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L'art-marchandise

Auteurs: Benjamin Grassineau (voir aussi l'historique)
Création de l'article: Juillet 2023
Etat de la rédaction: ébauche
Droit de rédaction: ouvert
Licence: Licence culturelle non-marchande


Création de la page: 08 juillet 2023 / Dernière modification de la page: 27 avril 2024 / Créateur de la page: Benjamin Grassineau



Résumé: L'art, lorsqu'il subit un processus de marchandisation, perd sa fonction libératrice et sublimatoire, pour devenir une forme d'art-marchandise. Dans cet article, nous approfondissons cette notion et esquissons une analyse des effets de cette métamorphose.




Catégories: Culture libre

Partons d'une définition et d'une proposition sur l'art-marchandise et ses effets. Celles-ci ont été proposées dans l'article Art marchandise et art libérateur : récits d'art gratuit.

Définition. L'« art » marchandise peut être défini comme un système hiérarchisé de biens et d'activités culturelles : 1) détachés de leur environnement immédiat, 2) visant à satisfaire une demande exogène, 3) avec la plus grande efficacité possible, 4) à travers une contrainte marchande normalisée (l'échange marchand), 5) générant une commande exprimée et/ou anticipée.

Proposition. Du fait de cette subordination à une demande exogène, l'art-marchandise tend nécessairement vers la professionnalisation, la normalisation de l'activité artistique ainsi que la production et le renforcement d'un système de domination culturelle. Il prend alors la forme d'un « outil » manipulateur, au sens illichien du terme, qui confisque et opprime l'expression et la créativité vernaculaires au profit d'une logique marchande et hiérarchique.

La définition et la proposition étant complexes, nous l'éclaircirons en analysant successivement les différents points.

Un système hiérarchisé d'activités et de biens culturels

Qu'est-ce qu'un bien culturel ? Définissons-le comme une « entité » appropriable qui appartient au domaine de l'économie culturelle marchandisée.

Ceci revient à dire que cette entité doit être :

  • Appropriable (d'où la notion de « bien »). Pour cela, elle doit avoir un contour normalisé et discernable au sein de son environnement. Elle doit également pouvoir être rattachée à un auteur, un propriétaire, un spectateur, un commentateur, pris avec elle dans une relation durable ou éphémère, réelle et/ou symbolique (la possession relevant par exemple à la fois du réel et du symbolique);
  • Échangeable (transférable). C'est à dire, en mesure de circuler physiquement (reproduction, déplacement, création sur commande, etc.) et/ou symboliquement (transfert du droit d'usage, circulation du modèle, etc.);
  • Affectée socialement d'une « valeur positive », qu'elle soit qualitative ou quantitative (dans le cas contraire, il ne s'agit pas d'un « bien », mais d'une « charge »).

Les activités culturelles constituent quant à elles des activités dédiées à la création, la maintenance, la distribution et la consommation des biens culturels. La plupart de ces sous-activités sont, dans les sociétés industrielles, fortement compartimentées, tant d'un point de vue spatial que sociologique, c'est à dire, du point de vue des personnes qui les réalisent.

Que faut-il entendre par culturel ? La définition est contextuelle. On s'en tiendra donc ici à une définition plutôt restrictive. Il s'agit d'activités ou de biens socialement considérés comme étant : 1) grevés d'une forte charge esthétique, 2) faiblement fonctionnels, au sens où ils n'ont pas d'utilité évidente en dehors d'un processus hypothétique de sublimation, 3) affectés d'une forte charge symbolique, ou étant essentiellement symboliques dans la forme, qui est l'objet d'une valorisation sur le marché.

Ces biens et ces activités forment un système hiérarchisé. Ils fondent un système dans le sens où ils sont interconnectés et enserrés dans des relations qui déterminent leurs propriétés. Ce sont à l'intérieur de ces relations, construites dans le cadre d'activités fortement hiérarchisées, que la valeur et les classements hiérarchiques sont établis entre les biens.

