostentatoire de « biens immatériels ». Et ceux qui sont dépourvus de ces biens immatériels (parfois par conviction) n’ont pas la possibilité d’accéder au réseau. Dans les faits, le RA est politiquement inactif.

Aujourd’hui, les mouvements réellement actifs sont des mouvements écologistes, des mouvements de défense des minorités, ou tout simplement, les associations qui accomplissent des activités bénévoles non marquées politiquement, mais très spécialisées. À cet endroit, il y a effectivement une dynamique politique. À l’inverse, les RA contestataires, artistiques et intellectuels n’ont qu’une influence de façade.

Un réseau minoritaire ? Lorsqu’on critique le RA, s’attaque-t-on à un réseau peu structuré, faible et dominé ? De toute évidence, non. Je m’appuie pour le monter sur des chiffres très approximatifs. En tenant compte de la vigueur du milieu associatif artistique et de la clientèle étudiante ou non-étudiante, qui va de façon sporadique ou régulière aux concerts, expositions et autres services artistiques, on peut raisonnablement supposer qu’un RA comptabilise au moins 1.000 à 10.000 personnes par grand centre urbain (agglomérations de plus de 200.000 habitants). Un concert alternatif ou une free-party arrive à canaliser parfois de 100 à plus de 1000 personnes, et il y a souvent plus de 5 à 6 concerts par soir dans une même ville (même dans les villes de faible taille). Ajoutons les « expos », les fanzines, les divers groupes et collectifs, et nous sommes plus proches de 10.000 que de 1.000. Il y a donc au moins, en France, au minimum 100.000 à 500.000 personnes (environ 50 à 100 centres urbains d’importance) qui gravitent d’une manière ou d’une autre, même si c’est souvent de manière très irrégulière, dans les RA. Avec une estimation basse, le chiffre doit donc osciller entre 500.000 et 1 million de personnes qui sont concernés de près ou de loin par ses activités. Si on généralise à l’UE, multiplions par 6 (population de l’UE), et on obtient à peu près un total de 3 à 6 millions d’individus, avec en fait probablement 300.000 personnes vraiment actives à plein temps (en supposant par exemple qu’une personne sur 10 a un rôle vraiment actif dans le RA). Enfin, au sein d’une même activité, on peut admettre qu’un courant actif arrive à drainer de 5.000 à 10.000 personnes, mais tout dépend de la mode du moment. C’est donc d’un réseau particulièrement vivace et influent qu’il s’agit.

Examinons maintenant les arguments selon lesquels le réseau alternatif serait organisé plus librement que les autres milieux (commerciaux et institutionnels) et que la liberté est toujours meilleure, par défaut, que dans les autres milieux. Cet argument se fonde sur deux sous-arguments. 1. La hiérarchie y est absente. 2. Le réseau alternatif n’est pas critiquable dans la mesure où il ne s’impose pas, il est fondé sur la libre adhésion. De telles affirmations sont problématiques. Car la liberté dans ces milieux est entravée par des contraintes éthiques particulièrement lourdes, et des sanctions non moins pesantes. Quant à l’absence de pouvoir et de hiérarchie, c’est un mythe ! La hiérarchie est inscrite dans les principes même du RA. Il y a les premières parties, les décideurs, les organisateurs, le pouvoir dans les associations, les fanzines et labels qui marchent, la sélection des articles dans les fanzines, les groupes « tendances » et les autres, les difficultés pour accéder au salles, les moyens de diffusion « éthiques », etc. Tout cela rend le RA très fortement hiérarchisé et contrôlé. À ma connaissance, ces pratiques hiérarchiques, souvent fondées sur la force physique ou symbolique, sont généralisées dans les squats, les associations, les fédérations anarchistes et les sites internet alternatifs. Ensuite, le deuxième argument était identique à l’argument néo-libéral le plus primaire. Il est vrai qu’il est toujours possible de ne pas se conformer aux règles d’une société (pas d’argent, pas d’identité, pas de télé, pas de voitures, pas de maisons, …) mais dans ce cas, on ne dispose plus d’aucun pouvoir. Dans le RA, le principe est similaire. Une exclusion condamne à l’anonymat, à être un « sans-nom », à être un inconnu. La conséquence directe en est l’impossibilité d’accéder aux outils de diffusion légitime. Dans le cadre d’un système démocratique, si on généralise cette analyse à l’influence sur les décisions collectives et la production des règles, il s’agit d’une perte directe du statut de citoyen et du pouvoir qui lui est afférent, au profit des producteurs et d’une corporation.

