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Titre : Art marchandise et art libérateur... brève esquisse d'une réflexion Création de la page: 20 mai 2023 / Dernière modification de la page: 25 mai 2023 / Propriétaire de la page: Benjamin Grassineau
Résumé :
Art marchandise et art libérateurIl existe une contradiction profonde entre « l'art » marchandise et l'art libérateur. J'entends par « art » marchandise un bien culturel détaché de son environnement immédiat qui vise à satisfaire une demande avec la plus grande efficacité possible, à travers, le plus souvent, une contrainte marchande qui génère une commande exprimée ou anticipée. C'est un bien culturel qui, du fait de sa subordination à une demande exogène, tend nécessairement vers la professionnalisation, la standardisation ainsi que la production et le renforcement d'un système de domination culturelle. Il ne s'agit pas d'un art libérateur mais d'un « outil » qui opprime et confisque l'expression au détriment de l'expression créative vernaculaire1. A l'opposé, un art libérateur est un art imprévisible qui confronte et associe des créations individuelles émanant de personnes qui sont en position symétrique et qui inventent, créent et transforment la matière selon leurs désirs et leurs convictions. C'est un échange consenti de singularités ; un processus dans cesse actualisé de partage gratuit et non institutionnalisé. Comme dans la perspective situationniste, il s'agit également d'une forme artistique qui n'est pas dissociée de son environnement. Elle élabore sa valeur dans celui-ci, se fond dans toute sa complexité et dans ses multiples réalités. Enfin, il s'agit d'un art qui libère les corps et les esprits de l'oppression du quotidien et des systèmes, des processus des espaces qui l'enchaînent, ne serait-ce que parce qu'il est, à minima, en tant que création libre de l'artiste, un acte d'émancipation individuelle. J’irai plus loin. Je crois qu'il n'y a d'art que gratuit. Car une forme culturelle enserrée dans des logiques marchandes, que ce soit la vente directe ou des subventions indirectes, est nécessairement inscrite dans une logique de domination, dans une logique d'assujettissement, de planification. Or, celle-ci est définitivement incompatible avec la possibilité de créer, d'inventer, de produire quelque chose d'inconnu, de faire émerger une forme qui reflète l'élan vital au sens bergsonien du terme, c'est-à-dire la sensibilité artistique et créative qui nourrit la vie. L’art gratuit s’inscrit dans l’art libérateur. Il est un art qui porte sur l’échange, qui le libère, qui réintroduit l’imprévu, l’esthétique, dans un processus désormais parfaitement codifié, rationalisé et industrialisé. Le local Sortez sans payerCette dimension libératrice est particulièrement marquée dans les espaces de gratuité où la dimension artistique est prépondérante. Prenons le cas du local Sortez sans payer à Limoux (Aude). En apparence, on pourrait le confondre avec une boutique caritative. Mais lorsqu'on creuse un peu, on s'aperçoit qu'il s'agit en fait davantage d'une idée, d'un concept qui cherche à s'ancrer dans le réel, quelque soit la forme qu'il adopte. En ce sens, il s'agit bien d'une expérimentation sociale, d'une transformation du réel. Soit donc, du fait de sa dimension créative, une oeuvre d'art. Seulement, l'art porte non pas sur ce qui est échangé, mais sur la façon dont on échange, ou plutôt sur la façon dont on fait circuler les choses entre nous. Le message politique qui est alors véhiculé est le suivant : si nous sommes pauvres c'est parce que nous ne sommes pas libres de tranformer l'échange et notre représentation de l'échange. Et parce qu'il s'en suit que les objets, les pensées ne peuvent alors plus circuler librement. Il faut donc libérer l'échange, le don, les sortir de la pesanteur des représentations. Les libérer du « je te dois ça ». Et le faire « vraiment ». C'est a dire réintroduire la création, de nouvelles formes artistiques, au coeur même de la vie quotidienne. Ne plus segmenter, par exemple, vie privée et vie professionnelle. C'est la dimension situationniste. Créer de nouvelles situations où l'art est souverain et porte sur tous les éléments de la vie quotidienne. La conséquence est que chacun est libre dans cet espace de s'enrichir de ce qu'il y trouve ou de ce qu'il y donne. A sa manière. L'argent n'y a pas plus de valeur qu'autre chose. Ainsi, paradoxalement, si quelqu’un a envie de donner 10€ à la gratuiterie parce que ça l'aide à se sentir libre, il peut le faire ! On ne l’interdit pas. Il fait comme il veut. Personne ne l'en empêchera ; personne ne les lui réclamera non plus. Il n’est obligé de rien. Il est dans son monde, dans sa propre perception de l’échange, devant une toile rendue vierge, effacée des préjugés tenaces, des craintes, des