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Carnet de voyage de la caravane de la gratuité – Août 2022 - IV. Radio trafic. Mais au fait, elle sert à quoi cette caravane ?
Auteurs : Aurélien Culat, Benjamin Grassineau, Camille Péchon, Charles Péchon, Frédéric Fichant, Victor T (voir aussi l'historique)
Date de création de l'article : 11-10-2025 10:24
Rubrique : Les espaces de gratuité mobiles
Etat de la rédaction : finalisé
Droit de rédaction : ouvert
Licence : Licence culturelle non-marchande
Création de la page: 11 octobre 2025 / Dernière modification de la page: 12 octobre 2025 / Propriétaire de la page: Benjamin Grassineau
Résumé : Au tout début du périple dans le Béarn de la caravane de la gratuité, cinq de ses contributeurs ont participé à une émission de radio enregistrée dans le studio de Radio Ballade. Loin d'être anecdotique, celle-ci a joué un rôle structurant dans la construction collective d'un sens au voyage qui allait être entrepris, voire dans son organisation. C'est en effet au cours de cette émission que les finalités du voyage ont commencé à se clarifier et à se préciser.
Voilà une fonction radiophonique qui n'est pas des plus courantes ! Elle mériterait pourtant d'être davantage employée dans des démarches de recherche-action radicales qui séparent le moins possible la diffusion de la recherche-action, de son élaboration et de sa mise en œuvre. L'idée étant d'intégrer les différents processus de la recherche dans un même continuum de recherche-action-diffusion. Pourquoi vouloir rompre ainsi avec la séquence traditionnelle et presque intangible recherche > action > publication > consommation/usage ?
L'objectif est d'opérer une rupture avec la marchandisation du savoir. En temps normal, le consommateur radiophonique (ou youtubesque) s'attend en effet à un produit fini. Réussi ou non... à lui d'en juger. Mais c'est un bien de consommation finale, un « spectacle », pour faire référence à Guy Debord, qu'il désire obtenir. Par exemple, le spectacle d'une parole d'expert. Le bel ordonnancement d'une playlist raffinée. Ici, rien de tel ! Il se retrouve pris dans l'incertitude et l'inexactitude d'une action et d'une pensée qui cheminent en même temps que l'émission se déroule. Impossible, dès lors, de prévoir à l'avance où celle-ci l'emmènera, puisque l'émission est incluse en direct dans le processus contingent de la recherche-action elle-même. On pourrait dire qu'elle est voyage, exploration en tant que telle. Ou mieux ! Elle est un élément à part entière du voyage non-marchand.
Aurélien Culat : Aujourd'hui, à la présentation de l'émission Entrez sans payer, c'est Aurélien. Car Benjamin et Frédéric sont dans les fauteuils des invités. À vos côtés, j'accueille également Camille, Victor et Charles, membres fondateurs de l'association Les Architectes de la Gratuité pour parler d'un projet qui vous concerne tous les cinq : la caravane de la gratuité.
Mais avant cela, je vais laisser la parole au « père Benjamin » qui a une bonne nouvelle pour nous. Pauvre pécheur que nous sommes !
Benjamin Grassineau [sermon radiophonique pré-enregistré!]
Mes frères et mes sœurs, nous revoilà enfin ensemble sur la radio du Christ qui se ballade pour célébrer dans une joie ineffable notre Seigneur bien-aimé qui nous fait don de ce dispositif d'écoute radiophonique qui ravit nos saintes oreilles.
Et ainsi, par la voix hertzienne, il nous délivre ses dix commandements.
- Croissez et multipliez-vous ! Faites l'amour à tout va ! Avec n'importe qui et tout le temps !
- Ton porte-monnaie et ta carte bleue, tu brûleras dans une place publique à la vue de tous car ce sont les chaînes qui te retiennent et t'empêchent de voir sa lumière divine. Et ainsi, par le feu purificateur, tu te délivreras du mal qui t'accable.
- Il nous dit aussi de bio, de durable, de sans-déchet et d'éco-responsable, de local, tu n'achèteras point. Car ce sont là des illusions que le démon du capitalisme met sur ta route pour te fourvoyer.
- Tu laisseras l'étranger habiter en ta demeure et tu habiteras dans sa demeure.
- De l'argent public, tu ne profiteras point car il est bien mal acquis.
- Tu ne vendras pas non plus car vendre aliène les biens. Au contraire, les biens tu les libéreras en les rendant nomades.
- Tu exhiberas la pauvreté comme s'il s'agissait du trésor le plus précieux.
- La culture tu libéreras car la parole est libre, tout comme l'oiseau dans le vent qui porte le message céleste de l'indicible esprit de la gratuité.
- La voix du convivialisme tu suivras. Et à la parole du marché tu désobéiras.
- Et dernier commandement, tu répandras la voix de la gratuité au-delà des mers et des montagnes. Tu iras porter le message.
Car je te l'ordonne !
Aurélien Culat : Vous êtes de retour dans Entrez sans payer ? On parle de voyage. Et le voyage de nos invités, aujourd'hui, ce sera en caravane. Benjamin, est-ce que tu peux nous expliquer ce projet de caravane de la gratuité ? Peut-être déjà nous dire ce qu'est cette caravane ? Ce qu'il y a dedans ?
Benjamin Grassineau : Oui. Expliquer le sens est compliqué. En revanche, le principe de fonctionnement est tout simple. Il s'agit d'un espace de gratuité mobile. Physiquement parlant, c'est une caravane tractée par une voiture qui va se déplacer d'un point à un autre, et proposer, faire circuler l'espace de gratuité en tant que tel, avec les objets qu’il contient.
Aurélien Culat : D'où et quand partira cette caravane ?
Benjamin Grassineau : Elle partira aujourd'hui d'Antugnac vers le Béarn, avec quelques étapes sur la route.
Aurélien Culat : Combien de temps allez-vous voyager ? Vous partez aujourd'hui mais quand reviendrez-vous ?
