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Rationalité économique et gratuité sur Internet: le cas du projet Wikipédia.

Auteurs: Benjamin Grassineau (voir aussi l'historique)
Création de l'article: 2010
Etat de la rédaction: achevé
Droit de rédaction: ouvert
Licence:


Création de la page: 15 avril 2012 / Dernière modification de la page: 18 avril 2024 / Créateur de la page: Benjamin Grassineau



Résumé:


En 2001, durant la vague de démocratisation d'Internet, Nguyen et Pénard [2001, p. 57-58] s'interrogeaient : « pourquoi Internet comporte-t-il autant d'éléments de gratuité ? Comment expliquer que de nombreux services soient accessibles librement sans contrepartie monétaire, qu'il s'agisse d'informations (articles, études, bases de données, images), de logiciels, de moteurs de recherche ou de services d'accès au réseau ? Cet état de fait constitue une énigme ».

Questionnement apparemment neutre, mais qui masque en réalité deux présupposés très répandus : 1) la gratuité est un phénomène rare, anormal, 2) ce partage asymétrique entre gratuit et non-gratuit est déterminé par des contraintes économiques et techniques ; il repose sur des lois « naturelles ».

Quelle est la validité de ce point de vue ? Internet constitue-t-il vraiment un cas à part ? Faut-il questionner sa gratuité, ou au contraire, le questionnement relatif à cette gratuité ? Un des intérêts d'Internet n'est-il pas de mettre à jour, à travers les interrogations et les critiques qu'il suscite, l'importance et la faiblesse empirique des croyances dominantes relatives à la gratuité ?

C'est en partant de ce positionnement que je voudrais aborder le thème de la gratuité sur Internet. Il ne s'agit plus d'appréhender celle-ci comme une déviance, une énigme, mais de l'étudier hors de tout cadre interprétatif, en tant que donnée brute, et de voir ainsi en quoi elle remet en cause la fiabilité et la validité des croyances dominantes sur la gratuité dans l'économie de marché.

Les croyances dominantes sur la gratuité.

Ces croyances peuvent être ramenées à trois croyances économiques1 fondamentales :

  • C1. Entre deux biens ou services équivalents, l'un gratuit, l'autre payant, les usagers choisissent celui qui est gratuit.
  • C2. Les producteurs et les offreurs étant « rationnels », ils ne produisent ni n'offrent gratuitement des biens et des services, sauf si une contrainte ou une rémunération indirecte les poussent à le faire.
  • C3. Il résulte de C1 et C2 que la gratuité est un phénomène exceptionnel ou rare, sauf dans des contextes technique ou matériel spécifiques. Par exemple quand le producteur ne peut exclure les usagers, ou d'autres producteurs, de la consommation ou de la production des biens et services. Ce qui recoupe la gratuité des services publics : il ne peut y avoir de production de bien public2 sans une contrainte – en général, celle de l'État. La gratuité dans l'économie immatérielle : ne pouvant exclure les consommateurs de l'usage des biens immatériels, les producteurs se rabattent sur des services annexes3.

En somme, la gratuité est contre-nature (voire dangereuse4) et ne peut se penser qu'en rapport avec l'intérêt économique (elle « cache quelque chose », des intérêts latents) ou une contrainte patente ou masquée (taxation, externalités, etc.). Examinons la portée de ces croyances au regard de l'évolution d'Internet et de la sphère informatique.

Examen des croyances C1 et C3

Prenons tout d'abord la croyance C1. À priori, elle semble évidente. Pourtant, il s'avère que pour des biens logiciels remplissant la même fonction et de qualité proche, les consommateurs (particuliers, professionnels ou entreprises) délaissent majoritairement les solutions gratuites5. En particulier dans le secteur des systèmes d'exploitation, où le choix des solutions payantes concerne plus de 98 % des consommateurs [AT Internet Institute, 2009]. Est-ce un cas isolé ? Non puisqu'un tel choix, économiquement « irrationnel », s'observe pour de nombreux biens et services où l'équivalent gratuit est aisé à obtenir – et même pour des biens matériels. En particulier dans les services d'hébergement6, où ceux qui offrent un hébergement gratuit peinent parfois à trouver une demande7. Les zones de gratuité, fréquentes dans les milieux alternatifs, sont confrontés à un problème similaire8. On l'observe aussi dans des réseaux de dons sans contre-partie, type Freecycle.