Prenons un Vinyle. Il est appropriable, échangeable et affecté d'une valeur « positive » qui peut se matérialiser par le prix, l'état, la rareté, la qualité du contenu, l'esthétique de la pochette, etc. Il s'agit donc d'une marchandise. La dimension culturelle se repère au fait qu'il est affecté d'une « valeur musicale », qu'il n'a pas de fonction évidente en ce qui concerne la satisfaction de besoins fondamentaux, et qu'il est porteur « d'informations » sous formes musicales (dimension symbolique). Il s'agit donc d'un bien culturel. Par ailleurs, tant dans la production que dans les autres processus, il est interconnecté avec d'autres biens du même type. Il est de plus intégré dans des classements hiérarchiques : qualité, prix, etc.

La marchandise artistique est détachée de son environnement immédiat

Le bien culturel n'est pas « dissout », « soudé » dans son environnement proche. Il ne « fusionne » pas avec. Sa fonction, sa finalité, sa valeur, sa forme, son sens, ainsi que les personnes à même de l'interpréter, de la manipuler et de la transformer, sont désignés et définis en dehors de la situation ; contrairement à une manifestation artistique qui s'intègre directement dans son environnement et qui n'est d'ailleurs pas nécessairement perçue comme étant une activité distincte - elle peut par exemple faire corps avec un rituel, une fête, etc.

L'art-marchandise vise à satisfaire une demande avec la plus grande efficacité possible.

Il reproduit à cet endroit une des caractéristiques essentielles de la marchandise. On y retrouve mélangées deux dimensions.

  1. La première est l'aliénation, au sens marxiste du terme. Le bien culturel, et l'activité qui s'y rattache, sont subordonnés à un processus exogène ; en l’occurrence, la demande qui émane du public, du commanditaire, du financeur, etc.
  2. La deuxième est l'efficacité au sens technique du terme. La technique, marque de la professionnalisation au sens illichien du terme, est précisément ce que l'artiste va rechercher, car sans elle, la vente du bien culturel est plus difficile à « justifier ». Sauf à le faire par l'externalisation, la délégation d'une tâche qui aurait pu être réalisée par le consommateur du bien culturel. Il convient ici de remarquer que la technique est elle-même aliénée, au sens où c'est le marché qui va sélectionner les critères d'efficacité pertinents au regard des contraintes imposées par la demande.

À travers, le plus souvent, une contrainte marchande normalisée.

Dans la mythologie néo-libérale, l'échange marchand est une rencontre « pure et parfaite » entre des agents économiques consentants et parfaitement éclairés. Cette représentation qui fait de l'économie de Marché un petit paradis terrestre, est bien éloignée du réel. La contrainte irrigue l'ensemble de l'échange marchand.

Voyons-en quelques éléments parmi les plus significatifs :

  • obligation de retour,
  • exclusion de l'accès à la ressource renforcée par le fait que la ressource a potentiellement une valeur marchande (l'agent propriétaire cherche par exemple à minimiser le coût d'opportunité ou la dépréciation marchande de son bien et évite donc de partager gratuitement sa ressource),
  • obligation d'avoir recours au marché pour accéder à la ressource ou pour la céder,
  • obligation de récupérer physiquement la ressource acquise au vendeur,
  • obligation d'utiliser un médium d'échange spécifique (monnaie) pour la contre-partie,
  • obligation de déclaration,
  • obligation d'enregistrement comptable,
  • obligation d'affichage des prix,
  • obligations liées à la qualité de la ressource proposée,
  • irréversibilité de l'échange ou au contraire, obligation de reprendre le bien,
  • etc., etc.

Ces contraintes sont le plus souvent normalisées et l'expérience montre que leur transformation est génératrice de perturbations, d'angoisses et de formes de résistances, au sens reichien du terme. Au point d'ailleurs que le simple fait de chercher à les conscientiser induit des résistances. Il s'en suit qu'elles constituent un arrière-plan ; qu'elles sont rarement pensées, remises en question. Leur transformation n'est quasiment jamais « relocalisée » dans la situation vécue ; sauf à venir parfois s'ancrer dans des sous-cultures, comme le prix libre dans les concerts alternatifs. Pour autant, le processus est alors plus ou moins préétabli et fixé à l'avance. En règle général, par celui qui possède un droit d'usage sur le bien ou « la personne » (s'il s'agit d'un service1) et qu'il s'apprête à transférer.

Qui génère une commande exprimée et/ou anticipée.