Benjamin Grassineau : Nous partons pendant deux semaines.
Aurélien Culat : Combien d'étapes avez-vous prévu sur le chemin ?
Benjamin Grassineau : Nous verrons au fur et à mesure. Pour l'instant, il y a trois étapes de prévues pour alléger le trajet. Après cela, nous resterons dans le Béarn en rayonnant autour d'un point de chute que nous avons par là-bas.
Aurélien Culat : Le but de cette caravane est-il dans un premier temps d'emmener cet espace de gratuité d'un point à un autre et donc de faire découvrir aux gens un espace non-marchand et nomade ?
Benjamin Grassineau : Il y a effectivement cet objectif, qu'on pourrait appeler un objectif d'information. Ou plutôt de prosélytisme ! Pour ne pas dire évangélisme !
Aurélien Culat : On va dire propagande !
Benjamin Grassineau : D'où le petit clin d'œil dans la présentation tout à l'heure… Un des objectifs de la caravane de la gratuité est en effet de faire connaître le principe des espaces de gratuité et d'informer sur ces espaces et d'autres projets du même type… Ça peut être par exemple d'autres magasins gratuits, les réseaux d'hospitalité, le bookcrossing... Bref, tout ce qui rayonne autour de cette économie. Donc les faire connaître et aussi montrer par l'exemple comment ça fonctionne ; ou plutôt par la pratique. Ça c'est très important. On s'appuie sur un principe qui est vérifié depuis longtemps dans les espaces de gratuité : tant qu'on n'a pas fait concrètement le geste d'interagir avec un espace de gratuité, de prendre ou donner des objets gratuitement, on n'en comprend pas pleinement le fonctionnement.
Aurélien Culat : D'accord, il faut une expérience sensible ?
Benjamin Grassineau : Oui. Je dirais même corporelle. Le corps doit être « engagé » in situ dans le processus.
Aurélien Culat : Le but est-il aussi d'aller voir des espaces de gratuité qui existent déjà, de relier des initiatives qui s'approchent de ce que vous avez par exemple pu faire à Puivert avec le magasin gratuit ?
Benjamin Grassineau : Tout à fait, ça peut être un des objectifs. Mais ça dépend du voyage qui est entrepris. Si nous trouvons sur la route des personnes et des lieux qui sont intéressés par la démarche, ou mieux, qui sont déjà engagés dedans, nous prévoyons d'aller à leur rencontre et de débattre avec eux sur des thèmes relatifs à l'économie non-marchande ; ou bien partager des expériences ; ou encore contribuer à les connecter avec d'autres lieux du même type.
Aurélien Culat : Concrètement comment allez-vous procéder ? Serez-vous tous les cinq dans la caravane, dans la voiture devant, avec un haut-parleur sur le toit : « aujourd'hui, à 10h, sur la place centrale du village, venez retrouver la caravane de la gratuité ».
Benjamin Grassineau : Pourquoi pas !? Charles, qu'en penses-tu ?
Charles Péchon : Il y a certaines étapes prévues où nous avons déjà prévenu des gens. On peut être en lien avec des mairies. Auquel cas ce serait prévu. Dans d'autres circonstance, on peut arriver dans un village, trouver des personnes devant un café et entamer une discussion - peut-être pas non plus avec un haut-parleur... Même si nous n'allons pas forcément crier dans la rue « voici l'espace de gratuité ». De toute façon, il sera visible. Nous comptons aussi nous poser dans des endroits fréquentés. En résumé, nous n'avons pas un mode de fonctionnement pour l'information qui est prédéfini. Nous verrons en fonction des moments. Soit des gens que nous connaissons au préalable nous introduisent dans un lieu : une mairie, un village, des associations de village. Soit on peut se pose un peu où on veut. Et puis en s'y installant, comme la caravane est repérable, ça risque d'intriguer. Les gens viendront alors sans doute poser des questions. Je pense que ça va se passer comme ça.
Aurélien Culat : Charles, tu as une formation en sciences politiques. Une formation de sociologue. Ton sujet de recherche-action est la gratuité et en particulier l'espace de gratuité mobile. Tu as déjà des expériences là dedans ? As-tu déjà emmené un espace de gratuité mobile quelque part ou là, c'est vraiment l'occasion pour toi de voir comment ça fonctionne, si c'est réplicable, etc. ?
Charles Péchon : Oui, j'ai découvert la gratuité à Puivert il y a quelques années grâce à Benjamin. Son ambassadeur ! Son apôtre !!
[rires]
Aurélien Culat : Son prophète !
Charles Péchon : Puis à nouveau grâce à Benjamin et un projet d'espace de gratuité à Paris, mais cette fois-ci dans le cadre de l'action sociale, dans une association de prévention spécialisée. Le projet consiste dans la mise en place d'un espace de gratuité mobile dans un objectif social. Enfin plus ou moins. Les objectifs sont variés. C'est à la fois un objectif social, un objectif de recherche autour de la violence et des liens qu'on peut faire entre gratuité et action sociale. Cet espace de gratuité se déplace aussi, mais seulement sur deux arrondissements de Paris. Et comme c'est un projet de recherche, depuis ma participation, il y a un peu moins d'un an, j'ai eu l'idée de travailler dessus pour voir en quoi un espace de gratuité peut représenter un nouveau type d'action sociale.
Aurélien Culat : Donc ce ne sont pas forcément les mêmes enjeux sur cette caravane ?
Charles Péchon : Non. Même si ça peut... Et c’est ce que j'aime bien. Ce que j'ai retenu des espaces de gratuité, c'est aussi que les usagers peuvent presque l'utiliser de la façon dont ils veulent, sans que leur soit imposée une utilisation déterminée. À Paris c'est le cas. En tout cas, on essaye de maintenir cette possibilité. Donc ça peut très bien servir à un projet de recherche, à de l'action sociale, mais ça peut aussi servir à plein d'autres choses. Par exemple à se procurer des objets, tout simplement. Il y en a qui peuvent le voir plus comme un moyen d'accéder à certaines ressources tandis que d'autres peuvent le voir plus comme un outil de recherche, ou autre. Et donc le voyage qu'on va faire jusque dans le Béarn peut servir à différentes choses en fonction des gens qui vont y participer.