Enfin, s’agissant de l’amélioration culturelle, je pense qu’elle est en réalité extrêmement faible. Je mentionnerai trois raisons. Tout d’abord, comme je l’ai suggéré plus haut, le RA permet surtout d’avoir accès à d’avantage de groupes étrangers ou réputés. Mais cela n’améliore pas le tissu artistique de la ville. Tout simplement parce que les groupes locaux sont souvent désavantagés. Ensuite, il faut savoir ce qu’on entend par vie artistique. Une véritable amélioration consisterait à intégrer réellement l’art dans la vie urbaine, à jouer dans la rue par exemple. Ou bien à lui trouver des finalités. Or, comme vu plus haut, l’essentiel de l’amélioration consiste à aller s’enfermer dans des salles obscures, où régne un public de spécialistes franchement fermé, et de pratiquer l’échange sur le modèle producteur/consommateur. Ça n’a rien à voir avec un art convivial. Enfin, il y aurait véritablement amélioration si le RA s’ouvrait à des musiques populaires et différentes. Mais, dans la majeure partie des cas, du fait de la compartimentation, les associations du RA se focalisent sur des styles de musique pointues, favorisant la qualité, et négligent complètement la diversité des courants musicaux au sein d’une ville. Résultat, de nombreux musiciens qui pratiquent des musiques autres que le rock, le jazz ou la techno, n’ont quasiment pas d’accès aux salles. Ils sont alors obligés de se tourner vers les circuits commerciaux plus traditionnels.

Conclusion

Derrière le mythe du désintéressement et de la contestation, le réseau alternatif est donc un circuit de compensation. Il masque des pratiques marquées par la hiérarchie, l’opportunisme et l’exclusion, et non par le sceau de la rébellion ou du partage universel.

Dans le Réseau Alternatif, où domine cette mystification, l’utopie se transforme en marchandise, la créativité se mute en processus industriel, l’originalité se métamorphose en snobisme intellectuel, la rébellion devient un marché d’idéologies formelles qui coupe court à la discussion, et la sensibilité profonde devient un jeu d’apparence complexe. Et tant qu’il existe un marché idéologique et artistique, tant que la publication, au sens large, l’édition, les concerts les lieux d’exposition ne sont pas ouverts et démocratisés, on ne peut guère s’écarter de cette situation. C’est à dire tant qu’il y a des concerts, des librairies, des cours et des expositions, où la production est contrôlée, et où production et consommation de biens immatériels sont artificiellement dissociés, c’est à dire où les usagers ne sont pas impliqués dans la production. Dans le cas contraire, les individus plongent dans un jeu de comparaison et de différentiation, en recherchant les profits que leur offre la pyramide. La recherche de profit et de débouchés a alors pour effet l’extension des ramifications des pyramides artistiques et intellectuelles. Et cette extension happe des individus jusqu’ici préservés, dans cette pyramide. On peut donc dire qu’elle conduit à l’expansion d’un système de domination.