L'échange marchand, qu'il soit égalitaire ou non, produit des « commandes ». Entendons par là des attentes vis à vis de la qualité, de la quantité, de l'usage de la ressource (s'il s'agit d'un transfert temporaire du droit d'usage). L'acheteur, tout comme le vendeur, deviennent donc « exigeants ». Cette composante de l'échange doit être différenciée de la demande proprement dite, même si elle s'articule avec. D'une manière générale, il paraît raisonnable de supposer que plus la marchandisation et le prix vont croître, plus la demande va devenir précise et contraignante. Cette contrainte va peser de plus en plus lourdement sur le vendeur, au fur et à mesure qu'elle conduit à la normalisation de l'échange et des marchandises qui circulent.

Il en va tout autrement dans certaines formes de dons, en particulier quand la surprise est de mise. Ce qui ne signifie toutefois pas absence de normes et de contraintes. On observe notamment une obligation d'offrir un objet d'un niveau de qualité minimale, neuf, etc. En tous les cas, il faut comprendre la suite ainsi : « c'est un bien culturel qui, du fait de sa subordination à une demande exogène ». La demande est exogène, car elle est extérieure, soit à la situation, soit à l'intention, à l'action spontanée, endogène, du créateur. Elle lui est « imposée de l'extérieur », ne serait-ce que sur la forme, le contenu attendu, les circuits de diffusion, les modalités d'échange, etc.

Qui tend nécessairement vers la professionnalisation, la normalisation ainsi que la production et le renforcement d'un système de domination culturelle.

Dans cette proposition, il y a, en premier lieu, l'affirmation d'un déterminisme entre la modalité d'échange dominante au sein d'une activité et la forme, l'organisation et les effets de cette activité (et des ressources qu'elle mobilise) - précisons toutefois que ce déterminisme n'est pas un fatalisme, puisqu'il n'exclut pas le choix de modalités d'échange alternatives. Voyons les rouages de ce déterminisme qui paraît, à de nombreux égards, bien plus fondamental et prégnant que le déterminisme technique, si souvent appelé en renfort explicatif dans la sociologie conservatrice.

La professionnalisation

Que le marché conduise à la professionnalisation, cela s'explique plutôt bien par le fait que le propriétaire d'une catégorie de ressources (bien ou service) prétend répondre à degré d'exigence croissant de l'acheteur ou de l'usager (ce qui nécessite un investissement conséquent) et à exclure, soit les offreurs qui ne répondent pas à ces exigences, soit les offreurs qui proposent leurs ressources gratuitement à des coûts modestes. Car ce faisant, la légitimation de la vente, qui repose le plus souvent sur l'argument du travail pénible, s'en trouverait annihilée. En ce sens, la gratuité représente une menace pour le professionnel qui souhaite, selon ses termes, « vivre de son activité ». Menace qui peut être contournée par la mutualisation et/ou l'usage obligatoires. Une large partie de la littérature sur le « bien commun », qui se veut « progressiste », surfe d'ailleurs sur cette rhétorique. Face à des biens ou des services constamment menacés par la gratuité dans le cadre de l'échange pair à pair, les propriétaires de ces ressources (soit concrètement, ceux qui réalisent une activité), se tournent vers l'État pour leur garantir un revenu, tout en proposant de fournir la ressource gratuitement. Dans ce cas, cependant, ils déportent l'exigence de retour vers un tiers, le plus souvent, l'État. Deux cas de figure se présentent alors. Il se peut que les fruits de l'activité en question qui sont proposés gratuitement (outputs) et réalisée gratuitement (input du travail vivant) ne viennent pas concurrencer l'activité réalisée de façon payante. Auquel cas, les modalités marchandes et non-marchandes peuvent coexister pacifiquement à un niveau macro-social. Mais il se peut aussi que le secteur professionnel tente d'éliminer l'amateurisme. Une des raisons peut être, à cet endroit, la perte de légitimité du secteur professionnel (qui alors n'est plus à même d'exiger un financement), soit un conflit idéologique au sein de l'activité concernée, soit enfin, une volonté du financeur d'utiliser l'activité professionnalisée pour parvenir à ses fins.

La normalisation

La domination de l'échange marchand sur une activité conduit à sa normalisation ou la normalisation de ses éléments.

Pourquoi ? Les raisons sont plus complexes. J'en retiendrai quatre.