Faut-il en conclure que la comparaison faite par les consommateurs entre des biens et services gratuits et non-gratuits, obéit à une logique distincte de celle entre des biens et services payants ? Qu'elle indique une rupture dans le rapport à l'objet et à autrui9 ? Un saut qualitatif de pratiques, rituels et représentations ? Et donc, que le partage entre le payant et le gratuit s'appuie sur des normes culturelles ?

Examinons maintenant la croyance C3. D'abord, le fait que la gratuité d'Internet et de ses contenus se limite à des contextes techniques spécifiques est loin d'être évident. Pour trois raisons. D'abord, cette gratuité n'est pas universelle. Des biens et services identiques sont simultanément payants et gratuits sur Internet. Ce que le déterminisme technique ne peut expliquer. Ensuite, comme le souligne Bayart [2007], aucune contrainte technique n'impose à Internet d'être gratuit et de le demeurer10. Il aurait pu, et pourrait très bien prendre à l'avenir, la forme d'un réseau privé et payant. Il faut donc rechercher ailleurs l'origine de sa gratuité11. Enfin, des projets issus de la « culture Internet » et fondés sur des principes d'organisation en réseau, éclosent aujourd'hui dans l'économie matérielle12. Preuve donc, que la gratuité ne se limite pas à l'économie de l'information.

Mais plus généralement, la « rareté » de la gratuité n'a de sens que dans un contexte culturel donné. Considérons en effet la gratuité comme un fait brut, débarrassé de sa gangue institutionnelle et symbolique, et de tout présupposé théorique13 ; alors, elle est omniprésente. Définie comme un usage ou un transfert de biens et de services sans contre-partie monétaire – la production étant un usage –, elle inclut des phénomènes aussi variés que le vol, la pollution, la réception d'une balle perdue, l'esclavagisme, le bénévolat, le don, la récolte des fruits de la nature, l'usage de services publics, l'enrôlement militaire, etc. Bref, un champ infini d'actions et d'effets, allant des « externalités » à l'économie du don en passant par les services publics.

Par exemple, sorti du contexte, en quoi un coup au tennis diffère-t-il d'un don gratuit ? Le tennis peut en effet se concevoir comme une ritualisation du don (ou une sublimation) à travers un ensemble de règles qui le régulent, le finalisent : le don doit être correct (entre les lignes), bien fait, sous peine d'être rejeté ou renvoyé ; le joueur doit rendre la balle sous peine de perdre, d'être « déshonoré » !

Cela montre qu'on ne peut comprendre, penser et quantifier la gratuité, donc affirmer qu'elle est rare, hors d'un contexte14 culturel, physique et symbolique qui lui donne son sens et sa mesure. Elle ne peut se penser que relativement à des règles, des croyances qui déterminent et définissent l'échange, la rareté, ce qui a une valeur économique15. Ainsi, la perception de la gratuité, sa légitimité, et le partage concret entre le gratuit et le non-gratuit, se modifient au fur et à mesure qu'on se meut dans l'espace : des activités sociales, il paraît normal ou anormal que certaines activités soient gratuites ou ne le soient pas ; des catégories sociales, notamment lorsque des professions revendiquent ou contestent la gratuité pour certains biens et services qu'elles produisent ou consomment ; culturel, géographique, historique et symbolique (elle varie suivant la représentation qu'on en fait).

La gratuité plurielle

Le partage entre le gratuit et le non-gratuit ne peut donc reposer sur des lois « naturelles », puisqu'il dépend du contexte situationnel et culturel, des représentations et des manifestations complexes de la gratuité. La comparaison pertinente ne se situe d'ailleurs peut-être pas entre le gratuit et le payant, mais entre les différentes gratuités. Par exemple, la gratuité des services d'État, contrainte à la consommation et/ou à la production (impôt ou contribution forcée), diffère de celle des projets de la culture libre et ouverte, fondés sur le don et la réception volontaires et non contraints, l'ouverture et l'organisation en réseau.

