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Anarchisme épistémologique et relativisme démocratique

Auteurs: Benjamin Grassineau (voir aussi l'historique)
Création de l'article: 2007
Etat de la rédaction: finalisé
Droit de rédaction: ouvert
Licence: Licence culturelle non-marchande


Création de la page: 17 décembre 2019 / Dernière modification de la page: 21 novembre 2024 / Créateur de la page: Benjamin Grassineau



Résumé:






« Prêtres, professeurs, maîtres, vous vous trompez en me livrant à la justice. Je n'ai jamais été de ce peuple-ci; je n'ai jamais été chrétien; je suis de la race qui chantait dans le supplice; je ne comprends pas les lois; je n'ai pas de sens moral, je suis une brute : vous vous trompez... Oui, j'ai les yeux fermés à votre lumière. »1.

Par ces quelques phrases, Rimbaud exprime toute la révolte de l'individu moderne contre le pouvoir des institutions. Mais – et c'est là peut-être un des paradoxes de sa vie tourmentée – ce sont pourtant ces mêmes institutions qui offrent à Rimbaud son pouvoir de contestation. Ce sont elles, aussi, qui feront de sa parole une parole sacrée. Étrange force, donc, des institutions modernes qui parviennent, comme dans Substance mort, l'une des œuvres clés de Dick (1979), à donner aux individus à la fois le pouvoir de les détruire et de les reproduire. Paradoxe, car destruction et reproduction s'y soutiennent mutuellement. L'institution se perpétue grâce à la critique, en la transmutant en une force immunisante, en une énergie de régénération qui alimente le spectacle d'un combat simulé contre un ennemi factice, qu'elle contribue en réalité à produire. Aussi, l'individu, agent manipulé, contrôlé ou exclu par les institutions, est-il condamné à reproduire ce qu'il prétend vouloir détruire ou transformer.

Peut-on alors encore espérer que les institutions, comme le souhaitait Illich (1980), redeviennent des outils conviviaux, mis au service de l'être humain, et ne soient plus des institutions hiérarchisées et manipulatrices visant exclusivement à assurer leur propre reproduction ? La réponse à une telle question est peut-être tout entière contenue dans ce court extrait de l'oeuvre de Rimbaud : la principale faiblesse de l'institution est qu'elle perd son pouvoir dès lors qu'on « ferme les yeux à sa lumière ». C'est par cette voie, et seulement par elle, que Rimbaud trouve un échappatoire. Il ne tente pas de contester l'institution, il la nie, il la « dévalue », il l'ignore, il en rejette la valeur. À tel point qu'il choisit de vendre des armes en Abyssinie, lui l'enfant prodige, plutôt que de faire carrière ! En somme, il crée sa propre lumière... Et peu importe si celle-ci ne brille qu'à ses propres yeux. Ce faisant, Rimbaud dévoile aussi ce par quoi les institutions créent et perpétuent leur pouvoir : l'imposition d'une échelle de valeur, d'une loi, d'un classement, d'une évaluation. Valeur du patrimoine, valeur du statut social ou, si l'on va dans le sens de la généralisation effectuée par Tarde (1902), valeur conférée par l'opinion. Car tel est, comme le notait La Boétie (1976) dès le XVIe siècle, le centre du pouvoir institutionnel et politique : l'opinion.

Certes, mais cette opinion, où se construit-elle, où se stabilise-t-elle, d'où se diffuse-t-elle, où donc se met-elle à l'abri des opinions contradictoires ? De nos jours, la réponse est simple. Le principal lieu où cette police de l'opinion produit, légitime et applique son pouvoir coercitif, se situe dans les universités privées ou publiques (Feyerabend, 2003). L'opinion se produit, se légitime, s'immunise et se sclérose dans ces lieux fermés, où le savoir est mis sous contrôle, accaparé par des élites intellectuelles, professionnelles et scientifiques, avant d'être diffusé, plus ou moins de force, dans le corps social. Diffusion de l'opinion qui n'a rien de philanthropique, puisqu'elle vise essentiellement à augmenter le pouvoir de ceux qui en tire des bénéfices. Par conséquent, si l'on veut remettre en cause les institutions, ce n'est pas tant la nature du savoir, sa valeur, qu'il importe de transformer, mais les outils et circuits de diffusion qui permettent la production, la stabilisation et la diffusion de l'opinion, et de la valeur qui en résulte.

Feyerabend avait parfaitement saisi cette difficulté. Le scientifique ou le politicien – qui ne sont pour lui pas fondamentalement différents – ou encore le sociologue, qui tentent de lutter contre l'institution en contrôlant les postes-clés afin d'imposer leurs idées à travers elle, ne sont nullement les ennemis des institutions. Ce sont des ennemis des doctrines adverses, et par extension, des « ennemis du peuple » qui devra, sous peu, adhérer de gré ou de force à leur doctrine. En ce sens, ils agissent pour leur propre intérêt et souvent contre l'intérêt du « peuple ». Et celui qui tire son pouvoir de la diffusion de ses idées, ne peut être fondamentalement démocrate. Telle est donc la première voie de la libération. Détruire la valeur de l'institution, afin de briser ou d'écourter les ramifications par lesquelles elle déploie son pouvoir. La seconde est d'ouvrir les portes de l'institution, de rendre public, ouvert à tous, les circuits et outils jusqu'alors accaparés par des groupes d'intérêts idéologiques ou économiques, afin de démocratiser le processus de construction de la valeur. D'un côté, il y a donc le processus de négation de l'institution, qu'on retrouve déjà chez Feyerabend dans Une connaissance sans fondements (1999), mais qui ne sera réellement formalisé en doctrine qu'avec l'anarchisme épistémologique ; de l'autre, il y a le processus de réappropriation de l'institution par les citoyens, que Feyerabend systématise dans le relativisme démocratique. Doctrine politique où s'affiche la volonté de transformer une institution de la domination en une institution ouverte, mise au service des citoyens. Nous présentons dans cet article ces deux doctrines successivement.

L'anarchisme épistémologique selon Paul Feyerabend.

L'anarchisme épistémologique est une idéologie2. Elle prône un rejet radical de toute forme d'autoritarisme intellectuel (imposition de méthodes, de manières de voir, censure, etc.) et de la légitimité des pouvoirs institutionnels fondés sur la monopolisation d'un savoir par des spécialistes ou des professionnels, ou sur l'application d'une idéologie unique. Notons que chez de nombreux auteurs et dans certains milieux artistiques3, on retrouve certains traits constitutifs de l'anarchisme épistémologique. Il est donc clair que cette idéologie existait de façon informelle depuis fort longtemps. Feyerabend n'ayant fait que « formaliser » une attitude d'esprit assez ancienne.

Rejet du falsificationnisme et science anarchiste.

Le point de départ de la critique de Feyerabend est sa remise en cause du falsificationnisme. Toutefois, Feyerabend ne rejette pas nécessairement la méthode falsificationniste. Sa critique concerne en fait :

  • Le monopole qu'elle a acquis – au moins en théorie – dans le domaine scientifique, et sa prétention à s'imposer comme l'unique méthode légitime. Or, il existe, nous dit Feyerabend, une très grande variété de méthodes différentes adaptées à des contextes scientifiques et sociaux toujours différents.
  • La place que le falsificationnisme accorde à la science, en en faisant l'unique source de savoir légitime, et le fondement d'une connaissance universelle censée dépasser les clivages culturels et communautaires.
  • Le manque de pertinence empirique des rationalistes critiques lorsqu'il s'agit de décrire le monde scientifique et les évolutions des discours et des pratiques scientifiques (Feyerabend, 1988, pp. 340-342).

