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Pourquoi lo-fi ? Par opposition radicale à ceux qui prétendent qu'il y aurait de la « bonne » et de la « mauvaise sociologie ». Lo-fi car on peut faire de la sociologie sans être mutilé, limité, aliéné par le style académique pompeux, réactionnaire, ultra-sérieux et politiquement correct qui colonise les revues académiques.
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La dualité du vivre « sans »

Auteurs : BenjaminGrassineau (voir aussi l'historique)
Date de création de l'article : Novembre 2021
Rubrique: La revue de sociologie lo-fi
Etat de la rédaction: finalisé
Droit de rédaction : ouvert
Licence : Licence culturelle non-marchande


Création de la page: 09 octobre 2023 / Dernière modification de la page: 18 octobre 2023 / Propriétaire de la page: Benjamin Grassineau


Résumé : Cet article a fait l'objet d'une intervention radiophonique en novembre 2021, suivie d'un entretien avec Alain Imbaud, président de l'association Musique Libre.



On s’intéresse ici à des personnes, et plus généralement de mouvements collectifs, qui revendiquent le fait de « vivre sans ». C’est à dire, sans certaines « choses ». Soit. Mais lesquelles ?

Tout d’abord, il peut s’agir d’institutions au sens large, comme l’École. J’ai évoqué à de nombreuses reprises les problématiques qui pèsent aujourd’hui sur le mouvement des « non-sco »1. Il y a aussi ceux qui prônent une vie ou une société sans État (le mouvement anarchiste), sans techno-science, sans Marché. Il peut aussi s’agir d’outils et de ressources comme l’argent2, les habits (vivre sans vêtements est un élément clé de la doctrine naturiste), la musique, le numérique (le nouvel ennemi à la mode !). Il peut également s’agir de catégories de comportements réprouvés, comme la violence, ou d’activités, comme la sexualité (je songe ici au mouvement « No Sex3 »), ou encore le mouvement des pranistes qui veulent vivre sans manger ; sans « activité » ou sans « besoin », car il ne faut pas confondre ceux qui essaient, plus ou moins volontairement, de vivre sans se nourrir, de limiter leurs besoins, leur faim (par exemple, en pratiquant la grève de la faim, ou les pro-ana…) dans l’idée de vivre sans les besoins en tant que tels, dans une forme de simplicité ou sobriété volontaire ; enfin le mouvement peut se centrer autour du choix de vivre, durablement ou temporairement, sans inclure certains groupes de personnes : c’est le cas des groupes dit non-mixtes comme des mouvements nationalistes et identitaires.

Si l’on regarde tous ces mouvements, nous voyons qu’ils ont en commun, à priori, de fédérer des personnes autour d’une approche volontariste du « vivre sans ». Du moins c'est ce que celles-ci prétendent. Car au-delà de cette similitude, cette revendication ne sera pas la même selon la nature de l’espace et du temps dans lesquels ils opèrent, leur champ d’application et leur origine. De plus, la revendication s’écarte bien souvent du principe d’acceptation volontaire ou de libre-adhésion, selon que ces mouvements cherchent à appliquer le « sans » à la société entière ou à une seule personne ! Vont-ils suggérer ou imposer leur conception du monde4 ?

Prenons le « vivre sans » appliqué à l’alimentation. Il va du jeûne occasionnel, limité à un temps court et réservé à une poignée de pratiquants, donc circonscrit à un espace géographique et social restreint, à un régime alimentaire permanent, qui relève du temps long et qui est parfois imposé de force à une population (parfois sous forme de violences alimentaires). L’espace est alors étendu et nous ne sommes plus dans une démarche volontaire. De même, l’origine socio-politique du mouvement qui porte l’élan et son positionnement par rapport à l’espace du « sans » est décisive pour en déterminer la nature. S’il s’agit d’un élan du « vivre sans » en provenance de ceux qui possèdent et qui est dirigé contre ceux qui, sans pouvoir faire autrement, ne possèdent pas, nous sommes indubitablement dans une logique de domination, voire dans certaines circonstances, d’épuration. En effet, que dit-on d’autre lorsqu’on dit vouloir éliminer la pauvreté ? Fondamentalement, sur quoi d’autre repose la légitimité des États et des leurs multiples appareils ?