Définissons pour mettre ce fait en évidence quatre types de gratuité : la gratuité naturelle (qui ne « résulte » pas de l'activité humaine), la gratuité contrainte (il y a obligation de donner et/ou de recevoir), la gratuité marchande (le bien ou le service sont fournis dans le but d'effectuer une transaction marchande) et la gratuité en réseau (la production et la consommation sont ouvertes, non contraintes, non-marchandes et non-hiérarchiques).

Comme le montre le tableau ci-dessous, la gratuité se manifeste à travers des formes très diversifiées, et parfois antagonistes16. Par exemple, la gratuité en réseau concurrence la gratuité de l'État, en fournissant des alternatives gratuites aux services publics, peu contrôlées, et en rendant certaines fonctions étatiques inutiles. De plus, elle réduit les rentrées fiscales, puisque les échanges ou transferts gratuits de biens et de services tarissent le volume des ressources disponibles via les taxes ou l'endettement.

Tableau : différentes formes de gratuité

ActivitéGratuité naturelleGratuité contrainteGratuité marchandeGratuité en réseau
AlimentationPlantes sauvages, cueilletteRationnementOffres pour fidéliser l'usagerJardins libres et ouverts
ÉducationApprentissage spontanéÉducation nationale, endoctrinementDocuments offerts dans un cours payantForums, Wikipédia, Wikiversité
CommunicationLangage vernaculaireDroit, comptabilité, propagande, spamsPublicité, informations sur l'échange (prix)IRC, forums, VHF, Citizen-band
MusiqueChant des oiseauxRadio dans la rue, externalités d'un concertDisque promotionnelBoxson
EspaceSol, territoireEspace publicGalerie marchandeTAZ, interstices17
LocalisationSens de l'orientation, repères naturelsCartographie IGN, pharesGoogle Map, enseignesOpenStreetMap, amers
LogementHabitat naturel, grottesFoyers sociaux, squatsLogement gratuit avec services payantsServices d'hébergement, éco-village

La gratuité en réseau dans le projet Wikipédia.

Examinons maintenant la croyance C2 à l'aune d'une observation du projet Wikipédia18. Wikipédia est un projet international visant à produire une encyclopédie en libre-accès. La gratuité y concerne : 1) l'accès à l'espace de publication qui est mis à libre disposition des internautes, 2) la participation qui se fait sans contre-partie sous la forme de dons monétaires – qui constituent les principaux revenus du projet Wikimédia qui gère les serveurs et la marque – ou de contributions éditoriales et régulatives, 3) la consommation puisque les contenus sont « librement » disponibles.

Le projet se fonde sur une économie du don, régulée par la gratuité en réseau, selon les principes suivants :

  • La non-rémunération. Les contributions sur Wikipédia ne donnent pas lieu à des compensations monétaires.
  • La « non-obligation ». Les wikipédiens ne sont pas contraints de contribuer pour rester dans le projet, ni dirigés (non-directivité) : on ne leur donne pas d'« ordre » de contribution, de tâches à effectuer et il n'y a pas de « ligne éditoriale ». Phénomène permis par l'absence de rémunération et de responsabilité directe vis à vis des usagers (à l'inverse de l'échange marchand).
  • L'ouverture et le libre accès aux biens et aux outils19. Il concerne les biens culturels, mis sous des licences permissives, l'espace de publication, et les outils de régulation sociale et technique, tels que les statuts – hormis certains statuts techniques : administrateurs, bureaucrates...20 –, les votes, les « modèles », etc.
  • Le consensus. Dans le principe, il doit réguler les prises de décision les plus variées. En pratique, le vote est favorisé.
  • L'horizontalité. Les wikipédiens sont en situation d'égalité pour le travail éditorial et régulatif (patrouilles IRC, repérage du vandalisme, etc.). En particulier, les pages wikis, centre du travail éditorial, peuvent être modifiées par plusieurs contributeurs.
  • Le pluralisme. Tous les points de vue, soit dans l'espace de régulation, soit dans l'espace de rédaction proprement dit, doivent être entendus.
  • La faible régulation. Le projet n'a pas de règles fixes, tout contributeur peut les remettre en cause et en proposer de nouvelles.