Benjamin Grassineau : Oui c'est important d'insister sur l'indétermination de la finalité du projet. Et de sa forme aussi d'ailleurs. On voit bien que ce n'est pas encore très clair...
Aurélien Culat : J'allais vous demander justement. Le but, j'imagine, c'est aussi d'expérimenter le voyage sans argent, ou du moins avec un minimum d'échanges marchands ? C'est à dire que vous même allez incarner cette démarche ? Comment vous préparez-vous à cela ? Comment se prépare un voyage avec le moins d'échanges marchands possibles ?
Benjamin Grassineau : Alors il faut relativiser. Il y aura quand même de l'argent. Même s'il y a effectivement cette intention partagée, comme tu le notes, de réaliser cette action avec le moins d'argent possible. Enfin, plus exactement, l'idée est plutôt d'essayer de maximiser le recours à des échanges non-marchands. Je prends un exemple, nous aimerions nous rendre dans les stations services pour demander directement de l'essence aux personnes qui sont en train d'en mettre, de façon à alimenter la voiture et pouvoir circuler gratuitement. Action toute simple mais qu'il faut arriver à mettre en pratique ! Est-ce qu'on va oser la faire ?! Quoi qu'il en soit, il ne s'agit évidemment pas d'une action sans argent à proprement parler. En revanche, elle s'appuie sur un échange non-marchand entre nous et le généreux pompiste amateur ! Donc voilà ce que pourrait être un des objectifs instrumentaux qui serait cohérent avec notre finalité. Dans le même ordre d'idée, nous espérons être hébergés gratuitement dans les endroits où nous nous arrêterons. Si nous n'y arrivons pas, nous pratiquerons alors le camping sauvage. Toujours dans cette idée d'essayer d'être un maximum cohérent avec la finalité, de satisfaire au principe de convergence entre la fin et les moyens. C'est un point très important qui guide d'ailleurs l'action de l'association GratiLib depuis ses origines.
Aurélien Culat : Comment subventionnez-vous ce voyage ? Parce que sur les frais incompressibles comme l'essence, ça va être compliqué. Même si apparemment ça se fait de se faire payer de l'essence dans les stations ! Je crois que Fred a une anecdote là dessus... Comment est-ce que vous avez budgété ça ? Est-ce qu’il y aura une caisse à prix libre, un truc comme ça ? Est-ce que vous prenez les dons tout au le long du voyage ou est ce que vous voulez vraiment qu'il n'y ait pas pas du tout d'interaction monétaire entre vous et les personnes que vous allez croiser ?
Charles Péchon : Déjà, tout l'argent dont nous ne pouvons nous passer viendra de nous et effectivement après il peut y avoir... enfin il y aura sans doute une boîte à dons sur la caravane. Mais ça dépendra des gens. Donc si personne ne nous donne d’argent, évidemment nous allons la payer nous même. Idem pour le matériel dont nous aurons besoin pour camper. Ce sont des investissements personnels, entre guillemets, même s'ils ne représentent pas non plus des grosses sommes. Vraiment pas. La caravane, par exemple, c'est Benjamin qui l'a achetée il y a quelques années.
Benjamin Grassineau : Elle est rentabilisée depuis !
Aurélien Culat : Alors c'est l'instant tuto-pratique ! Fred, comment est ce qu'on demande de l'essence dans une station service à quelqu'un ?
Frédéric Fichant : Ce n'était pas dans une station service. L'anecdote que je racontais, c'était au cours d'un voyage en bateau. Je me suis retrouvé à Gênes et je me suis fait arrêter par la douane italienne, la Guardia di Finanza. Et après un interrogatoire d'une heure et demie ils m'ont laissé repartir. Enfin, ils m'ont demandé de repartir en France en me donnant 60 litres de gasoil.
Aurélien Culat : Excellent ! Dans un bidon ?
Frédéric Fichant : Dans plusieurs bidons. Il y avait deux bidons de 20 litres et deux bidons de 10 litres. Plus un plat de pâte et un café.
Aurélien Culat : Parfait !
Benjamin Grassineau : Les pâtes étaient bonnes ?
Frédéric Fichant : Ah oui ! Al dente !
Aurélien Culat : C'était un office de tourisme pour l'Italie ambulante ! Qu'est ce que vous emmenez avec vous sur un voyage comme ça ? Qu'il y aura-t-il concrètement dans la caravane ?
Frédéric Fichant : Il y aura une exposition nomade. Ce qui peut faire entrer des dons. En sachant que les tableaux seront à prix libre. Au passage, en italien prix libre c'est pas facile à traduire : prezzo libero. On ne sait pas trop…
Aurélien Culat : Apprenez-le en béarnais déjà ! Ça suffira pour ce voyage ! On y reviendra sur l'art nomade, sur ta participation, Fred. Mais je pensais plus à ce que vous emmenez : des vêtements, des objets, des outils... ? Qu'est ce que les gens trouveront dans la caravane ?