Cette dernière critique porte sur divers points qu'on peut regrouper en deux grands ensembles :

  • Le falsificationnisme ignore ou sous-estime les liens qui existent entre les sphères politiques et sociales et la sphère du savoir scientifique. Dès lors, partant d'une image tronquée et simpliste du scientifique et de son environnement institutionnel, il débouche sur un modèle abstrait qui ne correspond que de très loin à la réalité, et qui ignore l'importance de la diversité des pratiques scientifiques, le rôle de la communication du savoir, de la sensibilité artistique et émotionnelle, et même de l'irrationalisme dans l'élaboration du savoir scientifique (idem, pp. 156-177; p. 343).
  • L'accumulation des théories ne suit pas un schéma évolutionniste. Pour le démontrer, Feyerabend développe trois grandes familles d'arguments.
    • La science n'évolue pas suivant un schéma de progression linéaire et cohérent, dans lequel une théorie plus performante en remplace une autre moins performante. Elle se transforme, mais en suivant de longues ou brèves phases de désordres, qui rompent avec la rigidité institutionnelle et qui instaurent un état d'anarchie où les fondements traditionnels d'une ou plusieurs disciplines sont remis en cause, et où des théories dominantes sur le plan institutionnel laissent place à une prolifération de théories variées, qui se juxtaposent, s'allient, collaborent ou entrent en conflit.
    • Durant les phases de désordres ou d'accalmie, des théories fausses peuvent être acceptées, des théories non prouvées également, de même que des théories non réfutables. En outre, la sélection des théories est loin de se plier à un schéma de réfutation « binaire ». Une théorie qui ne correspond pas aux faits peut être conservée pour diverses raisons, souvent « non-scientifiques », et la réfutation de certaines propositions au sein de la théorie n'implique pas nécessairement le rejet de la théorie dans son ensemble. Par exemple, les scientifiques peuvent s'accrocher à des théories périmées, quitte à plier les faits pour les conserver.
    • D'anciennes théories peuvent être remises au goût du jour, des théories récentes peuvent être rejetées au profit d'anciennes4 et généralement, plusieurs théories sont présentes simultanément : des scientifiques continuent à croire à des théories jugées fausses par la majorité des chercheurs, ou à incorporer des faits dans leurs théories qui s'appuient sur des théories sous-jacentes plus anciennes5 –, le refus de toute autorité qui se fonde sur le prestige intellectuel, la défense de l'égalité et de la liberté d'expression, ceci même pour les pensées les plus extravagantes. L'anarchisme épistémologique est donc une théorie politique contestataire, qui s'institue contre la domination politique, en déniant dans ses fondements mêmes (c'est-à-dire dans ses fondements idéologiques), l'autorité de tout pouvoir intellectuel ou politique.

Pour Feyerabend, l'anarchiste épistémologique est donc l'individu dressé contre le dogme. Celui qui refuse la dictature de la pensée unique et le savoir homogène. Celui qui refuse tout principe ou règle absolue qui préside à l'élaboration du savoir. Il est celui qui se dresse contre le pouvoir intellectuel; il est « l'individu contre l'idéologie ». Et de ce point de vue, l'anarchiste épistémologique ne se dresse pas seulement contre la religion et les croyances populaires, il combat également – si il le souhaite – toutes les valeurs à prétention universelle, tels que le rationalisme, l'humanisme, le scientisme, la morale, l'objectivisme, la croyance dans le bien-fondé de la position sociale des élites, le « droit naturel »6, etc. Théoriquement, il n'exclut donc pas un nihilisme radical, mais il n'y adhère pas non plus nécessairement. Notons que Stirner avait déjà posé les fondements d'une telle attitude d'esprit au XIXe siècle. Selon lui :

Ceux qui s'agitent pour les intérêts sacrés se ressemblent souvent fort peu. Combien les orthodoxes stricts ou vieux croyants diffèrent des combattants pour « la Vérité, la Lumière et le Droit », des Philalèthes, des amis de la lumière, etc.! Et cependant rien d'essentiel, de fondamental ne les sépare. Si l'on attaque telle ou telle des vieilles vérités traditionnelles (le miracle, le droit divin), les plus éclairés applaudissent, les vieux croyants sont seuls à gémir. Mais si l'on s'attaque à la vérité elle-même, aussitôt tous se retrouvent croyants, et on les a tous à dos. (...) « Vérité, Morale, Droit » sont et doivent rester « sacrés ». (...) L'hérétique contre la croyance pure n'est plus exposé, il est vrai, à la rage de persécution de jadis, mais celle-ci s'est tournée tout entière contre l'hérétique qui touche à la morale pure. (Stirner, 2002, p. 48).

Ce qui le conduit à rejeter toute forme de soumission à un savoir.

Tout être supérieur, Vérité, Humanité, etc., est un être au-dessus de nous. Il nous est étranger; c'est là un signe auquel nous reconnaissons ce qui est « sacré ». (...) Ce qui m'est sacré ne m'appartient pas; si la propriété d'autrui, par exemple, ne m'était pas sacrée, je la regarderais comme mienne et ne laisserais pas échapper une occasion de m'en saisir (...) Entendre uniquement par révélées les « vérités religieuses » serait absolument erroné, ce serait méconnaître complètement la valeur du concept « être supérieur ». Les athées tournent en dérision cet être supérieur auquel on a voué un culte sous le nom d'« être suprême », et réduisent en poussière l'une après l'autre toutes les « preuves de son existence », sans remarquer qu'eux-mêmes obéissent ainsi à leur besoin d'un être supérieur, et qu'ils ne détruisent l'ancien que pour faire place à un nouveau. À côté d'un individu humain, l'« Homme » n'est-il pas un être supérieur ? Et les Vérités, les Droits, les Idées qui découlent de son concept ne doivent-ils pas, comme révélations de ce concept, être respectés et tenus pour sacrés ? (Stirner, 2002, pp. 42-43).