En somme, le projet fonctionne sans contrainte, sans rémunération et sans véritablement de hiérarchie. D'où une question qui est fréquemment posée : pourquoi les acteurs contribuent-ils dans ce contexte (caractère collectif des articles et absence de contre-partie monétaires et de contraintes) ? Question qui, en accord avec la croyance C1, rattache la motivation et le sens à l'action à un cadre interprétatif prédéterminé, à des éléments extérieurs qui transcendent l'action. Mais ce que montre l'observation du projet, c'est justement que la motivation et le sens de l'action ne peuvent être dissociés du contexte de l'action. Ils se construisent dans la pratique et dans l'interaction des contributeurs, entre eux et avec leur environnement, sur la base de croyances, de routines aussi riches que diversifiées. Chaque contributeur développe en effet ses propres motivations et invente ses propres comportements, ou les imite, dans une interaction complexe, et à chaque fois différente, avec l'outil et les autres contributeurs21. La dynamique des motivations est alors inséparable de la dynamique des pratiques et des croyances. Le tout interagissant de manière complexe.

La motivation construite dans la pratique

Prenons un exemple. L'observation de l'historique des contributions des wikipédiens inscrits sous pseudo montre que beaucoup d'entre eux passent des journées et des nuits entières à corriger des articles22. Vue de l'extérieur, cette tâche peut sembler rébarbative. Mais elle prouve surtout que les wikipédiens sont, bien qu'ils n'aient pas d'obligation de participer, particulièrement investis dans leur activité. Comment l'expliquer ? Peut-être justement par cette absence qui semble poser problème. Car c'est l'ouverture de l'outil, l'absence de contraintes, la souplesse régulative et la possibilité pour les contributeurs de participer à égalité à l'activité de régulation (prendre des décisions, initier des projets, réorganiser des espaces, etc.), qui leur permettent de se construire leur activité, leur propre sens à cette activité et surtout de s'approprier le projet. Ainsi, le partage des articles n'a pas « réduit » les motivations, il les a déplacées ; et, poussant les contributeurs à interagir, a induit des formes de régulation spécifiques, tout en créant le lien social essentiel pour la construction de la motivation collective et individuelle.

Car quelques soient les tâches que les wikipédiens accomplissent, sans obligations et statuts éditoriaux cloisonnés, chacun parvient à se construire un rôle et un espace privé qui lui permettent de s'investir pleinement dans la pratique. Tel le wikignome qui intervient discrètement dans des articles pour changer des points de détail, ou « wikifier » les articles ; le wikipompier, qui se fixe comme tâche de désamorcer les « guerres d'édition »23 ; le patrouilleur RC qui gère le vandalisme ; ou encore, le contributeur qui crée des articles de qualité. En sachant que tous ces statuts sont interchangeables, non contraints, modifiables et ouverts. Entendons par là qu'un wikipédien peut inventer de nouveaux statuts, une fonction ou imiter une pratique préexistante. La mise en place de projets, la participation aux décisions collectives, la répression du vandalisme, les discussions sur le bistro, le chat sur IRC, la participation aux listes de discussion, la promotion du projet, sont autant d'activités dans lesquelles le wikipédien s'investit, s'il le veut24.

La dynamique des motivations

En outre, ces motivations se construisent dans une pratique mouvante, où l'entrée et la participation dans le projet ne suivent pas une succession linéaire représentations → motivations → action, mais une trajectoire complexe25. Les motivations et les pratiques évoluent au cours du temps ; varient en fonction des wikipédiens et de leur progression dans le projet ; se construisent dans la pratique, dans l'expérience, dans l'interaction ; et se superposent dans différents plans26.