Benjamin Grassineau : Alors déjà, il y a une petite zone de gratuité. De plus, nous allons nous arrêter à Puivert au magasin gratuit, pour recharger la caravane. Ensuite, on peut imaginer des choses plus expérimentales. Par exemple des affaires à prêter. J'avais pensé à ça, éventuellement. Des affaires qu'on pourrait acquérir à condition de devenir potentiellement prêteur. On emprunte une affaire et ensuite, même si on la garde, on devient son « prêteur officiel ». Je ne sais pas si c'est très clair. Admettons par exemple il y ait dans la caravane une enceinte Bluetooth. On pourrait imaginer que la caravane permette de l'emprunter. Donc, une personne vient dans la caravane et dit : « Ah c’est chouette, je voudrais la prendre ». On dit : « Ok ! Tu peux la prendre, mais "en contrepartie", tu t'engages à la re-prêter si quelqu'un te la demande ». En sachant qu'il y aurait un listing rendu public des affaires qui ont ainsi été prêtées à droite à gauche et des personnes qui les détiennent temporairement. Donc voilà, des idées comme ça permettraient de faire connaître et même d'accroître l'économie non marchande en général. C'est l'un des objectifs de la caravane : voyager selon cette forme d'échange et réfléchir, tout en adhérant au réel, à « comment on s'y prend pour faire circuler les affaires d'un point à un autre, même sur de longues distances sans passer par le marché, autrement dit, avec d'autres formes d’échange ».
Aurélien Culat : Et justement, sur le fait que vous notiez qui a prêté quoi, etc., imaginez-vous mettre en réseau, faire une carte des espaces de gratuité et des personnes-ressources que vous croiserez sur le chemin ? Est-ce qu'il y a cette volonté de cartographier, de faire réseau, de documenter tout cela.
Benjamin Grassineau : Oui ! C'est prévu dans le fonctionnement de la caravane. Elle sert aussi à se déplacer pour cartographier. Admettons qu'on pose la caravane dans un village. On peut alors aller le visiter (une bonne occasion de faire un peu de tourisme !) et repérer dans quels endroits il serait potentiellement pertinent d'installer des espaces de gratuité de rue. On peut aussi cartographier tous les espaces de gratuité déjà présents dans un périmètre donné : un quartier, un village. Ce qui peut intéresser au passage les acteurs institutionnels, les mairies qui trop souvent, ignorent ce qui est gratuit dans leur territoire ou n'y prêtent même pas attention. C'est un point noir dans la valorisation de leurs ressources. Le patrimoine gratuit est négligé alors qu'il gagnerait pourtant à être mis en exergue. Prenons par exemple le lavoir d'Alet. C'est un très bon exemple de gratuité qui permet une pluralité d'usages. Or, la mairie ne le valorise absolument pas. Étrange. Je ne veux pas critiquer, mais faire connaître la gratuité de ce lavoir, de ce lieu de vie, serait pourtant bénéfique, ne serait-ce que pour l'image de la commune.
Aurélien Culat : Le fait qu’on vienne prendre de l'eau gratuitement, qu'on vienne s’y tremper les pieds gratuitement…
Benjamin Grassineau : Voire laver du linge.
Aurélien Culat : Oui j'y ai déjà fait ma vaisselle ! Donc l'idée est aussi de mettre en valeur des choses qui existent déjà mais qui ne sont pas perçues comme des richesses collectives.
Benjamin Grassineau : Exactement.
[Musique]
Aurélien Culat : Vous êtes de retour dans Entrez sans payer sur Radio Ballade, où l’on parle de la caravane de la gratuité avec Benjamin, Fred, Camille, Victor et Charles. Avant de repartir sur cette caravane, Benjamin, tu peux nous parler un peu de ce musicien, Mushotoku, qui nous a donné ces morceaux pour diffusion gratuite aujourd’hui dans l’émission ?
Benjamin Grassineau : Il arrive de Vendée et je crois qu'il est venu s’installer dans la région il y a environ un an. Je l’ai rencontré via la gratuiterie de Limoux. Et récemment, il m’a dit qu’il était musicien et avait envie de jouer, de faire connaître sa musique. Il est dans une approche très chouette : jouer en tant qu’amateur mais sans que cela ne soit problématique... En disant, « je ne sais pas forcément jouer des instruments, mais j’ai quand même envie de faire de la musique ». Et ça c'est une démarche intéressante vis à vis de ce qu’on défend. C’est à dire, ne pas forcément être dans le professionnalisme. Enfin pas systématiquement. Laisser une place à la possibilité de faire de la musique comme on a envie et avec les moyens qu’on veut.
Aurélien Culat : Revenons à cette caravane de la gratuité, les amis, qui part aujourd’hui même d’Antugnac et qui pendant deux semaines va emmener cet espace non-marchand jusqu’au Béarn. Les cinq copilotes de la caravane sont avec nous. Ce que j’avais envie d’interroger, c’est le rôle de chacune et de chacun. Parce que vous avez tous des spécialités. Vous avez tous quelque chose à apporter et quelque chose à apprendre aussi de différent de cette caravane. Victor, par exemple, tu as une formation de philosophe. J’imagine que tu as un point de vue aussi sur les échanges non-marchands, sur la gratuité, que tu apportes une réflexion sur cette caravane ? Peut-être que ça peut inspirer ton travail. Et je crois que tu t'enseignes déjà ? Ou tu vas bientôt enseigner ? Ça pourrait être des sujets intéressants à ramener à tes étudiants.
Victor T : Oui tout à fait. Alors petite précision, je vais peut-être enseigner en septembre, mais ce n'est pas sûr. C'est un peu le bordel dans l'éducation nationale en ce moment ! En ce qui concerne la réflexion, je n'aimerais pas poser un avis avant. J'aimerais bien me nourrir de l'expérience pour ensuite me faire un avis. Et justement c'est peut-être le moment de rendre la philosophie pratique. On a toujours l'impression qu'elle est dans le ciel des idées, un peu lointaine. Cela pourrait peut-être contribuer à créer une pratique de la philosophie qui s’avérerait intéressante. Et aussi ramener ça aux élèves dans le futur pour qu'ils puissent, plutôt que de parler de Platon il y a 2000 ans, parler de ce qui se passe aujourd'hui, avoir un point de vue philosophique, ou un autre point de vue un peu importe, sur cette économie non-marchande.