appréhensions qui encerclent l’échange. Ensuite, libre à lui de l’explorer selon ses désirs. Un tableau-jeu-modèle d'économie circulairePrenons un autre exemple. Nous avons déposé avec Julia, une amie, un modeste espace de gratuité à vocation artistique, économique et politique, dans le quartier Télégraphe à Paris (20ème). Commençons dans un premier temps par contextualiser. L'installation est réalisée à partir d'un meuble carré récupéré dans la rue et en utilisant une boîte de marqueurs à l'eau achetée à Action. ![]() Vue de l'immeuble. Elle est ensuite déposée sous un abri, devant un immeuble ayant une architecture de type déconstructiviste 2. Initialement, il n'y avait guère de plan d'installation et de réalisation, hormis celui de réaliser un espace de gratuité de rue. L'inspiration est venue au fur et à mesure. Et, point intéressant, c'est en fait en fait en grande partie la forme du meuble qui nous a inspiré la nature et la fonction de cette installation. ![]() Vue du meuble. Pris de face, il consiste en un carré scindé en quatre carrés adjacents et équivalents. Soit donc la représentation d'un tableau. Chaque case peut alors représenter la variation d'un paramètre économique en fonction de l'espace et des processus afférents dans lesquels un objet est situé. Retenons à cet égard les deux paramètres suivants : 1) cycle de l'objet : changement d'état ou changement de statut, 2) type d'espace, privé ou public. Le tableau suivant laisse apparaître, sur la base de cette distinction, une alternative entre deux modèles d'économie circulaire : une économie circulaire marchande et une économie circulaire non-marchande.
Un agent économique pourrait, en théorie, en tant qu'acteur de l'économie dans laquelle il gravite, agir sur l'ensemble et la nature-même de ces espaces et de ces processus dans lesquels les objets circulent (ainsi que sur leurs interconnexions). En pratique, néanmoins, notre vie quotidienne est bornée par l'existence d'une structure déjà en place, normalisante, dont les eléménts consistent en des espaces et des processus séparés et réglementés. Cet arrière-plan, cette structure spatiale et processuelle, délimite notre réalité quotidienne. Elle constitue notre univers tangible et pourtant si familier qu'il en devient presque invisible. Notre choix se limite, dans la grande majorité des cas, au déplacement des objets d'un espace à un autre. L'art libérateur constitue précisément un outil de conscientisation et de transformation de cette structure. L'installation permet en effet de prendre conscience de l'existence de ces deux économies alternatives et de l'impact que peut avoir notre action économique. Il est conçu de façon très simple pour lier entre elles deux actions économiques fondamentales, le transfert spatial d'un espace à un autre et le fait de donner et de prendre. Il est relativement clair que ces deux actions économiques constituent la toile de fond de notre réalité quotidienne. Quand nous souhaitons nous débarasser d'un objet qui nous encombre, nous le transférons dans une poubelle (par exemple), sans guère réfléchir aux conséquences de notre acte. Dans un sens, nous le donnons. Pourquoi ? Toutes ces actions économiques sont le produit d'un apprentissage culturel profond qui est, d'une certaine manière, inscrit dans nos corps. Nous les accomplissons d'ailleurs, à l'âge adulte, de façon très machinale. Une des voies privilégiées de la conscientisation consiste alors à intervenir directement ou de façon indirecte, dans cette sphère expérientielle. La pratique des espaces de gratuité vient confirmer la pertinence de cette approche. En effet, tant qu'on a pas pratiqué, expérimenté, le fonctionnement d'un espace de gratuité, il est difficile d'en comprendre le sens, de vivre les sensations que procurent la pratique du don et de la récupe. Ce qui, en soit, n'est guère surprenant. La compréhension et l'apprentissage des règles d'un jeu ne sont pleinement opérationnels - et souvent réellement efficaces - qu'à partir du moment où on commence à jouer. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles on fait des « exercices » lorsqu'on cherche à s'initier à un domaine quelconque. Dans le cas présent, l'installation vise à mettre la personne face à un choix, en le symbolisant de façon très primaire par le sens de circulation (horaire ou anti-horaire). Lorsque la personne déplace dans un sens, elle contribue à nourrir une économie circulaire libérée, dans l'autre, elle contribue à renforcer une économie circulaire aliénante. Évidemment, cette représentation est très manichéenne. Mais elle pourrait être complétée ultérieurement par une réflexion plus développée. L'important, dans un premier temps est d'enclencher un mouvement de conscientisation que l'on peut décomposer ainsi : 1) la prise en compte de l'existence d'une