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La recherche citoyenne Auteurs: Benjamin Grassineau (voir aussi l'historique) Création de la page: 15 mai 2013 / Dernière modification de la page: 28 janvier 2025 / Créateur de la page: Benjamin Grassineau
Résumé:
La recherche citoyenne, ou recherche amateure, est une recherche pouvant être conduite, en partie ou en entier, par des amateurs ou des non professionnels (les citoyens1) qui peuvent intervenir, à plusieurs niveaux, et activement, dans le processus de recherche: analyse des données, production des données, expérimentation, diffusion, orientation, etc. A priori, la recherche amateure s'oppose à la recherche professionnelle ou recherche académique. Mais on peut en fait distinguer quatre cas en fonction de la nature du partage des rôles et du niveau d'exclusion.
Notons que la recherche ouverte n'est pas forcément une recherche non-marchande. A. Problématisation et délimitation de la recherche citoyenne.Cette définition pose trois grandes questions. Passons rapidement sur la première. I. Que faut-il entendre par amateur ?Pour simplifier, nous dirons qu'il s'agit d'une personne qui, tout en pratiquant occasionnellement ou en continu une activité de recherche, n'est pas socialement désignée comme "chercheur professionnel" ou "savant de métier". En sachant que trois critères définissent la qualité de chercheur professionnel dans les sociétés industrielles "modernes":
II. Quelle est la nature et l'intensité de la participation des amateurs au processus de recherche ?Les réponses diffèrent, et peuvent refléter les coopérations qui se sont effectivement mises en place3. D'une manière générale, la participation peut concerner trois dimensions: 1. Les différents stades de la recherche.
2. Les processus de décision.
3. L'accès aux outils de recherche.
Ce qui donne un vaste éventail de combinaisons possibles:
A quel niveau se situe la recherche citoyenne ? Un certain flou persiste. Introduisons donc deux critères pour mieux la situer par rapport à un idéal type:
Lorsque la participation des amateurs est limitée à une simple exécution (par exemple, la collecte de données), l'ensemble des décisions restant dans les mains des professionnels, on parle plus volontiers de recherche collaborative. III. Qu'entend-on par recherche scientifique ?Question ayant suscité de nombreux débats, mais qui demeure sans réponse. Sur le plan épistémologique, il n'y a pas de critères absolus permettant de discriminer entre science et non science, et, sur le plan socio-historique, les frontières de la science sont mouvantes et liées au processus de professionnalisation du savoir. De plus, quelque soit la démarche retenue (épistémologique, historique ou sociologique) les débats ont trois limites:
En d'autres termes, on sait ce qu'est la science, mais uniquement à partir du moment où elle a été produite par des scientifiques professionnels et qu'elle a été socialement reconnue comme science. Il existe pourtant une troisième voie qui consister à appréhender la recherche scientifique (idées, expérimentation, diffusion des expériences, etc.), comme un processus assez banal, tant au niveau individuel qu'au niveau collectif.