La conséquence en est que l'anarchiste épistémologique n'hésite pas à adopter des positions variables et contradictoires sur un même sujet. Et il refuse tout autant les prises de position dogmatiques, que la soumission à certaines normes qui structurent les milieux intellectuels – comme celle qui veut qu'un chercheur ou un penseur conserve des positions identiques à propos d'un même sujet (Feyerabend, 1988, p. 241). Car en effet, il peut très bien avoir des objectifs stables ou changeants; et il est, en tant qu'individu libre, le seul qui soit à même d'en décider. Aucune institution, aucune idéologie qu'elle soit politique, religieuse ou scientifique, ne saurait lui imposer une marche à suivre ou lui dicter une manière de penser. La raison en est que l'anarchiste épistémologique n'a pas de loyauté durable ou d'aversion durable envers quelque institution ou quelque idéologie que ce soit. Il peut chercher à les défendre ou à les supprimer (idem, p. 207). Il est versatile. Il n'a pas nécessairement de certitudes politiques ou idéologiques, et si il en a, il peut en changer du jour au lendemain (id., p. 208). De plus, une fois qu'il s'est choisi un but, un anarchiste épistémologique n'acceptera pas qu'on le force à adopter telle ou telle méthode pour l'atteindre. Il pourra tenter de le faire grâce à sa raison, ou bien grâce à son émotion. Et il n'y a pas de conceptions suffisamment absurdes ou immorales qu'il devrait ou ne devrait pas prendre en compte. Certes, si il se peut qu'il s'oppose aux normes universelles, aux lois universelles, aux idées universelles qu'on cherche à lui imposer - comme la vérité, la justice, l'honnêteté, et la raison - ainsi qu'aux comportements qu'elles engendrent, il se peut tout aussi bien qu'il agisse comme si il croyait que de tels universaux existaient (id., pp. 208-210)7.

Il reste qu'une fois qu'il a énoncé sa doctrine, l'anarchiste épistémologique peut vouloir la diffuser – mais il peut tout aussi bien la garder pour lui-même. Ses « méthodes de vente » dépendront alors de son bon vouloir, et des liens qu'il entretient avec le « public ». Il le fera en prenant appui sur des réseaux, des institutions, ou pourquoi pas, en solitaire. Il n'y a pas de contraintes ou de méthodes universelles à cet égard (id., p. 219). Mais étant profondément opportuniste, l'anarchiste épistémologique n'hésite pas à s'inscrire dans un environnement concurrentiel. Il diffuse ses idées tel un homme d'affaires, ou au contraire, les garde pour lui à la manière d'un artiste maudit ! Il n'est pas plus opposé à la concurrence des idées, qu'à la coopération intellectuelle. L'anarchiste épistémologique peut utiliser les institutions, mais il peut également les ignorer royalement, fonder des institutions parallèles, écouter avec attention et sérieux les paroles d'un fou… ! De plus, il ne se limite pas à l'activité artistique, car son champ d'action est la connaissance, et par conséquent, il peut s'engager subitement dans une activité quelconque et remettre en cause ses fondements sans rien y connaître. Comme le note Stirner : « Que m'importe que ce que je pense et ce que je fais soit chrétien, que ce soit humain on inhumain, libéral ou illibéral du moment que cela mène au but que je poursuis, du moment que cela me satisfait, c'est bien. Accablez-le de tous les prédicats qu'il vous plaira, je m'en moque. » (Stirner, 2002, pp. 275-276).

Cette vision radicale du savoir, qui ne peut finalement être que relatif, cette conception libertaire de l'homme de science qui le porte, et qui, par son attitude intéressée ou altruiste, par ses convictions rationnelles ou irrationnelles, crée une science qui le dépasse et qu'il ne peut enserrer dans des règles, des méthodes ou des institutions durables, rapprochent selon Feyerabend, l'anarchiste épistémologique du dadaïste (Feyerabend, 1988, p. 208). Tous les deux ont en effet en commun de n'avoir aucun programme, et même de lutter contre tout programme qu'on tenterait de leur imposer. Ils peuvent être les défenseurs acharnés de l'immobilisme, ou bien de ses adversaires; être conservateurs et novateurs. Comme le dadaïste, l'anarchiste épistémologique est un opportuniste. Il incarne une forme d'individualisme exacerbé qui tente de se dégager de toute entrave sociale, morale, rationnelle et humaniste. Réactif à son environnement (ou non), il adapte (ou non) ses envies et ses agissements en fonction de ses désirs et de la nature de ses interlocuteurs. Les limites qu'il se fixe, sont toujours des limites qu'il peut soupeser, réévaluer et pourquoi pas, si le besoin s'en fait sentir, rejeter. L'anarchiste épistémologique n'adhère donc aux idées, et aux façons de produire et de diffuser les idées qu'en fonction de sa volonté. Il n'est plus dépendant et soumis à l'institution, il utilise l'institution. Il renverse le rapport de force à son avantage (idem, p. 211).

Et pour Feyerabend, cet individualisme n'a rien de répréhensible. Au contraire, lorsqu'il est généralisé, il ne conduit pas l'organisation du savoir vers un état d'anomie (id., p. 18), il conduit le savoir vers un ordre spontané, du fait d'un jeu complexe d'imitation, de facilitation, d'essais et d'erreurs, du fait de la « diversité génétique » du savoir qui en résulte, et de l'adaptabilité et de la richesse de la communication humaine. La liberté épistémique8 conduit donc la société vers une variété et une perfectibilité toujours croissante de ses connaissances. Qui plus est, elle la conduit, et c'est ce qui est encore plus inattendu, vers une liberté politique toujours plus étendue. La libération de la société passe avant toute chose par la libération du savoir, et la science ne peut réellement progresser et servir la société, que si elle est organisée librement.

Les limites de l'anarchisme épistémologique.

Les problématiques soulevées par l'anarchisme épistémologique débouchent naturellement sur des questions très générales. Quel est le rapport entre la pensée et la réalité (réalisme ou anti-réalisme) ? Quel est le rapport entre les différents points de vue individuels (solipsisme, intersubjectivité, universalisme, etc.) ? Existe-t-il un point de vue universel ? Ce point de vue universel, qui serait le meilleur, devrait-il guider l'action humaine ? Faut-il qu'il y ait efficience dans l'action ? Tout le monde peut-il apporter son point de vue sur des sujets complexes (aujourd'hui, les OGM, le nucléaire, le chômage...) ? Il est clair qu'à ces questions, l'anarchisme épistémologique n'apporte aucune réponse définitive. Car tel n'est pas, à priori, son objectif. L'anarchisme épistémologique est avant tout une idéologie de la contestation. Contestation radicale, qui rappelle, ou prolonge, celles d'anarchistes individualistes comme Max Stirner, Lysander Spooner ou Etienne de La Boétie9. Il ne propose donc guère de solutions institutionnelles concrètes pour assurer la réalisation d'un pluralisme politique et épistémique.

Mais peut-être omet-il alors que les libertés épistémiques ne peuvent se construire que sur un ensemble de libertés politiques minimales bien constituées : le droit à la sécurité et à l'intégrité individuelle, les droits de propriété, le droit à l'expression libre, etc. ? (Hayek, 1994). En effet, pour les libéraux, ces libertés doivent être garanties envers et contre la démocratie, dans une parfaite neutralité idéologique. Un droit commun minimal, fondé sur un droit naturel, soutenu par une force de coercition non démocratique, doit garantir le respect de ces libertés. À première vue, cette position libertarienne peut sembler cohérente avec l'anarchisme épistémologique. Un état minimal gère le respect des droits de propriété « naturels », et laisse la production et la diffusion de la connaissance aux citoyens. Libre à eux d'en faire ce qu'ils veulent ! En réalité, disons-le clairement, un tel programme est aux antipodes de l'anarchisme épistémologique. Car le raisonnement des libéraux et des libertariens contient une contradiction patente. Comment est-il possible de faire respecter les libertés individuelles sans un minimum de croyances, ou dit autrement sans une éthique et une communication interindividuelle relativement stricte ? Autrement dit, sans un « dressage des esprits ». Ce point n'est pas anodin car la position libérale ou libertarienne s'appuie :

  • Sur un ensemble de dogmes politiques qui sont clairement « totalisants » (ils doivent être universels, comme par exemple, une seule forme de propriété) et contraignants (la propriété privée, l'exécution et la spécialisation du droit, le monopole de la décision confié à des organes politiques ou privés, les règles du contrat, la concurrence, le pouvoir de la monnaie, le rationalisme, l'éthique individuelle, le rôle central des institutions intermédiaires, etc.).
  • Sur une éthique qui se veut universelle : les droits naturels, l'axiome de non-agression, la résistance à l'oppression, le renoncement à la domination directe par à la violence ou la justice populaire, la défense des liens familiaux et de la charité privée, etc.
  • Sur une croyance uniformisante : le fonctionnement spontané du marché, l'évolutionnisme, la récompense au mérite, etc.

