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Structure et taxinomie des échanges

Auteurs: Benjamin Grassineau (voir aussi l'historique)
Création de l'article: 2013
Etat de la rédaction: finalisé
Droit de rédaction: ouvert sur invitation
Licence:


Création de la page: 29 avril 2013 / Dernière modification de la page: 28 mars 2024 / Créateur de la page: Benjamin Grassineau



Résumé:


Cet article présente une taxinomie sommaire des systèmes d'échange et une analyse des composantes de l'échange (la structure).

Taxinomie des échanges

L'objectif est de mieux différencier les structures régulatives des échanges les plus courantes.

Quatre critères sont retenus pour la classification.

  • L'obligation de contre-partie. Elle signifie qu'une personne pour offrir un bien ou un service à une autre exige d'elle le versement d'une contre-partie. L'analyse pourrait être affinée en introduisant d'autres critères. La contre-partie est-elle directe (lors d'un troc) ou indirecte (abonnement, club, etc.) ? Comment la contre-partie et l'obligation de contre-partie sont-elles décidées ?
  • La nature de la contre-partie. Pour simplifier, nous n'envisageons que deux valeurs. Elle est monétaire ou non.
  • Structure locale ou globale. Le système d'échange est-il de grande taille ou non. Et où se situe la principale source de régulation des échanges ? Ce critère établit plus une tendance qu'une réalité bien marquée (où sont prises les décisions ?, qui détermine les prix ? les mécanismes de fixation des prix ?, etc.).
  • Echanges volontaires ou contraints - on pourrait également rajouter échanges involontaires. Cela indique si l'entrée dans l'échange est volontaire ou non (obligation de donner ou de recevoir). Cela ne concerne pas l'obligation de contre-partie. On suppose pour simplifier que les deux contraintes sont indépendantes.

D'autres critères auraient pu être retenus. Par exemple, l'échange est-il anonyme ou non ? L'échange s'établit-il entre personnes physiques ou morales ? Ou entre des personnes internes ou externes à l'organisation ? L'échange donne-t-il lieu à des effets désirables ou indésirables d'un ou des deux côtés de l'échange (pertinent pour les échanges contraints) ? Quel est la nature du lien de causalité qui s'établit entre les différents échanges (A donne-t-il à B parce que B lui a donné ?). Etc.

Les tableaux sont complétés par des exemples.

Tableau 1: Formes d'échange entre les participants à un système d'échange

Obligation de contre-partie →

Contre-partie sous forme de monnaie ↓
OuiNon
OuiEchanges marchandsPrix libre
NonTrocEchanges non marchand

Tableau 2: Structure locale et échanges volontaires

Obligation de contre-partie →

Contre-partie sous forme de monnaie ↓
OuiNon
OuiSEL, monnaie localeProjet qui fonctionne grâce à des donations
NonWWOOFCertains projets de logiciel libre

Tableau 3: Structure globale et échanges volontaires

Obligation de contre-partie →

Contre-partie sous forme de monnaie ↓
OuiNon
OuiMarché fourni par des entreprises commercialesWikipédia
NonRéseaux d'organismes de réinsertionInternet libre

Tableau 4: Structure locale et échanges contraints

Obligation de contre-partie →

Contre-partie sous forme de monnaie ↓
OuiNon
OuiSectesOrgane de propagande politique ou religieuse (obligation d'écoute)
NonSectes qui imposent le travail à leur membreSystème d'échanges conflictuels

Tableau 5: Structure globale et échanges contraints

Obligation de contre-partie →

Contre-partie sous forme de monnaie ↓
OuiNon
OuiEtat moderne, MonopoleAppel à contribution pour un projet public
NonPrison, travaux forcésSystème d'éclairage public dont profite une personne qui ne paye pas d'impôts

Structure de l'échange

Opérons une décomposition de l'échange en sept éléments, afin de mettre en évidence les pouvoirs qui le sous-tendent, leurs sources et leurs modalités d'application.