Il semble donc qu'il n'y ait rien, dans l'absolu, qui justifie, d'un point de vue épistémologique, la séparation entre recherche professionnelle et recherche amateure, et encore moins, de la calquer sur la polarisation recherche scientifique / recherche non-scientifique. On doit seulement admettre que cette scission est la résultante d'une dynamique historique particulière. B. Réponses aux critiques adressées à la recherche amateure.Ceci étant admis, examinons les critiques qui sont adressées à l'encontre de la recherche amateure. Trois sont récurrentes et portent sur les points suivants:
Pour éviter des débats trop techniques, j'appuierai les réponses à ces critiques sur une comparaison entre l'activité de recherche et l'activité musicale. I. Qualité et incitations.Dans cette perspective, un premier constat s'impose. Au fond, défendre la recherche citoyenne consiste seulement à revendiquer le droit de jouer et d'écouter de la musique sans passer par le conservatoire ! Rien de plus ! Et, reconnaissons-le, si la musique devait se résumer à la "musique classique", nous n'aurions jamais connu la diversité des styles, des critères, des finalités de la musique populaire. Exit le raï, le rock, le reggae, la techno, et l'extrême diversité des pratiques, des formes d'échange et des finalités qui les accompagnent, au profit d'une musique académique, réservée à des spécialistes, et devant être enseignée de manière formelle, écrite, plus ou moins par la contrainte, à des personnes ignorantes. Certes la musique académique (classique) n'est pas morte, mais rares sont ceux qui lui accordent encore un crédit aussi fort que celui qu'on attribue à la recherche académique. En particulier, définir ce qu'est la musique, et ce qu'est la bonne musique, n'est pas du ressort exclusif de la musique académique et de ses adeptes. S'ils s'arrogeaient un tel droit, ils seraient bien évidemment juges et parties... Pourquoi n'en irait-il pas de même pour la recherche (ou science) professionnelle ? On en est loin ! Car le pouvoir de celle-ci ne se limite pas au champ de l'évaluation. Elle dispose d'un pouvoir coercitif, d'un rôle de police de la connaissance, selon l'expression consacrée par Feyerabend13, bien plus puissant que celui de la musique classique sur son propre champ... Elle dispose en fait, d'un quasi-monopole sur les outils de production, de légitimation et de diffusion du savoir dit "scientifique". Continuons. Un des arguments avancé par les défenseurs de la recherche professionnelle, ou par les adversaires de la recherche amateure, est "qu'il faut bien rémunérer les chercheurs, pour permettre la recherche d'exister, et surtout, pour garantir l'indépendance de la recherche". Car, dit de manière vulgaire, "il faut bien se nourrir". Pourquoi cet argument sonne faux ?
Cette comparaison constitue déjà en soi une réponse à la question supposée de l'incitation, voire même à celle de la qualité de la recherche. Si, en effet, on définit la recherche comme un processus pratique et discursif de validation collective par la preuve, de faits observés de manière inédite, alors, il n'y a guère de raisons de douter de la qualité de la recherche amateure dans de domaines aussi variés que le parapente et la navigation. Les amateurs observent les faits, les rapportent dans des ouvrages collectif, et en débattent. Le problème, bien sûr, peut se poser s'il n'y a plus de débat possible. Mais c'est justement dans la science professionnelle que le débat critique est le plus difficile. Pour des raisons qui ont été bien mises en évidence par des épistémologues et des sociologues des sciences: caractère fermé du milieu scientifique, difficulté à accéder aux outils de réfutation pour un simple amateur, aspect contraignant et vertical de l'enseignement scientifique, etc.14 Ambivalence de la science professionnelle, à la fois critique et autoritaire15 qui a pour conséquence de rendre la falsification des propositions presque plus complexe dans les sciences conventionnelles que dans les "pseudo-sciences". II. Finalités et financement du travail de recherche.Il reste à examiner la question des finalités et du financement de la recherche scientifique. A cet endroit, on peut penser que la comparaison avec la musique trouve ses limites. Les coûts de production et les finalités de la science étant socialement bien plus "élevés". Mais est-ce vraiment certain ? Pas sûr, déjà, en ce qui concerne les sciences humaines et sociales... Mais sans entrer dans le débat sciences dures / sciences molles, trois questions de fond peuvent être posées. La première, à laquelle il est impossible de répondre objectivement, est de savoir si les "progrès scientifiques" actuels auraient pu être réalisés dans le cadre d'une science amateure, et s'ils pourraient l'être dans le futur. Les opinions diffèrent, mais poser la question, c'est déjà remettre en cause une tradition historique solidement établie et révélatrice d'une conception élitiste et professionnelle de la science. Car, pendant longtemps, cette question ne s'est même pas posée. Il allait de soi que la science avait été développée par des grands noms, dont on retraçait l'anthologie, en tissant des connexions entre eux, parfois hasardeuses... Ce n'est que tout récemment, que les historiens des sciences ont mis en évidence le rôle prépondérant des amateurs et de la science populaire tout au long de l'histoire de la science, et les percées que la science populaire a pu réaliser, parfois envers et contre la recherche académique 16. La deuxième question porte sur la détermination de ces finalités. Si, comme nous l'avons vu pour la musique, les finalités peuvent être nombreuses, pourquoi n'en irait-il pas de même pour la recherche scientifique ? Et deuxième question, pourquoi les citoyens ne seraient-ils pas à même de déterminer, par eux-mêmes, les bonnes et mauvaises finalités de la science ? En outre, l'indépendance économique ne serait-elle pas la garante, précisément, des finalités indépendantes et citoyennes ? Enfin, troisième question: telle qu'elle est actuellement conçue, la recherche scientifique, fondée sur le modèle de la Recherche et Développement, correspond-elle mieux aux finalités citoyennes ? Répondre à cette question nécessiterait de définir de telles finalités. Tâche intrinsèquement impossible. Mais on peut tout de même souligner plusieurs points.