Tout cela conduit finalement à des conséquences qui nuisent à l'anarchisme épistémologique : cloisonnement des domaines d'activité (spécialisation et exclusion des experts déviants, puisqu'il faut garantir la qualité d'un service), soumission de la production du savoir à des impératifs ou des contraintes exclusivement économiques, marchandisation du savoir, hiérarchisation du savoir, hiérarchie politique, etc. Et le passage du « monopole de la science » au « monopole du marché » n'a donc rien de commun avec l'anarchisme épistémologique. Comme le remarque Stirner :

Les libéraux extrêmes vont tout aussi loin sur le terrain de la Religion, si loin même qu'ils veulent voir considérer et traiter en citoyen l'homme le plus religieux, c'est-à dire le monstre religieux. Ils ne veulent plus entendre parler de l'inquisition, mais nul ne doit se révolter contre la loi raisonnable, sous peine des plus sévères châtiments. Ce que veut le Libéralisme, c'est la libre évolution, la mise en valeur non point de la personne ou du moi, mais de la Raison ; c'est en un mot la dictature de la Raison, et, en somme, une dictature. Les Libéraux sont des apôtres, non pas précisément les apôtres de la foi, de Dieu, etc., mais de la Raison, leur évangile. Leur rationalisme, ne laissant aucune latitude au caprice, exclut en conséquence toute spontanéité dans le développement et la réalisation du moi : leur tutelle vaut celle des maîtres les plus absolus. (Stirner, 2002, p. 101).

L'anarchisme épistémologique réclame donc une doctrine politique plus cohérente pour réguler les interactions politiques. C'est ici que le relativisme démocratique entre en jeu.

Le relativisme démocratique

La définition d'une société libre.

On pourrait définir une société libre, comme une société où les citoyens peuvent accomplir les activités librement en s'organisant librement, et en les pratiquant dans l'esprit qui leur convient ou dans la tradition10 qu'ils ont librement choisie. Par liberté, il faut entendre le fait que les citoyens ne sont pas contraints et ne sont pas empêchés de pratiquer l'activité et peuvent le faire de la manière dont ils le souhaitent (ils en ont les moyens). Il s'en suit qu'il n'existe pas de barrières à l'entrée des activités. Ainsi, les citoyens peuvent accomplir une ou plusieurs de leurs activités, et peuvent le faire dans un esprit de repli, ou bien un esprit de coopération, de compétition et de domination, de créativité, de désintéressement, de conformisme, de désordre, etc. Dans une société libre, il y a coexistence de plusieurs modes d'organisation, de plusieurs traditions et de plusieurs manières d'accomplir une activité. La compétition n'est pas obligatoire, la coopération non plus.

En ce sens, une société organisée exclusivement sur le principe du marché n'est pas une société libre, puisqu'elle n'autorise pas la pratique des activités en dehors du marché. Pour posséder un territoire et des biens, les citoyens doivent nécessairement adhérer à une juridiction spécifique et s'engager dans la compétition marchande. De même, une société où certaines activités sont exclusivement organisées sur le principe de l'institution hiérarchique, manipulatrice et coercitive (l'École par exemple) n'est pas une société libre. Tel est le cas de l'activité scientifique qui tend, dans notre société, à ne plus être libre dans la mesure où les citoyens qui veulent la pratiquer doivent se soumettre aux contraintes marchandes et hiérarchiques qui réglementent la pratique universitaire. La course aux publications en est, de notre point de vue, une des manifestations les plus évidentes. Toutefois, une activité où les citoyens sont contraints de s'organiser sur les principes plus souples d'un régime de démocratie directe, celui-ci accaparant la majeure partie des ressources nécessaires pour pratiquer une activité, est dans une situation finalement à peu près semblable.

Mais dans une société libre, les citoyens qui interagissent se heurtent nécessairement les uns aux autres. Donc, comment gérer ce choc des cultures et des individualités ? Une réponse possible à cette question, est celle du relativisme démocratique (RD). Notons bien qu'il ne s'agit que d'une solution parmi d'autres, qui n'exclut en rien d'autres alternatives. C'est une solution de circonstance, qui ne peut se réaliser que dans certains contextes, mais qui a le mérite d'être souple, adaptative, et compatible avec des principes de liberté et de pluralisme minimaux. Entendons par là qu'elle doit, théoriquement, permettre de parvenir à des solutions de compromis peu contraignantes et localement efficaces. Insistons sur ce fait, la notion d'efficacité locale est ici primordiale : le RD appelle des solutions différentes et variées pour chaque problème rencontré; il n'impose aucune cohérence globale au système de règles et de solutions qui se met en place. Il ne fait que soumettre certains problèmes récurrents, certains projets, ou certains choix cruciaux, à l'avis des personnes, professions ou traditions concernées, dans un soucis d'égalité d'expression et de participation. Son arme majeure est donc la prise de parole11. Mais il ne soumet nullement ces choix à une logique ou à un principe supérieur. Non seulement, le choix n'est guidé par aucun critère cohérent ou absolu (tel un droit naturel), mais de plus, les procédures de choix et d'application de la règle peuvent eux-même être variables. En outre, ces règles peuvent très bien concerner des portions restreintes de territoire, ne s'appliquer que temporairement, ou être simplement « à l'essai ». Beaucoup de règles sont donc révocables si elles s'avèrent trop contraignantes, inefficaces, ou si elles sont exclues pour d'autres raisons totalement irrationnelles (voire immorales selon certains point de vue).

Le relativisme démocratique selon Paul Feyerabend.

Le RD a été formalisé en doctrine par Feyerabend à partir d'une interprétation de la pensée des sophistes Gorgias et Protagoras. Il tente de répondre à une question non pas abstraite, mais pratique : comment gérer une situation qui implique la rencontre de deux ou plusieurs citoyens, ou de plusieurs traditions de pensée, qui sont amenés à cohabiter, à se gêner mutuellement, ou à accomplir des actes en commun ? Le problème peut se poser à deux niveaux.