Aurélien Culat : Tu as notamment pas mal travaillé sur l'économie, la politique, sur le rapport entre l'État et l'économie, et c'est ça aussi pour toi, le travail d'un philosophe , ou du moins, d’une personne qui s'intéresse à la philosophie, qui travaille dedans ? C'est de se colleter au réel et tenter, justement, d'incarner cette économie, de se mettre dedans et de regarder ce qui peut se faire à l'intérieur et en dehors de l'économie marchande ?
Victor T : Tout à fait oui ! Je crois qu'il faut vraiment rentrer dans le truc. La théorie a ses limites et elle est souvent une image figée du passé. Du coup, il faut vraiment « y aller » pour étudier les rapports entre l'économie et l'État. Mais je pense que c’est aussi une question d'avenir.
Aurélien Culat : À côté de toi, il y a Camille. Camille, ta spécialité est aussi la philosophie. Tu t'apprêtes à enseigner bientôt. Tu as plutôt travaillé sur le temps, sur la technique, le transhumanisme. Ce sont des sujets qu'on remet justement beaucoup en question avec ces échanges non marchands, avec en plus cette optique de caravane, etc. C'est aussi une autre vision du temps ; une autre vision des rapports humains et de comment ils s'inscrivent dans le temps. Comment es-tu arrivée à cela, à la gratuité ? Au fait que ça entre en collision avec ce sur quoi tu travailles ?
Camille Péchon : Je connais la gratuité surtout grâce à Charles, mon frère, et aussi grâce à Benjamin. C'est plutôt familial ! Et par rapport à mes sujets de mémoire, par rapport au temps, ça permet d'expérimenter « pas l'immédiateté », « pas l'instantanéité », pas le « toujours aller plus vite ». Donc de prendre son temps. C'est un temps beaucoup plus lent en fait que nous retrouverons dans ce voyage et dont nous pourrons en faire l'expérience. Ça peut représenter une bonne opportunité d'aller plus lentement dans la simplicité. Quelque chose de plus simple, de plus convivial qui permet de se poser également. C'est sûr que c'est une expérience plutôt lente.
Aurélien Culat : Et justement sur cette question. Benjamin, toi qui réfléchis sur la gratuité et qui la mets en pratique depuis des années. Cette question du temps te paraît-elle centrale ? Pour avoir accès à l'économie non marchande, ne faut-il pas aussi réintroduire le temps que la société de consommation a fait passer par la fenêtre ? Qu'il essaie de compresser à tout prix ?
Benjamin Grassineau : Oui c'est sûr que le temps ne va pas se se concevoir, se vivre de la même manière dans des rapports marchands et non-marchands. Basiquement, quand on prête une affaire à quelqu'un on lui dit « tu me la rendras ». Certes, parfois on précise, « tu me la rendras dans deux semaines ». Puis finalement le prêt dure trois mois ! Voire plus. Tandis que dans une location marchande, ça prend tout de suite des proportions bien plus contraignantes. Le temps est bien plus...
Aurélien Culat : Cadré ?
Benjamin Grassineau : Oui c'est cela. Beaucoup plus cadré. À l'inverse, dans les pratiques non-marchandes, on adopte une vision du temps qui est beaucoup plus floue, ralentie, contingente ! Je rapprocherais cela d'un slogan de la culture libre :
« la route est longue mais la voie est libre ».
Je le trouve assez parlant. On prend tout son temps. Cette économie ne se généralisera pas du jour en lendemain. Il faut prendre le temps de la développer progressivement. De toute façon, on ne peut pas le faire de façon urgente car le changement des représentations est un processus très long. Par exemple, à Puivert, avant que le magasin gratuit ne commence à vraiment s'implanter dans le paysage, ça a pris un moment. Au début les habitants se demandaient « c'est quoi cet ovni » ? Mais sur le temps long ça a fini par s'enraciner, par entrer dans les mœurs. Ce qui illustre le fait que c'est sur le temps long que le changement d'économie va se faire.
Aurélien Culat : Donc si le temps c'est de l'argent quand on n'a pas d'argent on peut le remplacer avec du temps finalement. Je veux dire, rentrer dans l'économie non marchande, c'est aussi prendre son temps de pas avoir tout tout de suite, de rentrer en contact avec les gens, d'apprendre à demander les choses plutôt que de les payer cash et de les avoir tout de suite. Réintroduire le temps permet aussi de mettre l'argent à distance. En tout cas si on veut mettre l'argent à distance, on doit introduire le temps.
Benjamin Grassineau : Exactement. En pratique, dans l'usage au quotidien des espaces de gratuité, surtout s'il est couplé avec un mode de vie qui se veut le plus sobre possible du point de vue de l'économie marchande, quand on ne dispose pas d'une ressource, on attend qu'elle arrive dans un magasin gratuit ou dans un espace de gratuité (ou de pouvoir la récupérer). Sauf que bien souvent, ce ne sont pas les bons trucs qui arrivent ! Si bien qu'en fin de compte, on satisfait son besoin d'acquisition avec autre chose ! Quoi qu'il en soit, on prend le temps et puis un jour : « Voilà c'est là. Enfin, ça y est ! Ô joie, c'est arrivé » ! Il y a un côté magique ! C'est comme un cadeau de noël ! Donc il y a effectivement cette dimension : prendre son temps, laisser les choses arriver. Ce qu’on n'a plus l'habitude de faire dans l'économie marchande où l'on veut les choses instantanément ou du moins le plus vite possible. Et pour cause ! On paye pour ça. L'argent, c'est une régulation du temps.
Aurélien Culat : Mais alors tous les cinq vous allez suivre la caravane sur les deux semaines. Comment ça va se passer ? Vous allez papillonner ou vous partez en road-trip tous ensemble ?
Victor T : En road-trip tous ensemble.
Aurélien Culat : D'accord. Donc vous avez vraiment prévu de suivre la caravane. Vous tenez un carnet de bord quelque chose comme ça ? Comment ça va se passer ?
Victor T : On avait tous prévu de tenir un petit carnet de bord et après on verra pour les photos ou d'autres choses en plus.