III. Le problème de l'acquisition des outils.Il n'empêche. Quand bien même on rejette toute l'argumentation sur les finalités, la qualité et l'incitation, l'argument du financement des outils de recherche reste difficile à contrer. La recherche scientifique, en particulier dans des secteurs comme la physique, la biologie ou la recherche médicale, nécessite des outils dont l'usage, la fabrication et la maintenance coûtent chers. De plus, l'usage de ces outils ayant des conséquences potentiellement dangereuses, il est risqué, voire impensable, d'en laisser l'accès ouvert aux citoyens et/ou aux amateurs. Argument tenace mais qui n'en est pas moins limité. Tout d'abord, quand on parle de coûts, il faudrait savoir lesquels sont réellement incompressibles, et lesquels sont superflus, ou liés à la professionnalisation de la recherche scientifique - ce qu'on pourrait appeler les "coûts professionnels". Parmi ces derniers, il y a déjà les coûts de diffusion. C'est flagrant pour les coûts de publication, les colloques, les conférences, etc. qui relèvent pour l'essentiel de l'ordre du rituel ou du symbolique. Dans la mesure où la diffusion peut désormais être numérisée, ceux-ci devraient être dérisoires. Pourtant, ils n'ont probablement jamais été aussi élevés. Qu'en est-il, par ailleurs, des coûts de production, qui demeurent, à priori, les seuls coûts incompressibles ? Distinguons deux cas. En ce qui concerne les sciences humaines et sociales, ils sont quasiment nuls, ou du moins, assumés par les pouvoirs publics: archivage, bibliothèques, etc. En ce qui concerne les sciences "dures", on peut déjà remarquer la composante notable que constituent les coûts professionnels immatériels: administration, procédures légales, etc. Certes, ce n'est probablement pas une composante majeure lorsqu'il s'agit de construire un accélérateur de particules, néanmoins, ce n'est pas négligeable, surtout en terme de volume horaire de travail. Pour autant, le fait persiste. L'acquisition de certains outils est potentiellement lourde économiquement. C'est effectivement un problème. Et je me contenterai ici de quelques pistes de réflexion.
