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La caravane de la gratuité comme plateforme d'observation ethnographique

Auteurs : Benjamin Grassineau (voir aussi l'historique)
Date de création de l'article : 01-09-2020
Rubrique: Les espaces de gratuité mobiles
Etat de la rédaction: finalisé
Droit de rédaction : ouvert
Licence : Licence culturelle non-marchande


Création de la page: 08 juillet 2022 / Dernière modification de la page: 23 août 2022 / Propriétaire de la page: Benjamin Grassineau


Résumé : Résumé: Texte extrait d'un projet initialement rédigé durant l'été 2020.



La caravane comme plateforme d’observation ethnographique

Une des fonctions essentielles de la caravane de la gratuité est de constituer une base d’observation et de recherche in situ pour permettre la construction d’une représentation objective des échanges non-marchands.

Construire une représentation objective des échanges non-marchands

Nombre de questions se posent quant au fonctionnement du dispositif et plus spécifiquement à l'intérieur du champ de recherche de la socio-économie des échanges non-marchands.

Caractéristiques et dynamiques des échanges, des personnes, des activités, des objets

  • Qui seront les usagers et les non-usagers (ceux qui ne veulent pas ou ne veulent plus participer) ?
  • Quels seront leurs motivations, leurs profils et leurs pratiques (adhésion, évitement, dénigrement) ?
  • Quel sera le profil cinétique de leurs usages ? Quantité d’affaires prises pendant certaines périodes, temps passé, régularité, répétition ?
  • Quelle sera l’évolution des représentations et de leur façon de percevoir la gratuité ?
  • Quelles affaires seront prises, amenées, jetées ?
  • Quels services, quels savoirs seront proposés ?
  • ...

Toutes ces variables seront-elles modifiées en changeant certains paramètres : emplacement, heures d’ouverture, présence d’accueillants (ou non) ? À cet égard, l’influence d’un « accueillant » pourra-t-elle se faire ressentir sur ces choix ?

Caractérisation des effets

On peut aussi s’interroger sur les effets réels et attendus du dispositif.

  • Dans quelle mesure celui-ci répond à une attente réelle en terme d’approvisionnement de ressources pour les usagers ?
  • Quel impact peut-il avoir sur le rapport aux autres ?
  • Comment le déplacement de la caravane d’une zone à l’autre sera-t-il perçu, appréhendé par les usagers et par leur environnement ?
  • Cela aura-t-il un impact sur leur sentiment de frustration vis à vis de l’accès aux produits de la société de consommation ?
  • Quel peut être l’impact psychosociologique ? Pourra-t-on observer une dynamique de groupe ?
  • L’émergence de rôles, d’une division du travail dans la gestion du lieu ?
  • Cela pourra-t-il, pour certaines personnes en situation de précarité, leur redonner un sentiment de fierté, l’impression de vivre une expérience enrichissante ?1
  • ...

Comparaison des effets et de l'efficacité des espaces de gratuité en fonction du type

On manque d’indicateurs pour comparer les différentes formats d’espace de gratuité2. Notamment les espaces de gratuité fixes et mobiles.

  • Lesquels impactent le plus sur la population ?
  • Sous quelle forme ?
  • Comment comparer les coûts ?
  • Quels critères retenir (environnementaux, économiques, sociologiques, circulation des objets) ?
  • Et en matière de sociologie appliquée, quel potentiel y a-t-il à transformer la modalité d’échange du contenant (caravane elle-même nomade) ?
  • ...

Quelques hypothèses et pistes de recherche

Le dispositif est une plateforme d’observation permettant de tester plusieurs hypothèses de fond sur les espaces de gratuité.