  • Au niveau épistémique, des points de vue incompatibles, opposés, ou tout simplement différents, peuvent s'entrechoquer, se heurter les uns aux autres, et provoquer des querelles, de l'intolérance, des guerres, voire la disparition forcée de l'un des points de vue.
  • Au niveau politique, deux problèmes peuvent surgir.
    • Des citoyens ou des groupes ayant des conceptions différentes vont devoir prendre des décisions communes et accomplir des actes en commun, tout en ayant des conceptions parfois radicalement divergentes sur la bonne marche à suivre.
    • Des citoyens ou des groupes vont interagir avec d'autres groupes sur la base de conceptions similaires (dans ce cas, c'est un problème de concurrence) ou opposées, et les actes qu'ils vont produire seront parfois interprétés par les personnes avec qui ils interagissent comme étant nuisibles ou indésirables.

L'originalité du RD est double : 1. Ne pas tenter de répondre à ces questions en proposant une réponse universelle et rigide, 2. Ne pas confier l'organisation sociale à des experts. L'unique règle étant d'essayer d'y parvenir par la mise en place de procédures démocratiques impliquant tous les citoyens. Les décisions et les adaptations collectives ainsi que les règles communes doivent pouvoir être débattues par des assemblées de citoyens libres, de telle sorte que tout le monde ait le droit d'agir en homme avisé. La liberté doit s'entendre ici comme une liberté formelle et réelle. Les citoyens doivent disposer des mêmes moyens pour pouvoir s'exprimer et être entendus (ce qui suppose une égalité dans l'accès aux outils de publication) et ils ne doivent pas être contraints ou empêchés de s'exprimer. De plus, ils conservent à tout moment la possibilité de remettre en cause une contrainte, une interdiction ou une obligation fondée sur une justification morale et idéologique à laquelle ils n'adhèrent pas – au moins en parole, pour tenter de convaincre les autres citoyens.

Mais un tel système politique est-il viable ? Dans ses ouvrages Science in a free society et Adieu la Raison, Feyerabend s'emploie à le montrer. Mais il n'a nullement, conformément à sa posture d'anarchiste épistémologique, l'intention de développer une doctrine politique figée. Pour lui, celle-ci doit rester vague afin d'être adaptée aux circonstances. Elle doit pouvoir être discutée, au même titre que d'autres points de vue. C'est pourquoi, il mettra en garde ses interprètes :

Presque tous les articles qui traitent de cette partie de mon oeuvre (...) font l'erreur fondamentale d'interpréter mes propositions comme si elles devaient être lues de la même manière que veulent être lues les politiciens, philosophes, critiques sociaux, « grands » hommes et femmes célèbres de toute sorte : ils les interprètent comme si il s'agissait d'un plan pour un nouvel ordre social qui devrait maintenant être imposé aux gens grâce à l'enseignement, au chantage moral, à une belle petite révolution et de doucereux slogans (tels que « la Vérité vous rendra Libre »), ou grâce aux pressions en provenance des institutions déjà existantes. (Feyerabend, 1996, p. 350)12.

Ces précautions étant prises, quelles sont concrètement les propositions de Feyerabend ? Nous les avons regroupé en quatre grands ensembles :

Ouverture du savoir. Participation libre et égalitaire des individus aux décisions collectives, à la production et à la légitimation du savoir, tout au moins quand une telle production nécessite des fonds publics ou nécessite un investissement privé. Il y a donc une double prise de parole :

  • Liberté et égalité réelles et formelles, de critiquer le savoir (prise de parole sur le savoir), et même le savoir des experts ou des spécialistes13. Ce qui pourrait se traduire par différentes mesures : accès plus aisé et si possible non-discriminant aux moyens de publications; ouverture des revues à des points de vues minoritaires et déviants; égalisation des procédés d'expression pour les différentes traditions de pensée (donc diversification du système de publications actuel); diversification des techniques d'enseignement qui sont fondées sur la relation maître-élèves (Illich, 1980; Querrien, 1976; Neil, 1985); mise à disposition libre et égalitaire (ce qui ne veut pas dire exempte de tous contrôle) des outils d'observation et de recherche (laboratoires, outils de mesure, télescopes, etc.) et des résultats scientifiques; suppression du monopole des systèmes de classification, d'évaluation et de notation, et de l'autorité de ces systèmes; ouverture des universités aux traditions minoritaires; vote pour départager des théories en concurrence, etc. Notons qu'Internet rend certaines de ces mesures facilement envisageables dans la pratique.
  • Liberté et égalité réelle de prendre la parole à propos des décisions communes. La prise de parole peut se faire de différentes manières : discussions, votes, recherche d'un consensus; possibilité de soumettre des projets à la collectivité; possibilité de critiquer tout point de vue, etc. Pour Feyerabend, la prise de parole et la participation doivent être accessibles à toutes les traditions constituées. Les traditions étant constituées dès lors que plusieurs individus ont le sentiment d'avoir constitué une tradition de pensée distincte des autres, et d'avoir des opinions qui doivent être entendues – sur ce point Feyerabend est assez vague. Notons que ce principe est fondateur dans les milieux hackers. Il s'apparente au concept de l'Académie du Net (Himanen, 2001) ou du Bazar défini par Raymond (1999) : le processus de création est ouvert à tous, il est modulable, et la diversité des points de vue y est essentielle. Au fondement de l'éthique Hacker, il y a en effet l'idée que le savoir ouvert et critique s'oppose au savoir fermé et dogmatique, et à son corollaire, la hiérarchie politique et la bureaucratie.

Ouverture du pouvoir politique. Séparation de la science et de l'expertise des pouvoirs publics. Cette séparation prend différentes orientations :

  • Le financement de la science et des experts, et les directions de recherche doivent être soumises à un processus démocratique. Tout au moins quand ces recherches ont des répercussions collectives, ou impliquent des fonds communs.
  • La place de la science et des experts dans les participations collectives doit être soumise à un processus démocratique. Une telle proposition n'empêche pas bien entendu que des individus puissent décider de mener librement des recherches privées.
  • Les sociétés démocratiques et libres doivent donner aux différentes traditions des chances égales et des droits égaux en terme d'accès aux institutions, aux fonds publics et aux décisions fondamentales. Si bien que « les experts et les institutions gouvernementales dans les sociétés démocratiques doivent adapter leur travail aux traditions qu'ils servent, au lieu d'utiliser des pressions institutionnelles pour adapter les traditions à leur travail. » (Feyerabend, 1996, p. 52). En effet, durant l'âge d'or du RD, « La démocratie athénienne (...) s'est arrangée pour que chaque homme libre puisse avoir son mot à dire dans le débat et puisse temporairement acquérir n'importe quelle position, quel que fût le pouvoir qui lui était associé » (idem, p. 70). Pourquoi ? Car les sociétés qui s'engagent dans la voie du RD doivent prendre en considération tous les avis, même si ceux-ci semblent bizarres ou sont mal formulés. De plus, remarque Feyerabend, « De quoi traitent les débats politiques ? Ils traitent des besoins et des désirs des citoyens. Et qui mieux que les citoyens eux-mêmes peut juger de ses besoins et désirs ? Il est absurde de déclarer d'abord qu'une société est au service des besoins du "peuple" pour laisser ensuite des spécialistes autistiques (libéraux, marxistes, freudiens, sociologues de toutes tendances) décider ce dont "le peuple" a "réellement" besoin et de ce qu'il veut. » (id., p. 70-71). « Car les citoyens vivent dans un État où l'information circule librement d'un individu à un autre. C'est ainsi, qu'ils participent aux affaires de la cité, qu'ils discutent des problèmes importants en assemblée générale et, occasionnellement, mènent des discussions. Ils participent à la cour de justice et aux compétitions artistiques. (...) Ils déclarent et terminent les guerres et des expéditions auxiliaires. (...) Ils font sans arrêt usage de spécialistes – à titre de consultant et prennent leur décisions eux-mêmes. (...) Selon Protagoras, le savoir que les citoyens acquièrent au cours de ce processus d'apprentissage désordonné mais riche, complexe et actif (l'apprentissage n'est pas séparé de la vie, il en fait partie – les citoyens apprennent tout en accomplissant les tâches qui exigent la connaissance acquise) suffit pour juger de tous les évènements de la cité, y compris les problèmes techniques les plus complexes. » (id., p. 72).