  1. La rencontre entre les protagonistes de l'échange.
  2. Les limites dans l'accès aux ressources échangées.
  3. Les contraintes qui pèsent sur les protagonistes pour entrer ou sortir (faire défection) de l'échange.
  4. Le processus et l'encadrement de la négociation.
  5. La fixation des termes de l'échange.
  6. Les prix et les quantités établies au cours du processus de négociation.
  7. Les procédures impliquées dans la réalisation effective de l'échange.

A chaque élément correspond un type de pouvoir.

Structure des pouvoirs au sein d'un échange en fonction des types.

Le pouvoir d'influer sur les processus qui assurent la rencontre entre les protagonistes de l'échange.

Typiquement, c'est le rôle que remplit une agence immobilière ! Mais, pour aller plus loin, ce pouvoir échoit également à des associations, des organismes publics qui agissent sur l'opinion, les habitudes culturelles, afin d'infléchir la consommation dans un sens désiré.

Ce processus est décrit par I. Illich, par exemple, à travers les stratégies des institutions manipulatrices visant à modeler la demande qui leur est adressée1. On notera, par ailleurs, que le pouvoir de transformation des processus de rencontre n'est pas seulement le pouvoir "publicitaire" de faire connaître, faire se rencontrer (facilitant), il peut également s'appuyer sur l'exclusion (excluant), l'impossibilité, par exemple, pour un non professionnel de répondre à des appels d'offre, de contracter avec les consommateurs, etc. Enfin, en sus du pouvoir de provoquer la rencontre, il y a aussi le pouvoir de réitérer la rencontre. En retournant chez le même vendeur, par exemple, suite à un échange jugé satisfaisant.

Le pouvoir de limiter l'accès aux ressources qui vont être échangées.

En effet, une condition nécessaire pour qu'il y ait échange est que les protagonistes doivent limiter l'accès aux ressources, en particulier dans un échange marchand. Tout au moins, la limite doit s'imposer aux personnes qui échangent. On peut distinguer deux types de limites suivant qu'elles opèrent sur:

  • une ressource matérielle (l'échange constitue alors un transfert d'usage),
  • une action, qui est réalisée ou non, à la demande ("d'accord, je chante"), ou, qui est orientée à la demande, sans qu'il n'y ait de possibilité de limiter l'accès à la ressource ("je chante pour toi").

Le pouvoir d'entrer ou non dans l'échange.

L'échange n'est pas forcément volontaire, il peut être contraint à l'entrée ("je dois participer à un jeu ou je ne peux participer au jeu") pour diverses raisons et/ou à la sortie ("je ne peux arrêter le jeu avant la fin ou je suis exclus du jeu"). Dans la vente, l'usage de ce pouvoir est courant. Car il est parfois délicat de faire défection une fois engagé dans l'interaction2. Autrement dit, il n'est pas rare que ce pouvoir se transforme au fur et à mesure du déroulement de l'échange.

Le pouvoir d'influer sur les modalités et le cadre de négociation dans l'échange.

Une négociation est-elle possible ? Comment va-t-elle se dérouler ? Faut-il se contenter du prix établi, sans pouvoir le marchander ? Peut-on négocier le processus de négociation mutuellement admis ? C'est très souvent une règle exogène à l'échange, formelle ou tacite, qui définit les conditions de négociation applicables. Autrement dit, comment l'échange doit "normalement" être réalisé.

Le pouvoir de fixer les termes de l'échange.

Par exemple, la qualité du service attendu, les modalités de livraisons, etc. C'est un élément central dans les systèmes de dons d'objets. La question de savoir qui se déplace n'étant pas toujours fixée de manière exogène.

Le pouvoir de déterminer les prix, les quantités et les contre-parties.