Aurélien Culat : Quel retour envisagez-vous de faire de ce voyage ? Quel matériau voudriez-vous ramener derrière ? Des vidéos, des notes ? Faire un rendu ? Une soirée ou une émission de radio de restitution ? Quelque chose comme ça ?
Charles Péchon : On ne sait pas exactement si ça va être un document commun ou si chacun va faire un truc de son côté. Moi personnellement des comptes-rendus par jour, style carnet de bord, ça me va plutôt bien. Après j'imagine que des gens prendront forcément des photos. On pourrait aussi imaginer, comme on fait à Paris par exemple, un livre d'or où les utilisateurs donnent leur impression par écrit. Sauf que s’ils n'ont le temps de le fréquenter qu'une demi journée, je ne sais pas s’ils auront forcément envie de le faire. Mais pourquoi pas. Et après oui, on pourrait faire une émission de radio si on trouve le temps quand on revient !
Aurélien Culat : Des vidéos peut-être ? Vous emmenez du matériel pour prendre du son ?
Benjamin Grassineau : Smartphone.
Aurélien Culat : Et vous êtes sur les réseaux sociaux ? Vous allez faire des lives Facebook ? Vous avez un blog ?
Charles Péchon : Non.
Benjamin Grassineau : Il y a quand même sur le site non.marchand.org, des articles, une page sur la caravane de la gratuité. Il n'y a pas d'envie de se mettre sur les réseaux sociaux.
Charles Péchon : Moi pas du tout personnellement.
Benjamin Grassineau : Non parce qu'on n'est pas dans une logique d'efficacité mais de cohérence entre la fin et les moyens. Donc on s'en fiche. Enfin, c'est certes important de répandre l'idée mais on n'est pas sur une logique d'efficacité globale. On ne recherche pas le résultat mais juste à ce que notre action soit cohérente avec des principes définis en amont.
Aurélien Culat : D'accord. Donc vous vous annoncez pas par exemple avant d'arriver quelque part. Vous ne faites pas une annonce sur les réseaux.
Charles Péchon : Non ce n'est pas prévu
Aurélien Culat : Vous laissez justement la place à cette spontanéité, au temps ?
Benjamin Grassineau : Oui. Si nous commençons à annoncer notre venue, ça risque, comme tu le soulignes par rapport au temps, de planifier le projet, de contraindre nos déplacements. Et ce faisant, de réduire le côté adaptable et un peu flou que nous cherchons à préserver.
Aurélien Culat : Et ça laisse la place à de bonnes surprises !
Benjamin Grassineau : Exactement. C'est comme ça que ça marche.
Victor T : L'idée est aussi de laisser les gens s'investir eux-mêmes de la chose. Or, si on prévoit, si on se met sur les réseaux sociaux, il y aura sans doute des gens étrangers au projet qui vont venir. Ça ne sera plus une initiative locale. Ce qui est un peu dommage.
Aurélien Culat : Il y aurait des gens qui vous suivraient depuis ailleurs, alors que là, vous venez rencontrer les gens là où ils vivent. Et qu'est-ce que vous allez leur demander à ces personnes là ? On peut tout vous donner dans la caravane ? Par exemple, si quelqu'un vous dit « justement au grenier j'ai des chaises de jardin dont je voudrais me débarrasser ». Vous prenez tout ?
Charles Péchon : Oui parce que la caravane est alimentée exclusivement par les dons des gens ou de la récupe et donc, on accepte tout ce qui est plus ou moins facile à transporter : des habits, des cd, des jeux, de la vaisselle, des trucs comme ça. Après pour une chaise, si la personne a envie de… Déjà on pourrait très bien lui dire de créer un espace de gratuité dans le village où elle habite. Ou alors, le samedi prochain on sera sur un marché - ça c'est prévu par exemple, on n'a pas beaucoup de trucs prévus mais ça c'est prévu – et elle pourrait, le temps de l'espace de gratuité ramener ses chaises. Mais si personne ne les prend nous on ne va pas les prendre. Donc, il faudra qu'elle trouve preneur rapidement ou sinon elle devra les emmener ou créer un espace de gratuité directement chez elle ou près de chez elle. Parce que c'est quand même une des idées du voyage. Comme ce n'est pas forcément commun ce genre de lieu, il faut favoriser leur création. Et ça peut commencer comme ça. Si quelqu'un peut pas stocker ses affaires dans notre caravane, directement, il peut les mettre dans un endroit dédié près de chez lui. On peut l'inciter à le faire et l'accompagner dans sa démarche.
Benjamin Grassineau : Alors je rajoute juste un point. Si quelqu'un veut adopter la caravane sur la route il peut aussi le faire.
Aurélien Culat : Mais il vous adopte avec ? Il repart avec tout le monde ?
Benjamin Grassineau : C'est à négocier ! Ça dépendra des affinités ! Non mais c'est très sérieux. Car l'idée est qu'idéalement, le contenant en lui-même obéisse aux mêmes règles de fonctionnement. Donc oui. Si quelqu'un sur la route - bon ce sera peut-être à la fin du voyage - enfin on s'arrange mais ce serait bien qu’effectivement quelqu'un adopte la caravane sur la route.
Aurélien Culat : Et continue à la faire tourner.
Benjamin Grassineau : Voilà. Et puis après on repart sur une autre caravane. Alors justement j’ouvre une parenthèse mais un des intérêts de ce format est qu'il est très abordable. On trouve aujourd'hui des caravanes vraiment pas chères, entre 200 et 1000 euros. L'investissement est beaucoup plus faible que celui qui est requis pour la location ou l'acquisition d'un local. De plus, on peut facilement la stocker quand elle est inutilisée. C'est donc un format très pratique et bon marché pour les espaces de gratuité. Bien plus simple à maintenir qu'un local. Et avec un coût d'entrée bien moindre.
