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À propos des libertés fondamentales - I - État des lieux Auteurs: BenjaminGrassineau (voir aussi l'historique) Création de la page: 09 avril 2023 / Dernière modification de la page: 21 novembre 2024 / Créateur de la page: Benjamin Grassineau
Résumé: Première partie d'une série d'articles portant sur l'illusion des libertés fondamentales dans les sociétés modernes.
Dans le meilleur des mondes...Selon toute apparence, la défense des libertés est le socle commun des courants politiques contemporains. Bien rares sont ceux qui, aujourd'hui encore, osent faire l'apologie de l'esclavage ! Que ce soient les nationalistes, les marxistes, les socialistes, les démocrates, les libéraux, les écologistes..., tous s'accordent sur ce « fait » : le Droit et les institutions modernes sont la pierre angulaire des libertés. Et celles-ci constituent les moteurs de la prospérité et du bien-être collectif1. Certes, ces courants s'opposent entre eux sur de nombreux points. Leurs « programmes » diffèrent notamment sur : 1) les moyens qui leur semble nécessaires à la défense ou à l'extension des libertés, 2) les libertés prioritaires, 3) les bénéficiaires de ces libertés. Le travail, le commerce, la nation, le vote, l'éducation, la santé, la mobilité, sont ainsi autant d'entités, de concepts, qui définissent des instruments, délimitent des finalités à faire prévaloir et établissent des catégories de personnes éligibles. Ils sont assis sur des bases institutionnelles puissantes, auxquels correspondent des idéologies elles-mêmes puissantes et des courants idéologiques qui les soutiennent. En tant que citoyens de ces États-nations, nous devrions nous réjouir que les libertés soient ainsi défendues avec autant de vigueur par des courants idéologiques et qu'elles soient ainsi soutenues solidement par des institutions actives et bienveillantes. L’École n'est-elle pas là pour nous instruire ? L'Armée et la Police pour nous défendre ? L'Entreprise ne vise-t-elle pas à satisfaire efficacement nos besoins matériels ? Face à cette « évidence » du progrès politique et social, attribué – sur quelle base, peu importe – à ces institutions, et revendiqué par elles, il nous faudrait nous incliner. Bien sûr, il faut reconnaitre que de nombreux problèmes persistent. Ce que les courants idéologiques minoritaires ou contestataires n'ont de cesse de nous rappeler. C’est d'ailleurs une grande chance ! Car dans le meilleur des mondes des « démocraties » occidentales, tel est leur rôle, telle est leur fonction indirecte : faire avancer les choses par leurs revendications. Toutefois, quelque soient leurs réserves, ils ne peuvent raisonnablement (et stratégiquement) contester le bien-fondé du projet global proposé et soutenu par nos institutions conquérantes : le droit à une nationalité, la liberté politique et le droit de vote, la liberté d'aller et venir, la liberté de culte, le droit à la propriété, à la sécurité, à la santé, sont fondamentaux. Voilà des combats dignes de ce nom. Le retour au phénomèneTout cela est assez curieux, car pour ma part, quand je m'extrais – péniblement – de cette vision idyllique, j'ai le sentiment que nous vivons dans une prison à ciel ouvert, et que, non contentes de nous imposer des existences de bagnards, ces fameuses institutions bienveillantes tentent avec un acharnement quasiment mécanique, ou plutôt avec un entêtement organique, d'étendre toujours davantage cette prison sur nos vies et d'en renforcer les barreaux. J'ai aussi le sentiment diffus que ces fameuses « libertés » n'en sont pas ; qu'elles ne redistribuent que très peu les pouvoirs et servent surtout, d'une part, un mode de vie oppressif qui se fait au détriment des libertés fondamentales – ce que je peux constater au quotidien –, et d'autre part, les puissants conglomérats institutionnels qui prétendent les défendre. Malgré tous mes efforts pour rentrer dans le rang de la Pensée convenable et sérieuse, je ne peux