Une fois la structure de négociation tacitement ou formellement acceptée par les protagonistes, qui va déterminer les prix, les quantités, et s'il y a lieu, le prix par quantité échangée ? Qui d'autre part, peut déterminer la nature et la présence d'une contre-partie ? Dans le cadre d'un échange marchand, il peut être opportun de distinguer celui qui donne une contre-partie sous forme monétaire (vendeur), de l'autre (l'acheteur). C'est en effet le seul critère véritablement observable. Car la distinction traditionnelle entre offreur et demandeur néglige le fait que l'offreur d'une ressource (objet ou service) est également demandeur de ressources monétaires. Eventuellement, on pourrait tenter de déterminer "qui fait le premier pas", qui manifeste le premier l'envie d'entrer dans l'échange, qui fait une "demande d'échange". Mais cela ne correspond pas au même élément de l'échange. A preuve, un "offreur" d'objets (un VRP) adresse une demande à l'acheteur potentiel.

Le pouvoir d'influer sur les procédures de mise en application de l'échange conclu.

Une fois les termes de l'échange arrêtés, une fois l'accord conclu, à qui revient le pouvoir de le mettre en pratique ? Les configurations varient, mais les procédures de mises en application seront d'autant plus importantes que subsisteront des incertitudes sur les termes de l'échange, et qu'il y aura un écart temporel entre les différentes procédures de l'échange (paiement, contre-partie).

Modalités d'application des différents pouvoirs.

Examinons désormais très brièvement comment ces pouvoirs sont appliqués, mis en oeuvre, comment ils se déploient dans les échanges.

  • D'abord, le pouvoir peut se manifester via le contrôle de l'information, et ceci à tous les niveaux de l'échange. L'information peut être masquée ou au contraire largement diffusée pour impacter sur les processus de rencontre, déformée, manipulée, complexifiée, valorisée ou non (légitimée ou non), etc. Par exemple, dans la protection d'une profession, le pouvoir de manipuler l'information est décisif. En complexifiant l'information qu'il est nécessaire d'acquérir pour pratiquer un métier, une profession tend à établir un quasi-monopole sur le pouvoir de modeler la rencontre entre les professionnels et les clients. Monopole informel ou formel quand l'accès à la profession est protégée par un diplôme. L'information peut aussi servir à protéger l'accès à une ressource. Exemple: un code d'accès, un mot de passe, une carte d'invitation, un badge, etc.
  • Ensuite, le pouvoir peut se manifester par la transformation de l'environnement ou de l'objet convoité ou proposé. Par exemple, construire un mur est une manière efficace de limiter l'accès à une ressource. De manière moins intuitive, une transformation adéquate de l'environnement peut conduire une personne à fournir un service, ou à réaliser un échange, qu'elle n'aurait pas réalisé sans cette transformation. Par exemple, un contournement routier peut canaliser les consommateurs vers une zone commerciale3.
  • Enfin, le pouvoir peut se déployer à travers la transformation directe des comportements, de l'action des protagonistes. Il existe, de ce point de vue, un large éventail de possibilités, allant de procédés peu coercitifs à des procédures franchement coercitives et violentes. Distinguons-en trois.
    • Le pouvoir verbal, qui rejoint en partie le pouvoir qui transite par le contrôle de l'information. En partie, car une communication surtout en face à face, fait intervenir des éléments qui transcendent le caractère purement symbolique, informatif et fait appel au langage non verbal (suggestions, appels, intimidations, gestes, images, etc.).
    • Le pouvoir de coercition fondé sur une menace.
    • Le pouvoir corporel, bien décrit par Michel Foucault, qui consiste à intervenir directement sur le corps de la personne (punition, déplacement forcé, emprisonnement, marquage, etc.).

Source d'application des différents pouvoirs.

Pour terminer, examinons les sources d'où peuvent émaner les différents pouvoirs. Pour simplifier, je retiendrai les cas suivants.