La normalisation par l’achat

En premier lieu, considérons le rapport direct acheteur / vendeur. Comme nous l'avons vu, la marchandisation d'une activité a pour effet, via la professionnalisation, d'accroître les exigences de l'acheteur vis à vis du vendeur ; tout comme, elle a pour effet d'accroître la distance entre le producteur-vendeur et le consommateur-acheteur, puisque le consommateur-acheteur abandonne son utilisation directe de l'outil de production (il en est exclu de gré ou de force !) ; enfin, elle rompt le rapport de confiance qui peut prévaloir dans un échange non-marchand pour y substituer un rapport potentiellement conflictuel, fondé sur l'obligation et la dimension sacrificielle ou pénible de l'activité qui permet de justifier la contre-partie.

Quel est le résultat de cette exigence, de cette expropriation et de cette méfiance croissantes ?

Tout d'abord, l'acheteur compense le manque de prise sur le processus productif2 en prenant possession d'un outil de contrôle comme le prix. À travers la négociation, il peut ainsi contraindre le vendeur à aligner son offre sur sa commande. D'autres procédés de contrôle existent. Par exemple, la demande potentielle peut être indexée sur un processus d'évaluation public ou encore, le processus d'évaluation, ou de certification, peut également être confié à un tiers. Quelle que soit l'intensité et le vecteur (concurrence, expertise, etc.) de ce pouvoir de contrôle, il a deux effets immédiats :

  • Le premier est une déshumanisation du rapport qui s'établit spontanément entre deux personnes qui se donnent mutuellement au profit d'un processus technique et exogène d'adaptation de l'offre à la demande. Ce processus est déshumanisant dans le sens où il fait de l'offreur une marionnette potentielle entre les mains de l'acheteur. Mais il l'est aussi dans le sens où il subordonne l'activité à une constellation de critères exogènes qui justifient le prix. À l'inverse, dans un rapport fondé sur une activité mutuelle qui se suffit à elle-même, l'intéressement mutuel suffit à instaurer une confiance.
  • Le deuxième est une technicisation de l'activité qui doit, pour répondre aux exigences, recourir à des artifices, ou faire montre d'une technicité, qui permet d'atteindre le niveau de qualité exigée. En effet, s'il ne l'était pas, la demande de contre-partie n'aurait pas lieu d'être. Cette technicité a alors pour conséquence, d'accroître le champ des possibles, en ouvrant de nouvelles configurations de réalisation de l'activité, mais aussi de le restreindre en éliminant les solutions qui seront jugées « inefficaces ».

Par ces deux processus, subordination de l'activité à des critères d'évaluation exogènes et à une technicité qui limite le champ des possibles, l'activité tend donc à s'aligner sur les exigences des acheteurs-consommateurs et à se centrer sur des modalités de réalisation bien plus limitées qu’une activité laissée « libre de toute entrave ». Si la réalité de ce processus d’alignement à une norme sociale portée par la demande ou une norme technique « imposée » par le réel (bien que ce soit sans doute plus complexe) ne laisse guère de doutes, il reste qu’elle n'explique pas l'alignement des consommateurs sur une norme identique et homogénéisante. Après tout, on pourrait parfaitement imaginer que l’exigence se transforme en « sur-mesure », obligeant l’offreur-vendeur à se surpasser pour dépasser les contraintes imposées par la technique et se plier aux « caprices » du demandeur-acheteur. Pour le comprendre, il nous faut donc introduire d’autres éléments explicatifs.

La normalisation par l’externalisation

Comme nous venons de le voir, une conséquence de la marchandisation monétaire de l’échange est d’augmenter les exigences de l’acheteur dirigées vers le vendeur. Pour répondre à ces exigences, le vendeur doit accroître sa capacité à offrir un bien répondant à des normes exogènes. Or, cet accroissement de capacité l’oblige à externaliser l’acquisition de certains processus et éléments qui, auparavant, étaient auto-produits au sein de l’activité endogène. En d’autres termes, il doit acheter des fournitures, des outils de production, des biens auparavant auto-produits avec les moyens du bord, pour conserver un certain standing. Il s’en suit, si on admet comme vraie l’hypothèse de normalisation d’origine marchande que nous cherchons à valider, qu’il va incorporer des activités et des biens normalisés dans son activité. Certes, cela n’explique pas une normalisation de l’intégralité de l’activité. Et c’est d’ailleurs bien ce qu’on observe dans les faits. Il reste toujours, dans une logique purement productive ou une logique de consommation intermédiaire ou ostentatoire (consommation intermédiaire qui vise le consommateur final s’il produit une image de lui qui lui permet de se vendre sur le marché du travail ou le marché des relations sociales et sexuelles), une marge laissée à l’originalité et à l’auto-production (dans la consommation, c’est la sphère du « goût »).