Dans la trajectoire individuelle, il y a d'abord une « phase de découverte » où le contributeur découvre le projet, les outils de travail, les motivations, les classements, les autres wikipédiens ; puis une phase de participation et éventuellement une phase d'abandon. Et tout au long de ces phases, les motivations se transforment. Durant la première phase, notamment, les wikipédiens découvrent et s'insèrent dans le projet pour améliorer des articles (corriger une faute d'orthographe, une erreur flagrante, les créer, les « désimpasser », etc.), par curiosité, par enthousiasme face au « concept », suite à un « surf » dans l'encyclopédie pour examiner la qualité des contributions, ou plus rarement, par conviction idéologique27. Ou pour d'autres motifs. Un wikipédien relate ainsi sa première expérience : « D'abord je me suis dit "eh! mais ça peut pas marcher, doit avoir plein d'articles mal foutus", puis en surfant "c'est dingue, ça a l'air pas mal malgré tout". J'ai commencé anonymement, en écrivant des conneries et en les admirant sur la page en me disant "et tout le monde peut lire ces conneries", mais depuis, je me suis calmé. » Point intéressant, c'est le « vandalisme » qui a motivé son entrée dans le projet, et le scepticisme qui a renforcé sa curiosité.

On voit donc que la motivation n'est pas liée à un vœu antérieur de participation : elle se fait dans la confrontation, l'interaction, et se construit progressivement. Contrairement à un postulat implicite dans les croyances C1 et C2, il n'y a pas d'antériorité des motivations sur l'action, des besoins sur la demande de participation, voire des représentations sur l'action. Certes, l'entrée dans l'activité est liée à la proximité avec d'autres « mondes », monde du logiciel libre notamment28, mais celle-ci influe surtout par le biais de l'imitation ou de la conversation qui permettent de prendre connaissance du projet et d'adhérer plus facilement à un certain nombre de normes micro-culturelles (ouverture, horizontalité, articles collectifs, consensus, gratuité, etc.).

Ensuite, les motivations se modifient quand l'acteur progresse dans le projet, qui lui-même, évolue au sein d'un contexte dynamique (et ces éléments interagissent). Les motivations initiales diffèrent alors de celles de la phases de participation, ou d'abandon29. Ou, pour être exact, une même motivation peut coloniser différentes phases, et une même phase peut inclure différentes motivations. Prenons la correction d'une faute d'orthographe. Elle n'obéit pas à une motivation unique, valable pour tous et dans tous les contextes. À l'intérieur d'une phase, elle peut être : « impulsive », le contributeur, habitué à corriger des fautes, en fait de même lorsqu'il en voit dans des articles ; coïncider avec la motivation d'écrire un article « propre » et sans fautes ou d'améliorer l'encyclopédie – elle est alors assujettie à une motivation plus vaste ; correspondre à une volonté d'augmenter son nombre de contributions sur le counter edit, etc. Mais les motivations et pratiques peuvent aussi s'étaler sur plusieurs phases, ou se transformer : au départ liées à l'écriture des articles, elles se déportent vers la chasse aux vandales, la progression dans la « hiérarchie » des statuts, l'aide à la résolution des conflits, la suppression des pages, etc.

La construction d'un sens à l'action

Il n'y a donc pas une trajectoire-type du wikipédien, mais des trajectoires-types qui se dessinent au fur et à mesure que les wikipédiens : interagissent et progressent dans les « classements », contribuant ainsi à les renforcer ; créent de nouvelles trajectoires en inventant de nouvelles pratiques, de nouveaux domaines de réflexion pertinents, de nouvelles problématiques, de nouveaux classements ; canalisent une partie de leurs comportements en produisant des règles. Cette diversité des classements accentue la pluralité des motivations. Car chaque contributeur peut s'inventer le sien et « nier » celui de l'autre. La construction de l'identité des wikipédiens découle alors d'un travail réflexif et réticulaire, fondé sur la gratuité en réseau. Les wikipédiens s'observent, se catégorisent et produisent de l'information sur leur encyclopédie et leur organisation sociale. Certains élaborent par exemple des statistiques sur le projet (en général via le Toolserver). Ils se positionnent ainsi dans le projet grâce à une « sociologie profane »30, développent leurs propres théories et représentations de l'évolution de l'encyclopédie et du projet, et construisent ainsi leur identité, leur positionnement par rapport au projet31.

