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Un Monde Sans Argent : Rencontre avec Benjamin Grassineau (Économie Non-Marchande) Auteurs : BenjaminGrassineau (voir aussi l'historique) Création de la page: 25 décembre 2024 / Dernière modification de la page: 27 décembre 2024 / Propriétaire de la page: Benjamin Grassineau
Résumé : Entretien réalisé par Yann Yvinnec pour la chaîne Youtube Un meilleur Monde. Je l'ai enrichi de références et d'ajouts lors de la retranscription. Licence CC 4.0 ND-NC
J’ai le plaisir d’accueillir Benjamin Grassineau qui habite dans le sud de la France. Bonjour Benjamin. Bonjour. Alors vous êtes sociologue. Votre travail consiste à promouvoir le développement de la gratuité et des échanges non-marchands. Alors Benjamin, depuis quand réfléchissez-vous à une économie non-marchande. J'ai commencé à y réfléchir au cours de ma thèse1, au contact de la culture libre - ce qui rejoint les mondes du logiciel libre et de la culture numérique. Dans cette sphère, il y avait alors beaucoup de choses qui se faisaient gratuitement, notamment au début d'Internet. Et sur ces principes de gratuité de de libre diffusion, un modèle s'est mis en place, un modèle qui fonctionnait très bien. Il était basé sur la contribution libre, sur la contribution ouverte, sur la contribution gratuite et la mise à disposition des ressources gratuitement. Et la question qui m'a progressivement intéressée était : « Comment pourrait-on élargir ce modèle ? Comment le généraliser à la sphère matérielle ? Comment éviter qu’il ne se limite qu'à la sphère immatérielle ? » Le but n'était pas seulement pratique, il était aussi d’apporter une réfutation empirique, par l'expérience, à des thèses qui soutenaient que la gratuité sur Internet s’expliquait par des causes exclusivement « physico-techniques », par exemple, la non-rivalité des ressources numériques. Par conséquent, en dehors de cette sphère, la gratuité n'avait pas lieu d'être. Voilà, ça a été le point de départ de mes réflexions. Ensuite, j'ai commencé à être dans une démarche vraiment active (hors activités artistiques) à partir de la fin des années 2000 : 2007 - 2009. En 2009 - 2010, j'ai alors créé un magasin gratuit - on faisait aussi du prêt gratuit et d'autres expérimentations autour de la gratuité - dans un café en coopérative à Lille, le Café Citoyen. C'est là qu'on a commencé à expérimenter. On faisait par exemple des ateliers gratuits. En parallèle, j'ai créé un site qui s'appelle nonmarchand.org dont l'objectif était de référencer tout ce qui est gratuit et aussi faciliter la mise à disposition d'informations sur tout ce qui est potentiellement gratuit (par exemple, ce que l’on peut prêter gratuitement de chez soi). Donc, ça passait notamment par le référencement des magasins gratuits mais pas seulement. L’idée était aussi de référencer, par exemple, des arbres où il y a des fruits qui peuvent être récupérés, des restaurants gratuits, des affaires à prêter, des objets nomades. Voilà, tout ce qui est potentiellement gratuit. Et tout ce qui « peut » l’être, le devenir ! J'insiste sur ce point, car l'essentiel de l'originalité de la démarche était là : la focal était mis sur la gratuité et sur ce qu'il est possible de faire gratuitement, par nécessairement sur ce qui se fait gratuitement. C'est une nuance importante. D'une part, on se focalise sur la modalité d'échange et d'autre part, on déplace l'analyse sur le « statut » des choses, c'est à dire, comment elles sont proposées à l'échange, et comment elles pourraient l'être. Ce site accueillait également un laboratoire de recherche indépendant autour de questions relatives à la gratuité et de la culture libre. L’idée étant, en associant les deux, de ne pas scinder la pratique de la recherche. En particulier, d’opérer une rupture avec la « recherche » académique qui se veut comme surplombant le réel et qui met entièrement de côté ses conditions de production et la position qu’elle occupe. Prenons un exemple. Tandis que la recherche académique, marchandisée dans son fonctionnement, « choisit » de s’intéresser aux motivations cachées des personnes qui donnent, la démarche du laboratoire consiste plutôt à inverser la question en « vivant » la gratuité et en reconsidérant la « direction » de l’échange (qui donne et qui reçoit). Dans la démarche observationnelle, il convient alors d’opérer une suspension du jugement, de ne plus