m'empêcher de croire que la Justice, l’État, l’École, la Route, etc., sont des instruments d'oppression – à l'origine, ils ont d'ailleurs été conçus à cette fin – et non de libération, comme on le prétend généralement, sans guère de preuve ; et notamment lorsqu'il sont conçus et appropriés par des professions qui en tirent des privilèges. Contrairement à la fable que l'on nous ressasse depuis notre enfance, et contrairement à ce discours mou et bien-pensant distillé dans les manuels de Droit et d'Histoire, force est, en effet, de constater que nos libertés fondamentales les plus élémentaires ne sont absolument pas garanties dans les sociétés occidentales. Plus précisément, il y a deux cas de figure. Soit elles sont tout bonnement bafouées sous l’œil bienveillant du Droit et de la morale publique, soit les dispositifs mis en œuvre pour les défendre – soi-disant – sont inefficaces. Je clarifie d'emblée ma pensée. J'entends par liberté fondamentale, la possibilité réelle pour une personne de satisfaire ses besoins fondamentaux comme elle le souhaite, sans obligation – sans une menace ou une conditionnalité sous-jacente. Cette possibilité doit être réelle, au sens où les ressources nécessaires à la satisfaction de ces besoins doivent être en libre-accès. Directement ou indirectement, d'autres personnes ne doivent pas exiger de diplôme, de contre-partie pour accéder à ces ressources, et ne peuvent obliger la personne à en faire usage, et à en faire usage selon une modalité particulière. Autrement dit, une personne peut faire ou ne pas faire certaines choses avec ces ressources. Bien sûr, la liberté ainsi définie dépend du contexte, des qualités de la personne, et elle suppose en arrière-plan une égalité dans la répartition des pouvoirs – qui est son étalon de mesure. Prenons l'usage de l'eau à une borne fontaine ; il paraît normal que la consommation soit rationnée équitablement du fait de la rareté de la ressource. Dans ce cas, le système de partage, bien qu'il réduise ma liberté, le fait équitablement et il remplit ainsi son office ; car je peux faire valoir mon pouvoir sur l'objet, mon droit à user de la ressource au même titre que les autres. Maintenant, si le bien est payant, alors, ce droit, je ne l'ai plus ! Il n'y a plus de liberté. Un juriste m'objectera sûrement que je confonds ici droit et liberté. Mais je le fais sciemment. Je raisonne dans des termes sociologiques et non juridiques. La notion de droit ne peut englober, atteindre, la réalité sociologique – c’est à dire mesurable – de la liberté, entendue comme niveaux de pouvoir. D'une part, parce qu'elle est auto-référentielle, elle définit et produit ce qu'elle feint de décrire objectivement ; et d'autre part, parce qu'elle ne fait qu'étendre, généraliser un concept qui est limité à l'exercice de l'appareil d’État. En effet, il est indéniable que cet appareil, par sa puissance, borne les libertés, qu'il constitue un paramètre parmi d'autres dans l'établissement des niveaux de pouvoir, et conséquemment, des niveaux de liberté, mais il ne constitue à ce titre qu'un élément parmi d'autres de la réalité sociologique. Les contraintes physiques, les besoins et les désirs qui portent sur les ressources, les modalités et les rivalités d'usage, les outils disponibles, sont des paramètres tout aussi prépondérants. En fait, la définition que donne le Droit des libertés et des droits n'a de pertinence qu'au sein de l'institution qui en assure le contrôle et qui l'utilise. L'illusion de libertéOn me répliquera également que j'exagère ! Les libertés fondamentales ne vont pas si mal que ça... Ne pouvons-nous pas nous déplacer et travailler librement, par exemple ? N'est-ce pas là une grande conquête de la modernité ? Ceux qui affirment cela sont à mon avis bien mal informés : ou plutôt aveuglés par l'illusion du Progrès. Soit en effet qu'ils sont victimes de cette illusion de liberté frappant les citadins modernes, fascinés par le mirage de la consommation et du progrès