Le projet mûrissant, on pourrait toutefois penser qu'il s'oriente vers une normalisation des classements. Mais examinons l'extrait suivant : « vous pouvez, sur Wikipédia, décerner des décorations pour remercier un contributeur dont vous appréciez particulièrement le travail. (...) Vous pouvez (...) décerner les décorations que vous voulez, selon votre goût, et à qui vous voulez. Ces décorations ne sont décernées qu'à titre personnel, et ne donnent pas d'indication sur l'avis de la communauté quant au travail d'un contributeur. Il s'agit simplement de remerciements bon enfant32. » On voit que ces lauriers ne constituent pas une récompense formelle, légitimée par une autorité. La valeur sociale de la contribution se construit sur le principe du don volontaire, volontairement reçu et sans contre-partie, et sur une interaction réticulaire, dynamique et mouvante. Bref, sur le principe même de la gratuité en réseau. La gratuité ouverte et non contrainte devient alors un fondement de la régulation, en conformité avec les pratiques de production et de consommation, et surtout, avec les croyances et les idéologies qui se construisent dans la pratique de l'activité.

Conclusion

L'examen du projet Wikipédia prouve que les ressorts de l'action ne se situent pas exclusivement dans la contre-partie monétaire ou dans la contrainte venant d'autrui. Tenir compte de ces seules caractéristiques est même un non-sens, puisque c'est justement leur absence qui permet de mettre en évidence et de comprendre la construction et les ressorts de l'action, qui passent par les interactions non-dirigées avec l'outil, les caractéristiques intrinsèques de l'activité, la richesse des interactions sociales, la construction de représentations complexes, etc.

Ce qui renverse la perspective, et amène à s'interroger, non plus sur la gratuité ou le don, mais sur l'énigme de la rémunération. Comment expliquer que le travail puisse être rémunéré et accompli dans un cadre hiérarchique et contraignant ? Comment la motivation peut-elle se maintenir dans un tel contexte ? N'est-ce pas lié à l'encadrement juridique et idéologique du travail non rémunéré qui le rend, dans bien des cas, illégal ou dévalorisant ?

Je prends cet exemple, sans l'approfondir, pour montrer tout l'intérêt qu'il y aurait à examiner notre rapport symbolique au travail en l'extrayant des présupposés que nous nourrissons à son endroit. Mais plus généralement, ce sont toutes nos représentations économiques qu'il faudrait extraire de ce champ idéologique33, et en particulier de celui de l'économie orthodoxe. C'est ainsi, peut-être, que nous pourrions mieux comprendre comment ces idéologies et ce sens commun délimitent notre vision du champ des possibles, et structurent ainsi notre réalité sociale, en légitimant, et construisant, ce que nous croyons qu'elles décrivent de manière neutre et distanciée.

Bibliographie

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  • FRIEDMAN David, Vers une société sans État, Paris, Belles Lettres, 1992.
  • GENSOLLEN Michel, « Économie non-rivale et communautés d'information », Réseaux, n°124, 2004.
  • GRASSINEAU Benjamin, La dynamique des réseaux coopératifs. L'exemple des logiciels libres et du projet d'encyclopédie libre et ouverte Wikipédia, Paris, Université Paris Dauphine, 2009.
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  • LAFFONT Jean-Jacques, Fondements de l'économie publique, Paris, Economica, 1988.
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  • TARDE Gabriel, La logique sociale, Paris, Félix Alcan, 1895.

Notes

1 Selon l'expression de Lebaron [2000]. Pour un examen plus approfondi des croyances économiques orthodoxes, cf. Bunge [1986] et Caillé [1989]

2 D'où la problématique soulevée par Lerner et Tirole [2002] à propos du logiciel libre : « pourquoi tant de programmeurs contribuent gratuitement à la production d'un bien public ».