En Occident, ce processus s’est traduit par une marchandisation et une institutionnalisation des AA&I. Si bien que les bénéfices symboliques ou financiers, liés à cette marchandisation, ou à cette institutionnalisation, sont distribuées aujourd’hui essentiellement à ceux qui contrôlent les circuits de diffusion des biens immatériels. Ceci, bien entendu, à cause de l’absence de contrôle démocratique sur ces AA&I. Un des effets les plus désastreux de cette dynamique de marchandisation et d’institutionnalisation, est alors de conduire à une uniformisation culturelle de grande ampleur. Et les mouvements alternatifs et contestataires, ou encore les organisations et associations soi-disant « natures », rebelles et alternatives des grands centres urbains, dès lors qu’ils sont fondés sur une forme d’organisation hiérarchique et marchande, comme c’est le cas actuellement, en favorisant la privatisation de la connaissance et en canalisant la contestation sociale, participent indirectement à la reproduction du système. Ils accentuent, au même titre que les institutions officielles de production et de transmission des biens immatériels - tels que l’université, la justice, les organismes politiques, la communauté scientifique, les clergés ou l’école, - l’uniformisation culturelle et la domination des sociétés occidentales sur les autres; ou tout au moins, l’asservissement et la destruction de sociétés fragilisées par l’expansion des sociétés en position de domination économique et culturelle. Le seul rôle politique qu’on peut donc reconnaître à ces mouvements alternatifs et aux organisations qui les composent, est un rôle conservateur. Ils masquent efficacement la réalité de la domination des sociétés occidentales derrière un discours vendeur et hypocrite, qui met en avant la rébellion et la philanthropie, et qui fait passer les dominants pour des dominés.

Un peu de bibliographie.

  • Bourdieu Pierre, Questions de Sociologie, Paris, Les éditions de minuit, 1980.
  • Dick Philippe, Substance Mort, Paris, Gallimard, 2000.
  • Feyerabend Paul, Contre la méthode. Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, Paris, Seuil, Points Sciences, 1988.
  • Feyerabend Paul, La science en tant qu’art, Paris, Albin Michel, 2003.
  • Feyerabend Paul, Adieu la raison, Paris, Seuil, Points Sciences, 1996.
  • Foucault Michel, Dits et écrits, Vol. II, Paris, Gallimard, 2001.
  • Heinich Nathalie, L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Gallimard, 2005.
  • Illich Ivan, Oeuvres complètes : Vol 1, Paris, Fayard, 2004.
  • Lem Stanislas, Eden. L’exploration dramatique d’une planète inconnue, Editions Gerard et Cie, Belgique, 1972.
  • Matthews Jacob, Industrie musicale, médiation et idéologie. Pour une approche critique réactualisée des « musiques actuelles », Thèse de science de l’information et de la communication, Bordeaux 3, 2006.
  • Weber Max, Le savant et le politique, Paris, Plon, 1994.

Notes

1 Dans une ville comme Bordeaux, par exemple, les lieux d’affichage ne sont pas irréguliers, ils sont contraints par l’adéquation entre production et consommation (il faut que le consommateur ait connaissance des concerts). Les musiciens collent leurs affiches illégalement dans des sortes de « circuits publicitaires », souvent proches des universités ou des locaux associatifs.

2 Les occupations du leader d’un micro-groupe sont généralement l’objet d’une attention particulière. En fait, cela se traduit par une certaine « micro-économie de l’action ». Comme il y a un prestige à être suivi, à inviter chez soi, à engager les autres dans des activités qu’on pratique (par exemple, le jardinage, la voile, les excursions en dehors de la ville, etc.), à maîtriser certains outils ou actions de production (création et maintenant du site internet, collage d’affiches, production des affiches, contact avec les lieux, avec les groupes étrangers, repas dans les concerts et hébergements des groupes, etc.), il y a généralement une compétition pour l’accès à ce prestige. Il s’en suit qu’un des comportements typique du leader et de ceux qui le suivent, ce que j’ai pu observer dans diverses associations, est de déligitimer, de désapprouver, de feindre d’ignorer les individus qui prétendent pratiquer ce genre d’actions indépendamment de la volonté ou du consentement du leaders, et les actions qu’ils pratiquent. Comportement complexe, mais à mon avis, bien réel.

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