Première hypothèse : l’espace de gratuité serait un outil de conscientisation

La présence et l’usage des espaces de gratuité permettrait de « rencontrer », d’expérimenter corporellement une forme d’échange alternative, une autre interaction avec les objets et une autre façon d’appréhender la consommation. L’échange non-marchand s’inscrirait alors dans un acte concret, corporel, que les usagers pratiquent occasionnellement ou plus régulièrement ; et c’est à travers cette corporalité de la découverte de l’altérité que s’effectuerait une prise de conscience et par là-même une reprise en main du « contrôle de leur corps » par le « dressage » antérieurement reçu. Contrôle social du corps dont certains effets peuvent être à l’origine des phénomènes d’assignation et de marginalisation, notamment celui qui est mis en œuvre pour protéger et faire fonctionner l’institution du marché (par exemple, on apprend dès l’enfance à ne pas toucher les affaires qui sont dans un magasin). Contrôle incorporé donc, et par là même devenu presque invisible, et qui vise à assurer la pérennité d’un certain ordre social. Les hésitations, les tactiques d’évitement, les questionnements, les comportements compulsifs d’appropriation des primo-usagers vis-à-vis de ces dispositifs, qui ont déjà été observés, démontrent la difficulté qu’ils éprouvent à rattacher leur expérience à d’autres qui leurs sont familières ; mais aussi l’impact que ces dispositifs peuvent avoir sur des comportements puissamment intégrés depuis leur enfance.

Reste à mettre cette réalité en évidence quantitativement et qualitativement.

Deuxième hypothèse : l’espace de gratuité serait un outil de pacification du lien social

La deuxième hypothèse de fond qu’il s’agit de tester est de savoir si le dispositif permet de rencontrer l’autre directement et indirectement à travers des formes d’échange alternatives, et si cette interaction possède un effet pacificateur.

Directement parce que l’espace d’échange est un lieu d’interactions sociales fortes et « positives ». Autrement dit, il est ce qu’on appelle parfois un dispositif générateur de « lien social ». Mais aussi indirectement, car l’objet incorpore et véhicule toujours une part de l’autre. Rappelons à ce titre les brillantes analyses de Malinowski sur la Kula dans laquelle l’objet se construit, trouve sa signification et sa valeur, au fur et à mesure qu’il progresse dans un circuit d’échange3.

Cette Kula, toujours selon Malinowski, est dotée de différentes fonctions essentielles dans les sociétés trobriandaises :

  • elle socialise les individus ;
  • elle maintient la paix inter-tribale ;
  • elle incite à effectuer des expéditions vers les autres tribus ;
  • elle anime la vie quotidienne ;
  • elle répond au besoin organique d’institution qui émane de chaque individu ;
  • elle met en second plan la notion de propriété.

Bien sûr, il faut contextualiser et réactualiser ces propos ; néanmoins, en translatant son analyse, on voit en quoi la transmission d’objets est un vecteur signifiant et un liant entre des personnes appartenant à une même « communauté » ou à des communautés différentes.

Mais il est important de bien rappeler que le lien qui s’établit, même s’il prend, en définitive, la forme d’une transaction « anonyme » n’est pas un lien concurrentiel ou un lien de domination marchande latente. Il se construit axiomatiquement sur une interaction brute, celle du don anonyme, beaucoup plus simple, voire frustre, épurée du stigmate de la honte, du rapport hiérarchique que véhicule le don caritatif ; délesté de toute la complexité, de toute la gangue institutionnelle, coercitive et hautement symbolique qui sert de fondement à la réalisation d’un échange marchand. L’« échange non-marchand » frappe par sa simplicité extrême, et par la robustesse que cette simplicité lui procure.

Troisième hypothèse : l’espace de gratuité serait un outil d’émancipation et de reconstruction sociale

Cette dernière caractéristique confère à un espace de gratuité plusieurs propriétés intéressantes.