C’est donc là que le fait institutionnel prend naissance et s’établit. C’est dans ce territoire de l’absence, de la non-possession, voire de la dépossession, que sa logique de domination et d’expansion trouve sa source. Et j’ajouterai qu’elle s’appuie toujours sur une logique économique sous-jacente. Puisqu’elle trouve sa légitimité et sa valeur socio-économique dans cette lutte permanente pour ou contre le « sans ». Par exemple, contre ceux qui sont sans machine à laver le linge et qu’il faut par conséquent équiper ! Et c’est là qu’elle se heurte à des mouvements du « vivre sans » qui lui sont antagonistes.

Car que fait l’institution ? En rejoignant Michel Foucault, nous dirons qu’elle produit, qu’elle ancre des classements dans le temps et l’espace ; et notamment l’espace corporel, l’espace que les corps occupent. Elle définit ainsi des identités, mais aussi des barrières ; elle produit de l’enfermement. Elle délimite, établit des discontinuités entre ce qui est « sans » et ce qui est « avec ». Par exemple, ceux qui sont sans-papiers et ceux qui sont avec. Puis elle occupe la frontière, filtre, surveille les échanges en contrôlant les mouvements qui vont de l’un vers l’autre. D’une certaine manière, on pourrait dire que l’institution prend corps dans un territoire de l’absence dont elle trace les contours. Elle se structure, puise sa force autour de ce qui n’est pas, de ce qui ne se voit pas. À défaut de pouvoir éliminer, elle peut en effet chercher à invisibiliser. On voit bien, par exemple, ce qu’il en des déchets en Europe.

Mais dans quel but ? La réponse à cette question est relativement simple.

D’une part, l’institution construit le « sans », comme le sans-emploi, le chômage, par exemple, le diagnostique, pour ainsi dire, en l’exhumant de la masse informe du réel, du social. Elle le met en évidence et lui attribue certaines propriétés négatives ou positives. Elle plonge ce vide dans un tissus de significations, de causalités, de discours, qui vont lui donner un sens et qui vont conférer une orientation et une légitimité à son action épuratrice. Pour faire un parallèle, ce vide traversé de représentations, d’attentes, « d’énergie », dirons-nous par analogie. C’est ainsi que la société doit devenir sans illettrisme, sans pauvreté, sans habitat indigne, sans insécurité et très souvent, sans certaines catégories sociales qui endossent le rôle de populations à problèmes, d’ennemis ou de bouc-émissaires.

D’autre part, une fois ce vide créé, l’institution cherche à le combler avec ce qu’elle possède ; ou bien à l’éloigner, à le maintenir à distance, en endossant alors un rôle de police. Et c’est là qu’on saisit mieux sa logique économique implacable. L’institution produit la question de l’illettrisme, du handicap, du manque, puis se propose d’y répondre, de le combler. Et c’est en procédant ainsi qu’elle capte les ressources nécessaires à sa survie.

Dans les deux cas, ce que réalise l’institution, c’est qu’elle produit le « sans », la frontière, la discontinuité, qu’elle institue la dépossession, avant de prétendre la solutionner ou au contraire l’entretenir.

Reste pour l’institution à faire face à deux difficultés majeures.

La première est celle de la menace économique. C’est à dire, le risque que fait peser la défection de l’usager qui souhaite « vivre sans », ou à défaut, qui voudrait se passer de ses services. C’est un risque tout autant symbolique que réel, d’ailleurs. Par sa simple action, celui qui revendique et milite par exemple pour la vie sans logement, ou même en habitat alternatif, ruine potentiellement tout le discours de légitimation des institutions qui vendent des logements ou qui militent pour le droit au logement. Il n’est guère surprenant, à ce titre, que l’anti-logement prenne rapidement l’allure d’une menace invisible, souterraine, quand bien même le mouvement est en réalité très minoritaire.