Aurélien Culat : Sur ce sujet, depuis combien de temps la caravane de la gratuité est active ? L'as-tu déjà un peu faite voyager ? Est-elle déjà sortie ?
Benjamin Grassineau : Oui, elle est sortie, surtout en 2018. Puis, après une relative période creuse, elle a atterri à Ramonville à partir de 2020, 2021, à la maison de l'économie sociale et solidaire qui est devenue de facto son « port d'attache » ! Autrement dit, elle a déjà une histoire. Ce qui rejoint mon propos sur l'intérêt d'une caravane par rapport à un local. On peut la laisser au repos quand on en a marre ! Par conséquent, cette histoire, cette idée, et surtout cette expérience, nous aimerions la partager avec les personnes que nous allons croiser. Je rencontre souvent des personnes qui s'interrogent « on aimerait bien installer un espace de gratuité ou monter un magasin gratuit mais comment on fait sans un local » ? La caravane est justement un super format pour s'en passer et ainsi ne pas nourrir de faux espoirs en attendant en vain la décision d'une mairie ! Elle permet d'installer de façon tout à fait légal un espace de gratuité sur un village ou sur un quartier pour pas cher. Voire potentiellement sur un groupe de villages puisqu'elle est mobile. Ce qui, théoriquement, ouvre des possibilités pour connecter des quartiers et des villages entre eux. Faire entre des villages ou entre des quartiers. C'est un sujet important, spécialement en zone rurale. Or, il est trop souvent zappé, ou laissé entre les mains de l'économie marchande (par exemple, avec l'apologie des épiceries ambulantes ou des tiers-lieux). Je suis pourtant convaincu qu'il y a un truc à faire à ce niveau là.
Aurélien Culat : D'accord et alors il y a un point aussi sur lequel je voulais revenir qui est la dimension artistique du projet. Fred, cette caravane est pour toi l'occasion de diffuser et de faire voyager tes œuvres ? Ça consiste en quoi ? Quelles œuvres vas-tu embarquer dans la caravane ?
Frédéric Fichant : C'est de la plastique nœudienne. Quant à l'art nomade, c'est Benjamin qui l’a inventé. Plus ou moins. C’est ça non ?
Benjamin Grassineau : C'est beaucoup dire ! Ça s’inspire d'autres pratiques.
Frédéric Fichant : Déjà on a commencé à le mettre en œuvre à la gratuiterie de limoux. Il s'agit d'œuvres d'art qui portent une étiquette avec un mode d'emploi qui stipule comment l’œuvre doit circuler - gratuitement. Une condition de circulation. Par exemple, l’œuvre doit circuler tous les trois mois, changer d'adresse, changer de propriétaire, etc. C'est de l'art nomade.
Aurélien Culat : L'idée est qu’on ne puisse pas garder cette œuvre ; qu'on doive forcément, si on la récupère, la faire circuler derrière ?
Frédéric Fichant : C'est ça. C'est l'idée qu'on cherche à faire connaître et qui va désormais voyager avec la caravane ! C'est la nouveauté.
Aurélien Culat : Et tu peux avoir un retour là dessus où tu fais simplement confiance aux gens ?
Frédéric Fichant : Alors il y a un retour qui est possible via le site nonmarchand.org. Les œuvres y sont et les gens peuvent enregistrer la position de l’œuvre. Pour l'instant il n'y a pas trop de retour, mais c'est potentiellement faisable. Enfin c'est prévu.
Aurélien Culat : Et donc les amis, Quels sont les derniers préparatifs quand on part pour un voyage comme ça ? Quelle sera votre première étape dans le coin ? Où nos auditeurs peuvent vous retrouver dans les prochains jours ?
Benjamin Grassineau : Déjà, nous nous arrêtons à Puivert. Nous serons là-bas en fin d’après midi.
Aurélien Culat : D'accord. Charles ? Où se trouve le marché de samedi dont tu parlais tout à l'heure ?
Charles Péchon : C'est à Mauléon-Licharre, dans le département des Pyrénées Atlantiques. À cheval avec le Béarn.
Aurélien Culat. Oui. Dans le basse vallée de la Soule il me semble. Très bien et vous restez quelques jours à Puivert avant de décoller. Comment ça se passe exactement ?
Benjamin Grassineau : Je pense que nous allons passer en coup de vent. Mais si, potentiellement, d'autres personnes veulent qu'à notre retour, nous nous arrêtions dans leur village ou dans leur quartier... qu’ils nous contactent ! Il suffit de taper « caravane de la gratuité » sur internet et en fouillant un peu on tombe dessus.
Aurélien Culat : Ce voyage est réalisé sous l'égide de l'association que vous avez créé cette année, Les architectes de la gratuité. Est-ce que vous pouvez me raconter comment est née cette association ? Pour répondre à quel besoin exactement ?
Charles Péchon : La caravane a d’abord été liée à Gratilib que Benjamin a créé et, en début d'année 2022, avec Camille, Victor et Benjamin, moi et deux autres personnes, nous avons créé une nouvelle association qui reprend plus ou moins le même concept mais avec l'idée de passer par certains organismes comme des mairies ou des écoles, etc. pour promouvoir la gratuité et installer des espaces de gratuité qui peuvent avoir différents formats. Benjamin, tu pourrais peut-être parler plus précisément des différences entre les deux associations ?
Benjamin Grassineau : Concrètement GratLlib est une association qui vise à promouvoir les échanges non-marchands et la culture libre au sens large. Tandis que Les architectes de la gratuité proposent des services autour des espaces de gratuité. En partant du constat que ceux-ci correspondent désormais à un modèle, à un objet qui est de plus en plus précis, et de mieux en mieux défini et identifié. Donc par exemple, nous pouvons accompagner des structures pour installer un magasin gratuit dans un village ou dans une ville. Bien souvent, les mairies ou les organismes publics sont un peu perdus en la matière. Ils ne savent pas comment faire et dans ce cas, nous pouvons intervenir pour leur expliquer la meilleure démarche à adopter. Mais aussi, quels écueils ils risquent de rencontrer. Nous espérons ainsi influer sur la forme et les finalités de ce type d'installation, à les infléchir dans une certaine direction qui corresponds à une éthique convivialiste. Et avec la caravane de la gratuité, on espère aussi éventuellement rencontrer des acteurs institutionnels pour leur parler de cette démarche et tenter de les convaincre.