  • Le pouvoir a pour source un seul protagoniste de l'échange. Par exemple, seul le vendeur est à même de fixer le prix - l'acheteur, quant à lui, n'a que le pouvoir d'entrer ou non dans l'échange. Ici, il est pertinent, tout particulièrement pour un échange marchand, de distinguer si le pouvoir est détenu par le vendeur ou l'acheteur, ou par celui qui donne ou qui reçoit.
  • Le pouvoir est détenu par un des deux ou plusieurs des protagonistes (enchère, par exemple).
  • Le pouvoir émane d'une source exogène: règle, contrainte technique, etc.
  • Le pouvoir émane de sources exogènes et endogènes.

Tableau illustratif

Confrontons, pour illustrer nos propos, dans le tableau ci-dessous, le croisement des variables qualitatives source et type de pouvoir. Chaque cas est accompagné d'un exemple4.

Tableau 6: Tableau illustratif

Source (qui détient le pouvoir ?) ⇒
----
Type (sur quoi s'exerce le pouvoir ?) ⇓
AcheteurVendeurLes deuxExogèneManifestations
RencontreRecherche d'annoncesPublicitéRencontre fortuiteAgence matrimoniale !"Quel beau vélo !"
Accès limitéPorte-monnaieDispositif anti-volConventionRégulateur public"Oui, il est à moi !"
Entrée/SortieEtat (achat contraint)MafiaMarché libreEtat (assurances)"Voulez-vous me le vendre ?"
NégociationMonopsoneMonopoleAccord trouvé pour négocierEchange encadré par la loi"Oui, allons consulter l'argus."
TermesGrandes surfacesLicence d'exploitationContrat commercialContrat de référence"Je peux vous le livrer la semaine prochaine et je garde la pompe."
Fixation prix/quantité, contre-partiePrix libreGrande surfaceVide-greniersTaux d'intérêts"Très bien, concluons sur 120 euros."
ExécutionL'acheteur va récupérer manu-militari son dûExpulsion illégale d'un logementEchange concret immédiatAgence de recouvrement"Tenez, prenez-le, et donnez-moi l'argent."

Interaction entre les types de pouvoir et prix libre.

Le modèle descriptif étant établi, toute la difficulté est désormais de comprendre les interactions causales qui s'établissent entre les différentes formes et sources de pouvoir et leurs modalités d'application. Champ de recherche très vaste, aussi nous nous contenterons d'explorer un problème bien spécifique qui nous servira d'illustration, celui du rapport ente le pouvoir d'entré/sortie de l'échange et le pouvoir de détermination des prix et quantités échangées et du rapport quantité/prix.

Dans la pratique, les tensions relatives à l'exercice de ces pouvoirs sont souvent sous-jacentes. Il suffit, pour s'en convaincre, d'observer un acheteur potentiel qui entre dans un échange, après avoir été hélé par un vendeur de rue. Le vendeur fait alors pression sur l'acheteur pour qu'il achète, en jouant sur deux plans simultanés: le rapport prix-quantité et la défection. En effet, une fois l'acheteur pris dans les mailles du filet, il lui est difficile de sortir de l'échange, pour des raisons culturelles et psycho-sociologiques. Le vendeur peut par exemple manifester une déception ou de la colère si l'acheteur décide ou menace de rompre l'échange. Certes, tout le monde ne réagit pas de la même manière à la pression, mais là n'est pas la question. Le fait est que cette pression existe et joue un rôle central dans le déroulement de l'échange. On peut alors observer que des liens de causalité s'établissent entre le comportement de défection et la détermination du rapport prix/quantité (et parfois des quantités échangées). Pour le vendeur, "si l'acheteur impose un prix trop bas, il rompt l'échange (ou ne le réitère pas)". Symétriquement, pour l'acheteur, "si le vendeur impose un prix trop élevé, il rompt l'échange (ou ne le réitère pas)". Dans ces conditions, les pouvoirs de défection et de détermination des rapports prix/quantité sont indissociables. Ils sont en interaction constante. Et, d'ailleurs, le vendeur joue sur les deux plans. Si l'acheteur semble vouloir faire défection, il baisse le prix ou accroît la pression psychologique pour le contraindre à rester dans l'échange. Certes, le rapport prix/quantité n'est pas le seul facteur de défection. Un protagoniste peut faire défection pour d'autres raisons, mais on voit bien qu'il conserve tout de même, autour d'un certain point central, une importance notable.