Diversification des procédés de régulation politique. Comment vont s'organiser concrètement les différentes traditions et comment vont-elles ordonner et protéger la vie de leurs membres ? Feyerabend répond à la question de façon originale. Selon lui, les traditions doivent assurer elles-mêmes leur propre protection : sécurité, justice, défense, régulation des conflits, etc. Et ces contraintes ne doivent nullement être imposées de l'extérieur, par des instance de régulation éloignées de la situation concrète. Pourquoi ? Car selon Feyerabend (1982, p. 84), une telle imposition négligera les caractères fondamentaux et unifiés de cette tradition, qui aura nécessairement développé des mécanismes stabilisateurs : morale, rites, coutumes, procédure de maintien des règles, etc. Il s'en suit que « les lois, les croyances religieuses et les coutumes gouvernent (...) dans des domaines limités. Leur gouvernement repose sur une autorité à deux faces – sur leur pouvoir et sur le fait qu'il s'agit d'un pouvoir légitime : les règles sont valides dans leurs domaines respectifs. » (Feyerabend, 1996, p. 55). De plus, « les lois, les coutumes et faits qui sont présentés au citoyen reposent sur les déclarations, croyances et perceptions d'êtres humains et (...) les affaires importantes doivent dès lors être référées aux (perception et pensées de) personnes concernées et non à des instances abstraites ou à des spécialistes lointains », (idem, p. 60). On pourrait alors croire qu'une telle proposition rapproche le relativisme du libertarianisme, mais ce serait commettre une erreur. Le RD ne met nullement des principes généraux comme l'axiome de non-agression ou la propriété naturelle, comme principes fondateurs de l'ordre social. Il considère ces formes de régulation comme des institutions relatives à une culture spécifique. Il n'y a donc pas lieu de chercher à les généraliser, et il vaut même mieux l'éviter, puisque la généralisation du marché à des cultures qui en sont dépourvus, risque de provoquer une destruction des cultures concernées.

Procédure démocratique pour la rencontre des différentes traditions. Ce point est de loin le plus complexe, comment faire pour assurer la coexistence des traditions, et pour assurer qu'elles impriment leur marque sur le monde, sans se gêner les unes les autres, sans se détruire mutuellement ? Comment assurer la diversité des points de vue et la diversité des pratiques ? Comment s'assurer que ni la voie du pouvoir, ni la voie théorique ne réduisent la diversité des traditions, des us et des coutumes. Là encore, Feyerabend apporte à cette question une réponse inédite. Tout d'abord, il fait remarquer que les individus, les groupes, et des civilisations entières peuvent tirer profit de l'étude de cultures, d'institutions et d'idées étrangères (id., p. 29). Mais malgré tout, un conflit peut survenir, et dans ce cas, la cause n'est pas à rechercher dans le pluralisme, mais quand « des résultats qui pourraient être considérés comme locaux et préliminaires et quand des méthodes qui pourraient être interprétées comme des règles pratiques sans cesser d'être scientifiques sont figés et transformés en critère de tout le reste – c'est à dire quand la bonne science est transformée en mauvaise science à cause d'une idéologie stérile. » (id., p. 50). En d'autres termes, le conflit survient quand l'un des groupes s'est engagé dans la voie du pouvoir ou dans la voie théorique. Dans le cas contraire, la rencontre est démocratique et laisse la place à l'argumentation et à la réflexion pratique, quand les hypothèses de base sont débattues et décidées par les citoyens, à égalité. Ainsi, des lois et des coutumes, peuvent être déclarées valides, même si leur validité est limitée pour faire place à d'autres lois et coutumes tout aussi importantes. Et d'ailleurs, une entente peut être trouvée à partir d'un accord commun qui ne porte pas sur la confrontation de l'ensemble des théories, mais sur un accord local. Par exemple, une police qui viserait à assurer le respect mutuel des différentes traditions, outre qu'elle serait le produit d'un processus argumentatif, discursif, pratique, localement valide et historicisé, que nous ne pouvons anticiper, serait mise en place par les citoyens sur des domaines restreints (ceux qui posent problème). Comme le note Feyerabend, « la police n'est pas un agent de l'extérieur qui bouscule les citoyens; elle est introduite par les citoyens, elle est constituée par des citoyens et elle est au service de leurs besoins. (...) Les citoyens ne font pas que penser, ils décident de tout dans leur environnement. (...) [et] il est plus humain de régler le comportement par des restrictions extérieures – ces restrictions peuvent aisément être éliminées dès qu'on les juge impraticables – que d'améliorer les âmes. » (id., p. 352). Cela étant, une telle situation n'est viable que si règne au préalable une liberté politique et épistémique. La mise en place d'une police, outre que cet organisme doit rester ouvert à tous (aussi bien à la participation qu'à la prise de parole et à la critique), ce qui limite forcément son autonomie, n'est pas plus soumise à la volonté d'une idéologie ou d'un groupe particulier – elle n'est pas constitutionnelle – qu'à la volonté du marché. Elle peut être révisée à tout moment. Elle est soumise au processus démocratique et au jugement permanent et diversifié des traditions et des citoyens. En ce sens, là encore, on s'écarte radicalement de la perspective libertarienne. Les services publics ne sont pas soumis au marché et à la concurrence (et donc à la régulation par la défection), qui crée nécessairement un besoin d'expertise et des inégalités, ils sont soumis à la réflexion citoyenne. Et les personnes qui en assurent la gestion peuvent être aisément révoqués, elles restent sous le contrôle des citoyens.

Plusieurs remarques peuvent être faites. Tout d'abord, un tel modèle produit nécessairement un « pluralisme des classements hiérarchiques » au sein d'une société. En effet, d'une part, les classements hiérarchiques ne sont conservés que si ils répondent à certaines attentes des citoyens, ou à une partie d'entre eux. Dans le cas contraire, ils sont révisés, votés, remis en cause, etc. D'autre part, il y a co-existence de plusieurs classements. Hiérarchie intellectuelle (ou épistémique) et hiérarchie politique sont donc découplées. Il n'y a pas une caste d'experts, de scientifiques ou de politiciens qui produisent un savoir, un classement naturalisé, qui le légitiment, le perpétuent et l'administrent aux citoyens sous la contrainte en faisant l'étal de leur prestige et de leurs compétences; mais plusieurs savoirs, plusieurs classements que les citoyens créent, ou auxquels ils adhèrent par affinité. Ceci a plusieurs conséquences.