  • Il permet à des personnes en situation de précarité économique (ou non) de s’approvisionner en ressources très diverses, librement, simplement et sans éprouver de gêne. C’est déjà un aspect pratique important.
  • Il permet une « déprogrammation » des habitudes, des routines et des certitudes qui constituent la base de l’échange marchand, et offre ainsi un nouveau cadre d’action et de représentation aux personnes qui en deviennent usagères. Cette gratuité brise, du moins pour ceux qui y sont réceptifs, une partie de l’arrière-plan idéologique qui entoure l’échange marchand et le travail. Ainsi, elle permet que s’aménage une distance, une prise de recul par rapport à eux. Si l’on prend par exemple des notions comme la rareté, l’obligation morale de contribuer, l’interdiction de voler, ces notions qui, dans certains contextes ont de nombreuses similitudes avec la pensée magique, vont probablement se trouvent totalement transformées, métamorphosées, lors du contact avec un tel dispositif. Elles ne disparaissent pas pour autant, mais, elles subissent comme une sorte d’épochè4, elles se réduisent, dans une perspective très marxiste, à leur pure dimension matérielle. Il y a retour au fait brut décrit par John Searle5 ! Et, de ce fait brut, émerge le constat que l’idée de rareté, pilier de la légitimation de l’échange marchand, est à reconsidérer entièrement. Autrement dit, la personne qui entre au contact de ces dispositifs est initialement déstabilisée ; elle prend parfois conscience que ses représentations sur la rareté, qu’elle hérite le plus souvent du sens commun, sont en partie remises en cause.

Cette prise de distance est sans doute un pas indispensable pour parvenir à s’extraire de l’idéologie de contrôle social qui enjoint aux personnes en situation de précarité sociale de rester à leur place. Et, mue par un développement endogène, elle peut permettre à la fois aux personnes en situation de précarité de se prendre en charge collectivement et par eux-mêmes, et de se construire une représentation collective, des outils de réflexion qui amènent à reconsidérer la notion même de pauvreté. En dissociant l’accès aux ressources du niveau de revenus, elle permet, d’une part, la possibilité de vivre une situation de pauvreté – volontaire ou non – plus sereinement, et la possibilité, bien sûr relative, de prendre certaines distances vis à vis de l’injonction de travailler qui prévaut dans les sociétés occidentales.

Tout cela conduit à explorer une problématique de fond. Comment les habitants d’un quartier vont-ils mobiliser l’outil pour rechercher des alternatives, penser et mettre en pratique des transformations individuelles, communautaires et sociales ? Vont-ils se l’approprier ? Peuvent-ils ainsi mieux réussir à aller à la rencontre de l’altérité, à se décentrer ? Comment, engagés dans un processus de changement et de reliance, d’échange alternatif, vont-ils pouvoir se co-construire avec leur communauté et avec leur environnement, en dehors d’institutions qui, sur bien des aspects, les maintiennent dans leur condition ? Quel regard vont-ils porter sur la marginalité après cette expérience ? Comment peuvent-ils transformer l’outil en fonction de leurs objectifs ?

Enfin, la caravane étant un outil de transmission et d’apprentissage de savoirs et de services qui s’appuie sur un principe simple (n’importe qui peut proposer et recevoir des savoirs et des services), aura-t-elle un impact sur la revalorisation de personnes en situation de décrochage ou d’échec face au système scolaire ou au travail ?

Notes

1 Certaines de ces questions ont commencé à être évaluées dans le cadre d'une recherche-action à laquelle participe l'association GratiLib. On trouvera certaines informations et conclusions sur cette recherche-action dans un carnet de recherche ouvert Développement endogène et espaces de gratuité disponible en ligne à l'adresse suivante : <https://edgmobile.hypotheses.org>.

2 Cette lacune est en passe d'être comblé par le très prometteur travail de thèse effectué par Charles Péchon, Les « espaces de gratuité » comme réponse de l’action sociale aux effets du milieu technique et de l’économie marchande sur l’intégration sociale, GratiLab, 30 avril 2022.

3 Par chance, le livre dans lequel il développe ses thèses est disponible en ligne : Bronislaw Malinowski, Les argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard, 1963. <http://classiques.uqac.ca/classiques/malinowsli/les_argonautes/les_argonautes.html>.

4 Pour bien saisir la démarche, on pourra consulter avec intérêt ce cours sur la wikiversité Ethnométhodologie




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