Donc, pour que l'échange reste "égalitaire", il faut que ces deux pouvoirs soient équitablement répartis chez les protagonistes. Car si un seul des deux protagonistes a le pouvoir de clore l'échange, la négociation ne peut avoir lieu équitablement. Or, sur quoi repose le système d'échange à prix libre ? Théoriquement sur un système où, d'une part, le pouvoir de rompre de détermination du rapport qualité/prix est confié exclusivement à celui qui propose la monnaie. Et, par conséquent, en vertu du lien de causalité, le vendeur ne peut plus sortir de l'échange. Car, en effet, s'il sort, c'est parce que le rapport prix/quantité ne lui convient pas. Il s'octroie donc un pouvoir illégitime, au regard du principe du prix libre. Car seul l'acheteur a le pouvoir, en théorie, de déterminer ce rapport. Autrement dit, l'acheteur, celui qui détient la monnaie, a tout pouvoir sur le vendeur (le capitaliste ?). Si, en effet, ce dernier rompt l'échange parce qu'il trouve la proposition de l'acheteur inacceptable, il acquiert, ce faisant, via le mécanisme causal, le pouvoir de déterminer le prix. Et ce n'est plus un prix libre.

Dans la pratique, le système d'échange à prix libre n'est souvent qu'un échange marchand à prix négocié, et où le "trou" dans l'échange est rempli, compensé par l'intervention d'autres pouvoirs.

  • Au niveau de la rencontre, d'abord, les échanges se déroulent entre des populations ciblées.
    • Il s'agit de personnes intégrées à la culture marchande classique, et qui rencontrent le prix libre par hasard. Dans ce cas, elles transfèrent leurs comportements d'achat courant à ce nouvel environnement. Elles payent parce qu'elles trouvent ça "normal", ou, "gênant de ne pas payer".
    • Il s'agit de personnes intégrées à la culture alternative et qui adoptent un comportement, des attitudes, des représentations, conformes à la sous-culture alternative. Elles payent parce qu'il est normal d'aider le petit producteur et de "consommer responsable".
  • Au niveau de l'accès aux ressources, si le prix libre s'avère inefficace, il y a un rationnement qui s'établit et en atténue les effets indésirables (on ne sert plus que des doses restreintes).
  • Du point de vue des procédures qui assurent la bonne exécution de l'échange, le fait que ce pouvoir soit surtout réuni dans les mains du vendeur (concerts à prix libre, par exemple) et que l'échange décidé soit concomitant à l'échange réel (on paye directement pour entrer), accentue probablement la pression qui pèse sur l'acheteur. Si celui-ci annonce un prix trop bas, il risque de subir une pression morale (honte, stigmatisation de l'avarice), voire physique (refus de l'accès à la salle). Le risque est grand, donc, d'annoncer un prix trop "déviant", car l'effet de sanction est immédiat5.
  • Du point de vue de la fixation des prix, la prise de parole se substitue au mécanisme de défection. Au lieu de refuser l'échange, on explique à l'autre pourquoi le prix qu'il propose n'est pas convenable. De plus, souvent, le vendeur, à défaut de pouvoir décider du prix, le suggère. Ce qui, on peut le penser, a un caractère performatif sur le comportement des acheteurs6. Enfin, l'alignement se fait souvent automatiquement sur les prix pratiqués dans le marché classique.