  1. Il n'y a pas d'autonomisation et d'institutionnalisation des pouvoirs politiques et intellectuels. La raison en est que les voies du changement social et de la participation, les évaluations, sont très diverses, libres et égalitaires. Elles freinent donc l'application d'un pouvoir centralisé, qui s'appuie nécessairement sur l'imposition d'un classement hiérarchique – monnaie, règles, droit, valeur, langage, hiérarchie des statuts, etc.
  2. L'établissement d'une constitution non-révisable, fondement de la propriété ou des règles de non-agression universelles, n'est pas requise. Dans le meilleur des cas, les acteurs parviennent à s'entendre sur quelques principes généraux, qu'ils jugeront sages de respecter. En tous les cas, ils n'ont besoin, le plus souvent, que de partager un nombre restreints de croyances et de langages.
  3. Les libertés individuelles sont encadrées par la tradition et le pouvoir démocratique. Il s'en suit que l'allocation et la répartition des ressources peut être soumise au processus démocratique. La valeur et la répartition des biens ne sont pas exclusivement soumis à une hypothétique loi de l'offre et de la demande, ou à une planification effectuée par des experts, elles sont également décidées par un principe de démocratie directe. Ceci constitue une rupture radicale avec les principes marchands. Dans le RD, les libertés « économiques » sont soumises, comme toutes les autres libertés, au principe démocratique. Si elles deviennent gênantes, et impliquent une déstabilisation de l'équilibre entre les traditions, elles peuvent être restreintes. La croyance dans les lois du marché comme mécanisme stabilisateur n'est donc pas requise. Les citoyens décident démocratiquement de la place qu'ils veulent laisser à la régulation économique.

Limites du relativisme démocratique.

Mais une question demeure. Le RD est-il réellement stable ? Peut-on croire que la participation, la prise de parole, si elles sont effectuées dans un esprit de liberté et d'égalité, donc dans le cadre d'une éthique relativiste développée en commun par les différentes traditions, suffiront à assurer le maintien d'une société libre ? Car différents problèmes vont nécessairement apparaître.

  1. Des experts, scientifiques et traditions dogmatiques voudront monopoliser les prises de décision et la prise de parole. Il voudront contrôler l'opinion. Il y a deux problèmes typiques.
    1. Une tradition peut tendre à dominer les autres en achetant (mercenaires), en occupant (segments idéologiques14) ou en constituant, un pouvoir coercitif qui lui permet de monopoliser le pouvoir institutionnel. Comment éviter qu'une telle situation se produise ?
    2. Comment assurer que des moyens d'expression et de participation libres, sans contraintes, soient préservés ? Et comment le faire sans contraintes15 ?
  2. Comment assurer la coexistence des différents modes d'organisation. En sachant que si le marché et les institutions hiérarchiques (ou les appareils : corporations, Etats, polices, communauté scientifique) ne sont pas bridées, elles suivent une logique expansionniste qui affaiblit les processus démocratiques.
  3. Comment faire tout cela, sans recourir à une contrainte externe ?

Malheureusement, il est difficile – si ce n'est impossible et dangereux – d'essayer de donner à ces questions des réponses universelles. Celles-ci, tout comme les questionnements qui les sous-tendent, ne peuvent être que locales, adaptées à des contextes particuliers. On ne peut que définir certaines orientations générales : égalité des traditions, prise de parole autorisée pour tous les citoyens, ouverture des espaces de publication, absence de règles fixes, prévalence des pouvoirs locaux, délimitation stricte du pouvoir des experts et des traditions de pensée telles que la communauté scientifique, etc. Nous allons toutefois montrer pour finir que le RD n'est pas une forme d'organisation et de régulation des interactions sociales irréaliste en prenant l'exemple de « l'organisation Wikipédia ».

Le relativisme démocratique sous Wikipédia.

Pour beaucoup de wikipédiens16, il n'est pas de bon ton d'affirmer que Wikipédia est une démocratie. Il n'empêche que dans les faits, l'organisation de l'encyclopédie libre et ouverte17 a de nombreux traits communs avec le RD. Nous en présentons quelques uns.

Premièrement. Wikipédia est fondée sur un principe relativiste : la neutralité de point de vue. Ce principe stipule que les différentes traditions de pensée, et les wikipédiens qui les portent, doivent apprendre à coopérer, à dialoguer et à partager ensemble les différents espaces de publication (les articles, les lieux de prises de décision, etc.). Chaque point de vue doit être représenté. Naturellement, dans les faits, ce principe crée souvent des conflits18. Mais il n'empêche que sur le fond, il prône la rencontre égalitaire – quoique ce point soit débattu – des différentes traditions de pensée. Sur le principe, Wikipédia est un espace de publication ouvert, géré par une fondation privée, mis à la disposition des membres et traditions de pensée d'une communauté linguistique, pour qu'ils puissent exposer et échanger leurs connaissances et leurs points de vue, en les articulant avec ceux des autres traditions de pensée, de manière cohérente et synthétique. Deuxièmement. Cette ouverture s'accompagne d'un relative faiblesse et d'une répartition égalitaire du pouvoir d'exclusion19. Il s'en suit que le pouvoir de décision et de commandement est faible et distribué à égalité entre les wikipédiens. En effet, d'une part, de nouveaux wikipédiens peuvent toujours contre-balancer des décisions sur Wikipédia. D'autre part, la répartition et la faiblesse du pouvoir d'exclusion permettent d'éviter, jusqu'à un certain degré, la censure et la redistribution inégalitaire du pouvoir de commandement. Pour tout dire, si il y a bien un pouvoir d'exclusion, le pouvoir de commandement est quant à lui extrêmement faible et relativement bien réparti. La raison en est que les wikipédiens ne peuvent être exclus aisément, sans justification, ils ne peuvent donc être contraints d'agir sous la menace : « si tu n'obéis pas, je t'exclus ». Exclusion, qui est au contraire asymétrique dans les entreprises marchandes et les institutions publiques (les employés ne peuvent renvoyer leurs dirigeants), et qui se traduit généralement par des coûts psychologiques, et de plus en plus Troisièmement. La prise de parole sur Wikipédia est libre et égalitaire. Chacun peut donner son opinion sur un sujet, proposer des projets, voter, discourir sur la qualité d'un article ou sur la raison d'un vote, etc. Chacun peut également adhérer selon son souhait à certaines « idéologies » internes à l'encyclopédie (darwikinisme, exclusionnisme, inclusionnisme, etc.). Il peut également créer de toutes pièces une idéologie et la défendre envers et contre tout. Ce qui est ici un des traits fondateurs de l'anarchisme épistémologique. Quatrièmement. Les wikipédiens mettent en place leurs propre organes de régulation qui restent sous leur contrôle. Ils mettent en place une « police » (arbitres, administrateurs) dont ils peuvent révoquer les membres si ils remplissent mal leur fonction, proposent des projets, décident de mettre en place ou de supprimer des règles (un des principes fondateurs de Wikipédia est qu'il n'y a pas de règles fixes), élisent des individus qui remplissent certaines fonctions, etc. En outre, chacun a un pouvoir équivalent lorsqu'il s'agit de modifier certaines règles qui régulent l'activité. Cinquièmement. Au moins jusqu'à une date récente, Wikipédia jouissait d'une bonne autonomie. Ceci est en partie lié à son caractère international, à l'absence relative de régulation externe, à la faiblesse d'un pouvoir interne centralisé, et à la faiblesse du Droit sur Internet. Il s'en suit que le pouvoir est un pouvoir local, distribué et entre les mains de ceux auxquels il s'applique, et que chaque Wikipédia (par espace linguistique) est plus ou moins indépendante – ce trait tendant toutefois à s'affaiblir progressivement.