Il ne faudrait pas croire que cette externalisation ne concerne que des produits de consommation finale ou intermédiaire, elle peut tout à fait s’intégrer dans un processus de division du travail. Mais il n’y a pas de raison d’attendre à ce que le résultat soit fondamentalement différent. Au fur et à mesure que le producteur délègue à d’autres certains pans de son activité, il entre dans le même processus marchand de normalisation – sauf à supposer que ce ne soit pas le cas, mais alors, il risque de perdre la garantie de répondre aux exigences du consommateur.

Cependant, à nouveau, nous n’avons toujours pas d’explication probante puisque l’incorporation d’éléments normalisés dans une activité marchandisée suppose que l’hypothèse de normalisation soit déjà prouvée ! Il nous reste pour mieux le comprendre à faire intervenir deux autres facteurs.

La normalisation par la concurrence

La normalisation par la concurrence opère à deux niveaux distincts.

Le premier est celui de la compétition, de l’émulation, voire du contrôle entre pairs, qui règne à l’intérieur du groupe des offreurs-producteurs. Cette compétition pousse les agents économiques à se conformer à des critères de réussite, à s’insérer dans un classement qui réduit l’ensemble des modalités possibles de réalisation de l’activité. Cependant, la normalisation résulte d’un effet de mimétisme ou de conformisme. Ce phénomène relève de la psychologie sociale où il est d’ailleurs très bien documenté.

Le second niveau est celui de la contrainte économique induite par le risque de défection des consommateurs. L’offreur se doit d’être le « meilleur » s’il veut réussir à conquérir le demandeur.

Il y a donc deux formes de normalisations par la concurrence. La première se situe du côté de l’offre, elle est secrétée par les interactions entre le groupe d’offreurs, l’autre se situe du côté de la demande, elle est générée par le groupe des demandeurs. Pour autant, dans les deux cas, il n’y a pas de contrôle direct d’un agent sur un autre, mais un processus systémique à l’œuvre.

Reste à voir dans quelle mesure la concurrence économique contribue à la normalisation proprement dite ? C’est la contrainte de profit qui paraît déterminante. Elle impose, sous peine de disparition, l’alignement sur un objectif d’efficacité. Elle s’apparente donc à une contrainte technique, c’est à dire, à la recherche d’une solution qui est la plus efficace possible.

La normalisation par la concentration

Il reste à mettre en évidence le dernier facteur. Comme nous venons de le voir, les contraintes qui émanent de la demande ou de la concurrence conduisent à rechercher les solutions les plus efficaces possibles. La capacité technique, le degré d’appareillage, les coûts d’acquisition croissent donc pour répondre à ces exigences. La conséquence en est une concentration croissante pour la réalisation des activités marchandisées. Cette concentration peut se faire par accumulation du capital, mais aussi par concentration dans des espaces dédiés qui permettent bien souvent de renforcer la capacité d’action et d’améliorer le contrôle de la qualité de la production.

Un des effets de cette concentration des activités dans des espaces dédiés est de conduire à une rationalisation technique de la production ou des autres processus qui construisent l’échange. Or, c’est précisément cette rationalisation qui est une puissante force de normalisation. A la fois parce qu’elle a une forte inertie, tant du point de vue des outils de production que de l’organisation sociale qui est mise en place pour les gérer.