Tous ces dispositifs de pouvoir, formels ou non, agissent comme des forces de rééquilibrage. Mais agissant comme telles, ils rendent plus théorique que pratique le concept de prix libre. S'il y a liberté, relativement à l'échange marchand classique, elle ne tient qu'au fait que la structure de négociation est plus vaste. Le pouvoir de négocier le prix, surtout pour l'acheteur, est en effet très limité dans les sociétés de grande consommation. Car la fixation des prix devient, à l'instar des autres produits et autres éléments informatifs, la résultante d'un processus industriel. De plus, pour le consommateur, il y a toujours ce doute qui persiste, cette inquiétude, sur le prix réel de l'objet ou du service. La peur de se faire arnaquer par des vendeurs, des capitalistes peu scrupuleux, par des patrons avares, qui s'accentue dans les milieux alternatifs, et se manifeste alors à travers le choix du prix libre comme formule d'échange éthique, juste... Au pouvoir supposé des capitalistes sur la détermination des prix (et probablement pouvoir réel), qui opprime le travailleur ou le non-travailleur, qui se voit privé de ressources élémentaires pour vivre, les adeptes du prix libre opposent le pouvoir symbolique de l'acheteur, libre de décider de la quantité de monnaie qu'il va consentir à donner. Et, dans l'idée, le pouvoir de cet acheteur, habituellement opprimé, serait exercé de manière plus juste, de manière plus honnête, car il n'appartient pas à la classe dominante, pervertie par l'idéologie bourgeoise.

Mais, pour finir, outre le fait que ce pouvoir est, comme nous l'avons vu, essentiellement symbolique, puisque qu'il ne dépasse guère le stade de la pantomime, il est peut-être un peu naïf d'opposer ainsi les mauvaises intentions des vendeurs, aux bonnes intentions des acheteurs. Car, un monopsone produit concrètement les mêmes effets. Prenons le cas des grandes surfaces qui imposent leurs prix aux petits producteurs. En somme, elles sont quasiment dans une situation d'échange à prix libre ! Pas complètement, certes, car elles doivent proposer des prix suffisants pour assurer la reproduction de la force de travail, la maintenance des outils de production et le remboursement des emprunts. Mais, une fois intégrés ces coûts incompressibles, il n'est pas exagéré affirmer que ce sont elles qui décident des prix, dans une large mesure. Or, n'est-ce pas l'exemple même d'un système oppressif ? Difficile à dire. Mais ce qui reste certain, c'est que bien des adeptes du prix libre répondront par l'affirmative.

Notes

1 Voir par exemple, I. Illich, La convivialité, Seuil, 1973.

2 On parle en psychologie sociale de stratégie du pied dans la porte.

3 C'est par exemple le cas dans la zone commerciale d'Angoulins, près de La Rochelle.

4 On remarquera ici, que l'échange n'est pas forcément volontaire et désirable pour les deux parties. On aurait très bien pu inclure dans le tableau des exemples d'agression, de guerre, etc. On parle d'ailleurs, "d'échanges de tir", "d'échanges de coups", etc. A titre d'exemple, dans une déclaration de guerre, la rencontre correspond aux processus qui vont amener au déclenchement de la guerre, les limites sur l'accès correspondent à la défense des frontières (ou d'un territoire visé), l'entrée/sortie correspond au pouvoir d'un pays de décider s'il entre ou non en guerre, la structure des négociations peut être décidée par des conventions, idem pour les termes de l'échange (combats), quant à la détermination des échanges et des contre-parties, elle va généralement obéir à un principe de causalité du type riposte graduée, l'exécution pouvant être assurée par une puissance extérieure. Un autre exemple intéressant à examiner est celui d'une menace ou d'une promesse.

5 Il serait intéressant, pour tester cette hypothèse, de comparer l'efficacité (le prix payé et le nombre de personnes qui payent) des systèmes d'échange à prix libre avec exécution immédiate de l'échange, des systèmes où le versement est différé ou laissé à la libre appréciation de l'acheteur (par exemple, fourniture d'hébergements sur le net).

6 Là encore, cette hypothèse pourrait être testée avec un dispositif assez simple. Les sommes versées, dans un même contexte, avec et sans suggestion de prix.



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