ConclusionTous ces arguments prouvent à quel point il est légitime, scientifiquement et socialement parlant, de revendiquer une pratique citoyenne et amateure de la recherche scientifique. On conçoit alors toute l'importance qu'il y a à oeuvrer au développement des outils techniques et symboliques nécessaires au à son développement. Car même s'ils existent déjà en partie, il paraît fondamental de les soutenir. A condition de le faire, le plus indépendamment possible de la recherche professionnelle. Cela afin de garantir l'intégrité, l'indépendance et la liberté de pratiquer de la recherche en amateur. Problème central, semble-t-il, car depuis peu, de nombreuses structures issues de la science professionnelle tentent d'intégrer les initiatives existantes de la science amateur, afin d'alléger les coûts de fonctionnement croissants qu'elles ont à supporter (on parle parfois de science collaborative). Rapprochement délicat qui, risquerait bien, à terme de conduire à une professionnalisation rampante de la science citoyenne et limiterait, de ce fait, sa portée politique et épistémologique. Notes1 Le terme est inadéquat, mais a été banalisé... ⇑ 2 On pourrait également rajouter le critère "reconnu par les pairs" ou "reconnu par sa communauté", mais c'est un critère bien vague et partial, sans doute introduit par les professionnels pour protéger leur profession ! ⇑ 3 Dans le domaine francophone, voir par exemple telabotanica, et son programme de science participative. Voir également: "Sciences participatives et biodiversité", Les livrets de l'Ifrée, n°2.; Le CERN soutient l'Année européenne du volontariat à travers le Centre citoyen de cyberscience; Gilles Boeuf, Yves-Marie-Allain et Michel Bouvier, Rapport remis à la Ministre de l'Ecologie, Janvier 2012, L'apport des sciences participatives dans la connaissance de la biodiversité ; Romain Julliard, "Le grand public peut-il recenser la biodiversité ?", La Recherche. ⇑ 4 En opposition au financement public ⇑ 5 Projet SETI par exemple. Sur la collecte, voir référence plus haut. Voir également: Surveillance de la grippe : lancement d’un site Internet participatif ⇑ 6 On pourra consulter sur ce sujet Philippe Chavot et Anne Masseran, « (Re)penser les sciences et les techniques en Europe », Questions de communication [En ligne], 17 | 2010, mis en ligne le 01 juillet 2012, consulté le 18 septembre 2012. URL : http://questionsdecommunication.revues.org/366 ⇑ 7 A l'exception d'expériences qui prennent l'être humain comme sujet d'étude et qui nécessitent que celui-ci ne soit pas, momentanément, au courant de l'expérience ⇑ 8 Voir Clifford C., Une histoire populaire des sciences, L'échappée, 2001, ainsi que la note de lecture de Benoît Giry, qui apporte des renseignements complémentaires. Benoît Giry, « Clifford D. Conner, Histoire populaire des sciences », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2011, mis en ligne le 23 mai 2011, consulté le 18 avril 2012. ⇑ 9 On peut s'interroger, alors, sur les spécificités de la recherche professionnelle. Pourquoi une partie de la recherche scientifique est-elle accomplie à l'intérieur des institutions ? Ce n'est pas le lieu de répondre à cette question, mais il semble qu'on puisse raisonnablement poser deux hypothèses: 1. C'est lié à une conjoncture historique: le développement des universités, la naissance des sociétés savantes, le déni de la culture populaire, etc. 2. C'est en grande partie lié à l'intervention des pouvoirs publics et du marché dans la recherche scientifique (brevets, recherche militaire, etc.). ⇑ 10 Ce qui peut nuire à la recherche citoyenne, d'une part, par un effet d'éviction, d'autre part, par le fait que le débat est exclusivement centré sur les niveaux de financement et les modalités de la recherche professionnelle. ⇑ 11 Sur cette opposition, on pourra lire avec profit: Bernadette Bensaude-Vincent, L'opinion publique et la science à chacun son ignorance, Sanofi/Synthélabo, 2000. ⇑ 12 Ce sont probablement les deux arguments les plus fréquents. ⇑ 13 Paul Feyerabend, La science en tant qu'art, Fayard, 2003. ⇑ 14 Sur ce sujet, voir Paul Feyerabend, Une connaissance sans fondements, Dianoïa, 1999 ⇑ 15 Bernadette Bensaude-Vincent, L'opinion publique et la science, à chacun son ignorance, Institut d'édition Sanofi-Synthélabo, 2000 ⇑ 16 Clifford C., idem ⇑ 17 Par exemple, les physiciens de métier seraient les seuls réellement capables de comprendre pourquoi il faut financer de coûteux projets de recherche sur l'observation des ondes gravitationnelles. ⇑ 18 Simone Weil soulignait déjà le problème dans les années 1940 dans son ouvrage L'enracinement. ⇑ 19 Voir par exemple cette liste de projets de calculs distribués ⇑ Catégories: Définition / Recherche conviviale
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