Sur bien des aspects, Wikipédia est donc une forme expérimentale de RD. Il est toutefois difficile de savoir si il ne s'agit là que d'une phase de transition, précédant une institutionnalisation progressive de l'encyclopédie. Certains indices pourraient hélas le laisser croire : accroissement de la fermeture, mise en place de récompenses, pouvoir de commandement de plus en plus marqué de la part de la fondation Wikimédia, fermeture du « noyau communautaire »20, prégnance et influence de plus en plus marquée de la communauté scientifique et de ses pratiques – ce qui implique un accroissement de l'expertise, une stabilisation des règles, une fermeture à la parole des non-experts, etc. Pour l'instant, on ne peut donc pas pronostiquer l'évolution de l'encyclopédie à long terme, mais il est probable qu'elle va petit à petit être acculturée par les pratiques discriminatoires des savants, ou du moins des dépositaires du savoir académique, ce qui va progressivement l'éloigner des principes fondateurs du relativisme démocratique.

Conclusion.

Avec Wikipédia, nous voyons que le RD est une forme d'organisation et de régulation des interactions humaines viable et même efficace. En ce sens, il serait parfaitement envisageable de l'appliquer localement dans certaines organisations publiques ou marchandes. Mais ici, il faut reconnaître que le principal frein au RD est idéologique. Tant que la communauté scientifique et universitaire, tant que les représentants du pouvoir académique (ce qui inclut les juristes, scientifiques, experts, financiers, énarques, professeurs et autres...), essaieront de maintenir et renforcer leurs privilèges en contrôlant la circulation, la diffusion et l'application du savoir, tant qu'ils disposeront d'un tel monopole, il ne feront qu'appuyer les forces de conservation, de reproduction et de concentration des privilèges. La science constitue en effet aujourd'hui la principale force conservatrice qui brime les libertés individuelles. Non seulement, Bensaude-Vincent (2005, p. 21) a raison d'affirmer que « le domaine de la liberté de penser s'arrête aux portes de la science » et que « la recherche se trouve confinée dans des espaces interdits au public », mais il faut ajouter que de plus, l'élite intellectuelle, universitaire et professionnelle, accaparant les outils de production, de décision, d'exclusion et de contrôle du savoir, induit une conservation des privilèges et un renforcement des inégalités.

L'ouverture des espaces de publication, et des outils de production, de légitimation et de diffusion du savoir aux citoyens (laboratoires, revues, débats publics, prises de décision collective, jugements, etc.), aussi bien dans les universités que dans les entreprises publiques et marchandes – espaces où l'on devrait pouvoir prendre collectivement des décisions, discuter à égalité des procédures à suivre, proposer des idées quelque soit le langage qu'on emploie – est l'un des enjeux centraux de nos démocraties modernes. Nous pourrions nous inspirer, à ce sujet, des pratiques développées par les hackers ou dans les réseaux communautaires virtuels21. À condition toutefois de bien voir que l'enjeu ne se situe pas exclusivement dans l'ouverture de l'accès au savoir. Car cette ouverture ne fait en définitive que renforcer le pouvoir de l'élite professionnelle et intellectuelle qui attend des « consommateurs de savoir », une écoute docile et dénuée de tout sens critique : renforcement du pouvoir politique par diffusion plus étendue et efficace des règles, renforcement du pouvoir économique par la publicité marchande, renforcement du pouvoir intellectuel par la diffusion des théories scientifiques. Le fameux mouvement du libre-accès prôné par certains scientifiques, est d'ailleurs un leurre qui masque le véritable enjeu de la libération du savoir : l'ouverture des outils de production et de décision, des espaces de publication et des universités à tous les citoyens et aux amateurs. C'est par cette voie qu'on pourrait espérer la mort de ce monopole radical de l'industrie du savoir qui, en se fondant depuis plus de trois siècles sur l'hypocrisie du libre-accès aux produits de la science, a asservi les citoyens et bâti une formidable puissance destructrice22.

Bibliographie.

  • Bensaude-Vincent Madeleine, « L'opinion dans la science », Contre-temps, n°14, septembre 2005.
    • L'opinion publique et la science : à chacun son ignorance, Paris, Éditions Sanofi-Synthélabo, Les empêcheurs de penser en rond, 2000.
  • Dick Philip, Les chaînes de l'avenir, Le Masque, SF n°41, Librairie des Champs-Elysées, 1976.
    • Substance mort, Denoël, 1979.
  • Feyerabend Paul, Science in a free society, Londres, NLB, 1983.
    • Contre la méthode. Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance, Paris, Seuil, 1988.
    • Adieu la raison, Paris, Seuil, 1996.
    • Une connaissance sans fondements, Chennevières sur Marne, Dianoïa, 1999.
    • La science en tant qu'art, Paris, Albin Michel, 2003.
  • Hayek Friedrich, La constitution de la liberté, Paris, Éditions Litec, 1994.
  • Himanen Pekka, L'Éthique hacker et l'esprit de l'ère de l'information, Paris, Exils, 2001.
  • Hirschman Albert, Défection et prise de parole : théorie et applications, Paris, Fayard, 1995.
  • Illich Ivan, Une société sans école, Paris, Seuil, 1980.
    • Oeuvres complètes : Vol 1, Paris, Fayard, 2004.
  • La Boétie Étienne , Le discours de la servitude volontaire, Paris, Payot, 1976.
  • Leadbeater Charles et Miller Paul, The Pro-Am Revolution. How enthusiasts are changing our economy and society, Demos, 2004.
  • Neil A. S, Libres enfants de Summerhill, Folio, 1985.
  • Poincaré Henri, La science et l'hypothèse, Flammarion, 1968.
  • Querrien Anne, « L'école primaire », Recherches, n°23, Juin 1976, p. 5-189.
  • Raymond Eric, The Cathedral and the Bazar : Musings on Linux and Open-Source by an Accidental Revolutionary, Sebastopol, Californie, O'Reilly and Associates, 1999.
  • Richard François, Les anarchistes de droite, Paris, PUF, 1991.
  • Rimbaud Arthur, Poésies, Paris, Booking International, 1993.
  • Stirner Max, L'unique et sa propriété, Québec, Les classiques des sciences sociales, 2002. Texte en ligne. < http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html >
  • Strauss Anselm, La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, Paris, Éditions de l'Harmattan, 1992.
  • Tarde Gabriel, Psychologie économique, Paris, Alcan, 1902.
  • Thuillier Pierre, Jeux et enjeux de la science. Essais d'épistémologie critique, Paris, Robert Laffont, 1972.
  • Weil Simone, L'enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain, Gallimard, 1962.

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