technique qui donnent tant de pouvoir – et qui permet surtout de se distinguer de ceux qui en sont privés –, et qui ont si bien intégré les procédures répétées et harcelantes de quadrillage que celles-ci ont fini par devenir transparentes ; soit qu'ils ne partagent ma situation sociale et la même conception de la liberté que moi. Je ne peux que constater, en effet, que nombre d'entre eux approuvent ces procédures de contrôle social. La plupart des dispositifs répressifs, tels que l'école et le service civil obligatoire, l'impôt,les restrictions massives à la liberté d'aller et venir, les dispositifs anti-tags, etc., ne sont pas parachutés de force par un Etat supra-terrestre ; ils sont puissamment enracinés dans le corps social, dans la masse, dans la « populace » pour reprendre l'expression consacrée par Hannah Arendt. Ce sont souvent les usagers qui subissent les effets des dispositifs répressifs, qui en sont les principaux relais, les principaux vecteurs. C'est flagrant pour l’École, où les parents, les amis, se posent souvent comme défenseurs, comme de fervents prosélytes de cette institution. Mais que ce soit le prosélytisme ou l'illusion de l'absence de dispositifs répressifs, liée à la relative invisibilité des procédures de contrôle agissant en arrière-plan (textes réglementaires, dispositifs de surveillance, dispositifs de contrôle d'accès, menaces, punitions sous-jacentes, etc.), qui produisent cette déformation de la réalité, celle-ci n'en demeure pas moins tout aussi massive. Et ceux qui subissent et propagent cette déviation idéologique confondent presque toujours la liberté avec le choix de déterminer quelle condition d'esclave leur convient le mieux. Autrement dit, ils confondent la liberté de réaliser une activité, avec le droit au travail ; avec l'obligation de vendre le fruit de tout ou partie de ses activités pour les réaliser, ou l'obligation sous-jacente de travailler pour vivre, ou encore, l'obligation concrète de voir une partie des fruits de leur travail spoliés par l’État. En effet, que le produit du travail soit en partie spolié par la classe dominante peut toujours porter à débat. En revanche, qu'il soit en partie spolié par l’État, c'est un fait qu'on peut empiriquement constater. Et quelque soit les discours de légitimation qui entourent cette pratique, elle n'en demeure pas moins un vol organisé. De ce point de vue, il est pernicieux de confondre la liberté fondamentale de réaliser une activité comme on l'entend, avec des modalités d'échanges diverses et variées, avec l'obligation morale et juridique de travailler ; c'est à dire, d'échanger les produits de son activité contre de l'argent et d'en reverser de force une partie à la collectivité. Que les juristes distingués ne parviennent pas à établir une distinction entre ces deux modalités de l'action humaine, montre à mon avis la faible pertinence sociologique de leur discipline ; ou pire, leur soutien à des doctrines conservatrices. En témoigne cet extrait d'un manuel de Droit : « Droit à la paresse ? Nul texte ne le proclame, et chacun sait l'importance du travail comme élément structurant de la société et peut-être de l'individu. L'idée d'un véritable droit à la paresse est dès lors utopique2. » L'État esclavagisteMais je referme ici temporairement ce débat pour mieux le rouvrir plus tard. Je me bornerai pour l'instant à constater que, malgré plusieurs siècles de soi-disant « progrès politiques et sociaux », une personne démunie de patrimoine, de revenus et en situation d'isolement social, est formellement contrainte de travailler pour de l'argent si elle veut subvenir à ses besoins fondamentaux. Et comme elle devra verser une partie de ses revenus à l’État, qui est une institution historiquement hostile au vagabondage3 et à l'occupation illégale – qu'il est le seul à pouvoir la définir comme telle – de l'espace public - ce qui en fait le principal responsable de sa situation de précarité -, on peut objectivement affirmer - et c'est un