La deuxième difficulté est ce que j’appellerai la satiété de l’usager, donc, paradoxalement, sa conformité par rapport aux objectifs que lui imposent l’institution. Pour parer à cela, l’institution doit sans cesse repousser le seuil d’acceptabilité du « sans ». Elle crée ce que l’on appelle en psychologie sociale un piège abscons. Par exemple, la quête d’un monde sans violence ne connaît jamais de fin. Car le seuil d’acceptabilité de la violence peut toujours être repoussé une fois les objectifs atteints. En déplaçant l’espace de la non-violence, en recréant un vide, l’institution réenclenche le mouvement ou l’accélère, garantissant ainsi sa pérennisation.

Comment s’y prend-elle ? C’est une constante historique. Les institutions y parviennent en contrôlant l’invisible et la frontière entre le perceptible et l’imperceptible. Car en contrôlant l’invisible, en prétendant intercéder avec ce qui ne se voit pas, avec ce qui est caché, distant, inatteignable, l’institution devient la garante de la frontière entre le « sans » et le « avec ». Elle peut donc contrôler l’espace de l’absence. Elle peut mobiliser à souhait un ennemi invisible et elle est en mesure d’agir à sa guise sur les éléments invisibles censés modeler le réel : les lois, les risques, l’arrière-cour, le bien commun, les dieux et tout ce qui relève de l’intériorité, des croyances, des désirs. C’est ainsi que la frontière réelle, le morcellement et l’enferment dans l’espace réel, trouvent leur correspondance, leur légitimation dans des éléments de l’espace invisible, de ce qui n’est pas tangible. Éléments sur lesquels l’institution est la seule à avoir une emprise directe.

Ce contrôle de l’invisible, réel ou imaginaire, permet à l’institution de repousser sans cesse ses objectifs et ainsi de perdurer. Et c’est une nécessité pour elle. Car, comme nous l’avons vu, plus elle comble le vide, plus le risque qu’elle disparaisse s’accroît. Elle doit donc à la fois éliminer le « sans », par exemple, éliminer le chômage, mais en même temps, constamment faire renaître le « sans », en recréant un nouvel ennemi invisible (le migrant) ; en établissant des liens de causalité hypothétique entre la présence de cet ennemi et certaines nuisances ; ou, autre exemple, en criminalisant ou en dénigrant ceux qui veulent vivre sans (par exemple, sans travail). Elle peut aussi, comme on vient de le voir, rabaisser ce qu’on pourrait appeler le « seuil d’acceptabilité du sans » ; ce qui nourrira un prétexte pour repousser l’objectif à atteindre et imposer de nouvelles normes. Une autre action possible consiste à orienter le désir, avec la publicité, ou de reconstruire les finalités en projetant sur l’usager des besoins qui ne sont plas les siens. Ce qui est rendu possible, précisément par le fait que ces besoins ne seront jamais vraiment observables. Ils appartiennent à la sphère de l’intériorité invisible. Enfin, elle peut aussi se contenter de brouiller les frontières entre le « sans » et « l’avec » à travers l’usage d’une novlangue ou de « mots valises ».