La normalisation de l’activité artistique marchandisée

Il peut sembler surprenant d’évoquer une normalisation de l’activité artistique, alors même que l’art semble être précisément le lieu de l’innovation permanente, l’espace théorique et pratique où l’injonction d’innovation pèse en permanence et pousse à transgresser la norme. Mais il convient de noter à cet endroit que la normalisation, tout comme la transgression ou l’innovation, ne trouvent bien sûr pas leur source de manière exclusive dans la marchandisation. Gabriel Tarde a ainsi magistralement étudié la dialectique séculaire entre l’imitation et l’adaptation dans les sociétés humaines. Encore faut-il remarquer ici que Tarde, prisonnier des outils conceptuels et empiriques de son temps, confondait probablement des mécanismes d’alignement sur une norme, pouvant avoir plusieurs sources, avec des processus psycho-sociaux d’imitation proprement dits. Quoi qu’il en soit, cela n’enlève rien à la pertinence de son analyse. La normalisation a plusieurs sources tout comme l’innovation et la différenciation. Cependant, les faits nous renseignent de façon systématique et tenace sur une tendance de fond : le marché produit de la norme, il transforme des activités hétérogènes en des activités ayant une base normalisée sur laquelle l’échange peut se régularisé et faire l’objet d’un classement duquel des prix vont pouvoir émerger. Ces prix viendront s’aligner, s’égrainer sur un terrain aplani, sur une même échelle de valeur. La norme est justement ce qui permet la comparaison, ce qui permet de classer les éléments entre eux, en fonction de leurs différences. Sans cette norme marchande, qui constitue le sous-bassement des activités marchandisées, la valeur ne peut émerger. La marchandise ne peut se fétichiser.

Ce mécanisme de normalisation-différenciation, nous le retrouvons justement dans le marché de l’art. Dans son ouvrage de synthèse, La fabrique du consommateur, Anthony Galuzzo nous le présente dans ses grandes lignes, en particulier dans le monde de l’art, dont il a su saisir toute la centralité en tant que « moteur » de la société de consommation. La différenciation ou l’innovation, en particulier artistiques, ont ainsi une fonction éphémère, temporaire, qui est d’enclencher, de précéder la normalisation – ou bien s’éclipser si l’innovation échoue à se répondre. Norbert Alter, dans l’Innovation ordinaire, observe un phénomène assez proche. Au départ, l’invention est un phénomène isolé, qui peut venir en réponse à une injonction irréaliste de l’organisation. Mais, si elle sort du statut d’invention, elle est alors ré-encodé et récupérée par l’institution qui constatant son utilité, va l’intégrer dans des logiques techniques ou marchandes, quand il y a lieu de distinguer l’une de l’autre.

Transposé dans le domaine de l’art, l’œuvre, bien que la distance primitive avec le marché artistique puisse varier d’un artiste à un autre, peut être au départ une véritable fuite vers l’extérieur, une tentative d’échapper à la norme sécrétée par celui-ci. Et il est parfaitement envisageable que cette échappée réussisse. Que la déviance donne naissance à une sous-culture non-marchande qui s’en revendique. Mais elle peut aussi se re-normaliser. Et alors – et il convient de bien le souligner –, c’est toujours une contrainte marchande, ou éventuellement, une contrainte autoritaire pure – cf. la politique artiste des États fascistes – qui produira cette « re-normalisation ».

Une des meilleures preuves de ce processus de fétichisation à l’oeuvre est qu’un objet non-normalisé, quand bien même serait-il rare, n’a généralement aucune valeur. Il est hors-marché. Autant dire, qu’il n’existe tout simplement pas !

Pyramides artistiques et domination culturelles

Dans un article daté d’une quinzaine d’années, j’avais tenté de montrer l’existence et l’impact de pyramides artistiques. Cependant, je ne m’étais alors pas penché sur ce qui peut donner naissance à de telles pyramides, me contentant de les décrire et d’en mesurer les effets dans des espaces d’échange artistiques se voulant alternatifs.

Or, l'explication la plus probante est que la croissance et l'établissement durable des pyramides culturelles est essentiellement une conséquence de la marchandisation des activités culturelles. Cette hypothèse, si elle s'avère exacte, présente l'avantage de nous montrer la façon de lutter contre de telles pyramides : en démarchandisant les activités culturelles.

Notes

1 Entendons par là que le droit d'usage peut porter sur la personne (quand on loue ses services), comme dans un contrat de travail ou une prestation marchande. Dans ce cas, la personne mais une partie de son « Moi », donc concrètement de son corps, au service d'une autre. On pourrait dire, par abus de langage, qu'elle lui cède une sorte de droit d'usage. Cette configuration se distingue d'une « prestation de service spontanée », du type musique au chapeau, où « l'offreur de service » ne répond pas à une demande exprimée de la part de celui qui va s'en nourrir. Il n'y a pas alors de « cession privative » du droit d'usage.

2 On pourrait ici faire écho au concept de prise de parole introduit par Albert O. Hirschmann.



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