constat fondé sur un grand nombre d'éléments empiriques vérifiables par tous -, qu'elle est dans une situation d'esclavage formel, si ce n'est de fait, dans une situation d'asservissement indirect. Si l'unique moyen dont elle dispose pour se procurer des ressources naturelles est de les acquérir via le marché, donc via le travail salarié qui contient intrinsèquement des éléments forts de coercition sociale (l'obligation de réaliser une tâche en « échange » d'un salaire pour accéder à une quantité d'argent ou à une prestation en nature), et qui, par le biais de la contribution obligatoire, est extrinsèquement aliénant ; et si l'origine de cette « pénurie » de ressources naturelles est imposée par celui qui va récolter une partie des fruits de ce travail, comment appeler cela autrement ? C'est une situation d'esclavage indirect, point. Et si, de surcroît, cet Etat esclavagiste - faut-il le nommer autrement ? - prétend que c'est pour le bien de ces « citoyens » – ses contribuables – qu'il les réduit par la force, c'est à dire par le biais d'une industrie de la violence sur lequel il prétend exercer un « monopole légitime », au rang d'esclave docile, faut-il le croire ? On pourrait cantonner cette question à un domaine exclusivement « politique ». Ce serait une erreur. Elle comprend bien sûr une forte dimension politique, mais, elle est avant toute chose, sociologique. Elle s'inscrit dans la continuité logique d'une analyse de phénoménologie sociologique qui consiste à observer le réel tel qu'il est, en mettant entre parenthèse les présupposés idéologiques, les représentations « parasites » qui le déforment. En procédant ainsi, en s'appuyant, au moins à l'origine, sur une telle méthodologie, il devient possible, par l'introspection ou par des méthodes d'observation plus poussées, de mettre en évidence les structures complexes, les ensembles de contraintes qui s'exercent sur l'individu, et qui sont dissimulées par des enchevêtrements de discours hétéroclites. Que puis-je réellement faire dans le monde tel qu'il est ? Quelles menaces pèsent sur mon action ? Comment, concrètement, les actions vont-elles s'entrechoquer, créer entre les personnes des situations de contrainte, d'exclusion ou de facilitation ? Nous avons là des éléments d'analyse qui présentent l'avantage d'être mesurables et observables, et qui permettent de s'écarter de poncifs tels que « la liberté des uns commence où s'arrête celle des autres ». Il ne faut toutefois pas en conclure que l'appareil répressif de l’État est inexistant. Au contraire, cette méthodologie dévoile une force structurante puissante, tant par ses actions concrètes d'aménagement de l'espace public, de taxation, de redistribution, que par la menace omniprésente qu'il fait planer sur les usagers de l'espace public. Ceci étant clarifié, procédons à cette mise en distance en examinant la réalité empirique, c'est à dire sociologique et non juridique, des différentes libertés dont nous sommes censés bénéficier. Notes1 Et qu’importe s'ils le sont à travers des mécanismes qui relèvent quasiment de la pensée magique, comme la fameuse « main invisible », le lien occulte entre l’éducation et l’émancipation, etc. ⇑ 2 Pierre-Yves Verkindt, dans Libertés et droits fondamentaux, sous la direction de Remy Cabrillac, Marie-anne Frison-roche et Thierry Revet, Paris, Dalloz, 2011, p.813. Il est frappant de constater que l'affirmation de l'auteur est parfaitement gratuite, invérifiable ou au mieux tautologique tant les concepts sont vagues (qu'est-ce donc qu'un élément structurant de la société ? Je doute que plusieurs ouvrages puissent suffire à venir à bout d'une formulation aussi floue) et infondée empiriquement (le « dès lors » tombe du ciel). ⇑ 3 Voir par exemple, Jean-François Wagniart, Le vagabond à la fin du XIXème siècle, Paris, Belin, 1999, ou bien, Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Fayard, Paris, 1995. ⇑
Catégories: Libertés
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