3 Gensollen [2004] explique ainsi l'échec des communautés industrielles et le succès des communautés virtuelles, par des facteurs tels que : rendements décroissants, biens non-rivaux, faibles coûts de production.

4 Notamment dans la littérature micro-économique et libertarienne. Il y a trois cas de figure. 1) La « tragédie des biens communs » : si des biens rivaux non-durables sont présents gratuitement en quantité limitée, les consommateurs les épuisent – soit ils sont insatiables, soit ils espèrent les revendre. 2) La gratuité induit des externalités négatives, comme la pollution. 3) Le problème du passager clandestin (déduit de C2). Dans les deux premiers cas, il faut exclure l'accès universel à l'usage de ces biens par des droits de propriété [Friedman, 1992, Laffont, 1988].

5 Pour des données empiriques plus détaillées, cf. Grassineau [2009].

6 Voir le projet à but non lucratif CouchSurfing.

7 J'évoquais récemment le problème avec une participante qui me déclarait : « c'est le monde à l'envers ». Mais précisément, comment distinguer l'envers de l'endroit ?

8 J'ai pu l'observer dans une zone que des squatteurs avaient créées dans une rue de La Rochelle, incluant des biens de bonne qualité, parfois neufs : il y a eu une seule demande de biens et la personne intéressée a insisté pour payer.

9 D'où le rituel du franc symbolique qui permet de rester à l'intérieur de l'échange marchand, tout en occultant la valeur économique des biens échangés.

10 Les contenus ne sont pas non plus intrinsèquement non-excludables. En témoignent les stratégies des firmes qui opèrent sur le réseau pour augmenter l'excludabilité des biens ou services qu'elles commercialisent.

11 Influence déterminante des fondateurs du réseau et de la contre-culture, vide juridique, etc.

12 Bookcrossing, réseau de passe-livres, RHIEN, réseau d'hébergeurs gratuits de sites internet, Vélorution, ateliers associatifs de réparation ou de dons de vélos, etc.

13 Sur cette méthodologie, cf. Schütz [1998].

14 On peut inclure des paramètres comme : volonté ou non de donner ou recevoir, connaissance ou non du transfert, du receveur, de ce qui est transféré, représentations mutuelles du transfert, don qui répond ou non à une demande, etc.

15 Sur cette conception de la valeur économique, cf. Tarde [1885].

16 Cf. Demazière et al. [2008].

17 Cf. Bey [1997].

18 Pour la méthodologie, cf. Grassineau [2009].

19 À différencier de la gratuité, puisqu'un bien peut être gratuit mais en accès limité.

20 Contributeurs dotés d'un statut technique, mais sans pouvoir décisionnel. Ils exécutent les décisions collectives (prises en général par vote) ou les requêtes des contributeurs.

21 Cf. Tarde [1895].

22 Pour prendre en compte le phénomène, les wikipédiens ont inventé des termes, une symptomatique et des remèdes. Un wikipédien « accroc », un wikipédiholique, doit faire un « wikibreak », au risque d'engendrer du « wikistress ».

23 Guerre d'édition. Conflit ouvert et intense entre des éditeurs au sujet du contenu qui doit être édité.

24 Hormis les statuts techniques qui peuvent être supprimés en cas d'inactivité durable.

25 Cf. Strauss [1992].

26 Sur les aspects théoriques de cette position, cf. Bunge [1986] et Lakoff et Johnson [1985].

28 [Grassineau, 2009].

29 Pour une théorisation de la défection, cf. Hirschman [1995].

30 Cf. Schütz [1998].

31 Cette sociologie se retrouve dans des essais qui expriment le point de vue des contributeurs, et dans les philosophies : inclusionnisme, darwikinisme, etc. La sociologie qui est produite dépend alors du domaine conceptuel transposé, jeux de rôle, conflit politique, biologie, etc. Cf. Lakoff et Johnson [1985].

33 Je renvoie sur ce point à Chanial [2008].



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