L’exemple du travail est très parlant à cet égard. Le fait de vivre sans travail renvoie le plus souvent à la volonté d’extraire l’activité humaine de son encerclement, de son absorption par des structures d’échange marchandes ou coercitives. La personne qui veut sortir de la prison du travail idéalise un retour à l’activité visible, au désir simple (ce qu’on pourrait rapprocher de ce que les psychologues appellent les motivations intrinsèques). Elle tente alors de renouer, dans une quête de pureté, avec l’activité brute, gratuite ; l’activité pour soi, sans contrainte. Reste que cette voie n’est pas sans risque parce que l’institution peut transformer cette quête de non-travail en colonisation du temps libre par le travail. Le travail étant une notion complexe, floue, élastique, la quête de non-travail, idéalisée, peut ainsi se retourner contre le loisir en l’englobant, en le subsumant. C’est ainsi que la marchandisation des corps, à travers le numérique et notamment le télétravail, empiète sur l’activité libre et sur les corps libres. Tout cela se déroulant dans une ambiance décontractée, relaxe ! Car le travail marchand ou le travail obligatoire savent se parer de qualificatifs dorés qui masquent leur vraie nature. La direction se transforme en comité de bienveillance, les subordonnés deviennent des collaborateurs.

Prenons un autre exemple : la musique. C’est dans l’invisibilisation que se niche l’institution et le marché musical. Droits d’auteur invisibles, flous, omniprésents, qui s’accrochent à la musique, la suivent et la figent, partout où elle est diffusée. Dons et talents invisibles, mystère du génie, excellence du bon goût, sophistication extrême, sentiments ineffables, confiscation de la production à travers sa transcription en partition musicale. Tout cela accompagne la musique savante ainsi que la musique mise au service du sacré. Enfermement de la musique dans des catégories conceptuelles inviolables, mais aussi, enfermement spatial dans les salles de concert où le corps du musicien se voit investi d’une sacralité, du fait même qu’il soit inatteignable. Et enfin, construction d’un désir musical perpétuellement insatisfait à travers la mise en scène soigneusement orchestrées de la mode musicale. C’est dans ces processus que le Marché de la musique et l’institution de la musique savante se perpétuent.

Mais à côté de cela, dans la musique, il y a aussi des mouvements qui tentent de s’affranchir de ces pièges invisibles. Le mouvement punk par exemple, mais aussi celui des free-party qui, à l’origine, tentait d’opérer une rupture radicale avec toutes les manifestations de l’institution musicale. Musique sans droits, sauvage, remixes ; musique restituée dans sa dimension la plus brute ; musique simple, fonctionnelle, diffusée dans des espaces ouverts ; musicien anonyme qui s’efface derrière les platines… Et il y a aussi le mouvement de la musique libre qui reconsidère le droit de l’usager et tente de rouvrir les espaces de production musicale.

En conclusion, si la quête du « vivre sans » est peut-être aujourd’hui la seule quête de liberté réelle et légitime, tant qu’elle revendique la liberté de vivre sans et la liberté qui résulte du fait de vivre sans, c’est aussi une aventure périlleuse, une démarche qui peut sans cesse s’écrouler et être récupérée par l’institution. Car celle-ci peut toujours se la réapproprier de l’extérieur, en invisibilisant les rapports de domination et la logique d’épuration et d’exclusion sous-jacente à son action. Mais le risque demeure grand, également, comme pour tout mouvement de libération d’être confronté à une institutionnalisation de l’intérieur. La dépendance générée par les subventions, et plus généralement les différentes formes de financement public, peuvent être, à cet égard, une des portes d’entrée privilégiée pour asseoir la domination des institutions sur des mouvements du « sans » qui, à l’origine, cherchaient courageusement et sincèrement à se soustraire à leur empire.

Notes

2 Cf. par exemple l’expérience relatée par Marc Boyle dans L’homme sans argent, Les Arènes, 2014.

3 Voir Didier Cros, No Sex, Arte.tv, France, 2022.

4 Cette remarque reste valable même lorsque le « Moi » est la personne visée. S’agit-il d’une renonciation ou d’un évitement qui sont fondés sur un principe de plaisir ou au contraire, vécus comme une contrainte pesante ?

Catégories: De tout et de rien




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Commentaires (1):


Posté par BenjaminGrassineau le 27-02-2024 à 16:49

A lire sur le sujet : « peut-on vivre sans... », Sciences Humaines, n°366, mars 2024.



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