alternative, 2) l'importance et les limites du déplacement des objets dans des espaces marqués par des processus typifiés et « déjà là », 3) la possibilité d'agir dans la transformation d'un espace de gratuité (en le rangeant, c'est à dire, in fine, en déplaçant les objets d'une case à une autre), donc, de prendre une part active dans une action économique, 4) l'imbrication du don (poser, prendre) et des processus de circulation d'un espace à un autre, 5) l'action en arrière-plan des règles d'échange qui viennent structurer l'économie. Ces règles d'échange de l'espace de gratuité sont précisément celles qui peuvent potentiellement induire une transformation de la « représentation corporelle du choix politico-économique ». Elles sont inscrites sur le dessus de l'oeuvre : Règle du « tableau-modèle-jeu » Si tu prends (poses) des affaires dans une cas, déplaces-en autant dans la case voisine en suivant le sens (inverse) des aiguilles d’une montre. ![]() Pour finir, il importe de bien rappeler que l'installation présente une dimension économique fonctionnelle. Les boîtes à dons sont utiles « en tant que telle ». Cet aspect fait écho aux principes posés dans le cadre de la réflexion marxiste révolutionnaire comme celle de Paulo Freire; à savoir qu'il doit exister en permanence une dialectique entre l'action et la réflexion. Ici, la modélisation expérientielle, c'est à dire, la construction ou l'assimilation d'un concept par le corps, par sa manipulation « concrète », conduit à une réflexion sur la nature même de la consommation. Car in fine, l'archétype de la consommation ne se manifeste-t-il pas dans la possession corporelle d'un objet, suivie parfois de sa manipulation ou de son incorporation ; c'est à dire, par le déplacement de l'objet dans l'espace corporel ou dans notre espace proxémique immédiat, à l'intérieur de notre enveloppe proche. Cette concrétisation du concept (le déplacement des objets d'un espace à un autre) rejoint également la démarche pragmatiste de John Dewey. C'est l'action, le travail vivant, la praxis libérée qui transforment notre représentation du réel, et par là-même, si l'on adopte une position constructiviste comme celle de Peter Berger et Thomas Luckmann, notre réalité sociale. Un texte a été rajouté sur la face gauche de la boîte pour accompagner ce processus de « conscientisation corporelle3 ». ![]() Mais qu’est-ce qu’une économie ? Ce sont des objets qui circulent entre des espaces et auxquels on applique des processus, des transformations. Les espaces et les processus peuvent être ouverts, libres, accessibles, ou au contraire cloisonnés, contraints, distants. C’est ainsi que deux types d’économie circulaire se profilent. L’une est marchande, rationalisée, aliénante, fondée sur la consommation marchande et le travail marchand. L’autre est intuitive, libératrice et fondée sur l’usage, le partage et le plaisir de faire. C’est une économie non-marchande. Ce jeu nous rappelle et nous fait prendre conscience de cette alternative. Il n’a ni but, ni fin. Il tourne en rond. Comme toute économie ! Mais le vrai jeu n’est-il pas dans le faire ? Dans la « praxis » ? Comme dans la vie, nous pouvons déplacer les objets qui composent notre environnement d’un espace à un autre, leur appliquer des transformations. Ces petits gestes qui nous semblent anodins, lorsqu’ils s’agrègent, prennent des proportions énormes ! En déplaçant un objet dans une poubelle, pour faire de la place, on ne se soucie pas de sa destinée. On contribue alors à renforcer une économie circulaire marchandisée. À l’inverse, en récupérant, en prenant gratuitement, en « adoptant » l’objet, on lui redonne une nouvelle vie ; on lui redonne une valeur ! Ensuite, on peut le partager, le redonner, le prêter, etc. Et c’est dans cette circulation fluide, simple, économie, que nous serons en mesure de nous réapproprier notre économie, et ainsi, construire un avenir que sera vraiment le nôtre. AnnexeVoyons en détail les différents points de la définition :
Notes1 Voir Annexe. ⇑ 2 Tout cela est une histoire de forme ! De façon assez cocasse, nous chosissons ainsi de modéliser l'économie circulaire avec un carré... Ce faisant, avons-nous inconsciemment genrifié l'économie ? Traditionnellement, l'homme est en effet plutôt représenté par le carré qui renvoie à la modélisation, l'abstraction, mais aussi, la rectitude, l'ordonnancement, tandis que le rond représente plutôt le territoire, la matière, l'espace dans lequel on se meut, mais aussi, le circuit, l'échange. ⇑ 3 Entre parenthèse, s'agit-il d'un accompagnement, d'un dialogue, d'un étayage théorique, d'une instrumentalisation de l'objet ? En tant que telle, la démarche pourrait et devrait elle aussi être questionnée. ⇑ Catégorie : Culture libre, Art gratuit
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