Aurélien Culat : C'est bientôt la fin les amis ! On a parlé pendant une heure de cette caravane de la gratuité dans laquelle vont embarquer tous nos invités aujourd'hui et qui partira aujourd'hui même d'Antugnac pendant deux semaines pour rallier le Béarn. Espace de gratuité mobile, mise en lien des acteurs de l'économie non marchande sur le territoire et puis du temps pour expérimenter le voyage avec un minimum d'échanges marchands et aller à la rencontre des personnes qui vont pouvoir prendre, donner dans cet espace et découvrir cette économie non marchande, cette culture de la gratuité. Charles, toi qui étais dans un programme de recherche action sur une caravane mobile aussi, sur un espace de gratuité mobile à Paris, tu t'embarques dans cette caravane avec un but un peu différent mais j'imagine qu'il y a des ponts entre ces démarches. C'est à dire d'introduire quelque chose de différent de ce qu'on connaît habituellement, de donner à voir, à expérimenter un autre rapport aux gens, au monde, aux produits ? Tester d'autres rapports humains ?
Charles Péchon : Depuis que je participe au projet à Paris d'espace de gratuité, j'y réfléchis. J'ai lu des bouquins par rapport à ça et j'ai pu mettre des mots sur ce type d'échanges. Benjamin parle des échanges non-marchands. Et je me suis rendu compte qu'en général, ce qui n'est pas pris en compte en économie, c'est que le secteur économique non-marchand et non-monétaire a toujours existé et qu'il a, historiquement représenté une part très importante de l'économie. Et la caravane de la gratuité est justement une forme d'économie non-marchande et non monétaire. Et il y en a plein d'autres. Par exemple l'économie domestique, les potagers. Ces formes économiques ont joué un rôle très important, de manière générale, dans la cohésion des groupes sociaux et dans la transmission de certains codes aux jeunes et dans l'intégration dans un groupe. Or, ces formes économiques qui jouaient un rôle très important à plein de niveaux dans la société ont été délaissées en raison du développement de l'économie marchande, qui est l'unique forme d'économie qu'on prend généralement en compte quand on parle d'économie. Et donc c'est à sa disparition que des chercheurs se sont intéressés aux formes de cohésion au sein d'un groupe et qu’ils se sont rendus compte que ces formes économiques non marchandes jouaient un rôle très important. C'est quand on les a perdues qu'on s'en est rendu compte ! En tout cas quand elles ont été délaissées. Donc, je vois le projet de caravane de la gratuité comme une façon, parmi plein d'autres possibles, de réintroduire, d'augmenter ces formes économiques dans la vie courante. Et cela permet, dans ce cas, sans aller forcément jusqu’à créer des communautés, mais de participer à une sorte de cohésion, une forme de lien social. Je trouve que c'est bien de voir qu'en fait les échanges non-marchands ont déjà existé sous plein de formes différentes et de façon significative. C'est bien de les réintroduire, en reconnaissant ce rôle qu'ils ont joué historiquement.
Aurélien Culat : Oui c'est l'idée aussi de réintroduire les communs, cette notion de commun, Benjamin parlait tout à l'heure du lavoir d'Alet les bains. C'est un commun. C'est quelque chose qui n'appartient en gros à personne, qui appartient à la collectivité mais qui en fait sert à tout le monde et qui est un support d'usage qui est gratuit, qui a une valeur d'usage mais qui est hors de l'économie marchande.
Benjamin Grassineau : Alors la notion de bien commun, je n'aime pas trop l'utiliser à cause de l'idée de communauté qui la sous-tend. Bien public oui. Mais bien commun, le problème est qu'il y a quand même l'idée d'appartenance à une communauté. Et une communauté a souvent des comportements d'exclusion. Enfin, des comportements, ce n'est sans doute pas le mot adéquat mais disons des pratiques qui peuvent être excluantes. On utilise beaucoup cette notion aujourd'hui mais je la trouve un peu bancale. Je préfère celle de non-marchand qui se réfère à des choses bien précises, tangibles, de telle sorte qu'elle permet d'aller de façon bien plus sûre plus vers une société ouverte, car le chemin est balisé par des repères concrets, empiriquement faciles à identifier. Alors que le commun, non seulement le concept est très vague, très flou, contrairement à ceux de gratuité ou de bien public, mais de plus, il y a cette idée de communauté qui en assure le contrôle. Idée qui me gène un peu personnellement.
Aurélien Culat : D'accord donc l'échelle de votre communauté, ce sont les êtres humains ?
Benjamin Grassineau : On peut inclure les objets aussi, à travers l'art nomade notamment. Ce qui est une façon de réintroduire le droit des choses, le droit des objets. Un thème qui réapparaît ces derniers temps et que je trouve fondamental. Il faut arrêter de considérer l'humain comme le maître absolu. Les objets, les choses, les biens, les animaux évidemment, peuvent avoir leur droit. C'est un changement de paradigme à opérer. Par exemple, l'objet nomade contient en lui même la capacité d'imposer, en quelque sorte, sa propre modalité d'échange, sa propre façon de circuler. Il va nous « dire » : « toi qui me prends, attention ! tu dois me déplacer comme ça, etc. ». Il renverse ainsi le rapport d'obligation.
Aurélien Culat : Ce sera le mot de la fin. Merci beaucoup Benjamin, Fred, Camille, Victor et Charles. Surtout on vous souhaite bon voyage et puis on espère rapidement entendre des nouvelles de cette caravane de la gratuité.
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Catégorie : Mobilité non marchande, Économie non-marchande
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