questionner les motivations de ceux qui participent, mais de questionner plutôt celles de ceux qui ne participent pas ! La déviance et l’interrogation qui l’accompagne (« mais pourquoi fait-il ça ? ») est alors déplacée vers la pratique dominante, celle qui est jugée « normale ». Cette suspension du jugement, cet « hyper-empirisme », suivie de l’inversion de la question, ont pour conséquence de produire un changement représentationnel chez celui qui s’y soumet. Il élargit de facto son champ des possibles (en questionnant par exemple les représentations qu’il peut avoir intégré par un conditionnement socio-économique sur la faisabilité de certaines actions et qui, comme des prophéties auto-réalisatrices, contribuent à l’empêcher de les réaliser !), et de recenter l’observation exclusivement sur des faits tangibles (à partir du moment où je suspend mon jugement sur ce qui est faisable ou non, je ne me focalise sur le fait brut : un espace, une règle d’échange ; les finalités sont quant à elles évacuées). Je précise que ce site existe toujours ! Quelle est la différence entre une société sans argent et une économie non-marchande ? Alors, évidemment, ça dépend de ce qu'on met derrière le vocabulaire parce que non marchand, ça peut renvoyer, par exemple, à l'économie politique relative aux biens publics. Mais ici, ça ne s'entend pas dans ce sens-là. L'idée, c'est de se baser sur quelque chose de bien précis : la définition juridique. Ce sont des échanges qui se font sans obligation de contrepartie dans l'échange. Donc, c'est-à-dire, tout simplement, « je prends quelque chose, je peux redonner si je veux ». Et voilà ! Simplicité maximale ! La deuxième caractéristique, c’est qu’il faut que la personne accepte de prendre ou de donner. Autrement dit, ce sont des échanges dans lesquels on n'est pas obligé « d'entrer » et de « demeurer ». Donc, par là même, ça évacue, on va dire, une bonne partie de l'économie étatique, dans la mesure où celle-ci s’appuie sur la consommation obligatoire ou une obligation de contribuer. En regroupant tous ces échanges, on construit, finalement toute une sphère d'échanges non-marchands et non-contraints. Alors, il y a plein, plein d'exemples : les réseaux d'hospitalité, les réseaux de dons et toute l'économie qui se forge progressivement autour des magasins gratuits. Les médiathèques pourraient en partie rentrer dans ce domaine-là. Après, effectivement, est-ce que ces échanges-là peuvent se faire avec de l'argent ? Potentiellement, il n'y a pas de contre-indication. On pourrait très bien imaginer des dons qui se font sous forme monétaire. Par contre, c'est vraiment cette modalité d'échange (le don) qui va être mise en avant. C'est plus la modalité d'échange que le support par lequel on échange qui est important. Pourquoi changer de modèle économique ? Il y a de nombreuses raisons. Tout à l'heure, je réfléchissais à un point précis… à un petit détail de la vie quotidienne : le suremballage. Je me disais : « mais comment peut-on encore avoir autant d'emballages partout qu'on jette à la poubelle systématiquement et qui ne servent à rien ? » C'est quelque chose de basique, mais à l'origine du développement du sur-emballage, il y a l'économie marchande. Et ça va plus loin que le simple suremballage, car il y a des conséquences environnementales et sociétales quand on se retrouve avec, par exemple, une problématique très lourde de gestion des déchets, qui font que, finalement, c'est l'utilisateur final, le consommateur final qui est pris en otage et qui se retrouve à devoir faire le tri, etc., tandis que, les grandes surfaces ne se sentent pas vraiment concernées, alors que ce sont pourtant elles qui sont les principales responsables ! Bref ! Il y a tout un ensemble d'effets pervers, de coûts superflus2 induits par l'économie marchande, qui sont, à mon avis, très lourds à porter socialement. Je ne prétends pas évidemment que l’économie non-marchande va potentiellement résoudre toutes les problématiques, mais je pense qu'elle peut contribuer à réduire un grand nombre de coûts qui sont liés à l'économie marchande. Ça, c'est un premier point. Un deuxième point est relatif à une question morale, éthique : promouvoir l'économie non marchande, c'est ouvrir des possibilités d'action, ouvrir un champ des possibles, des libertés, qui, aujourd'hui, sont profondément attaquées par le Marché. Par exemple, la possibilité d'avoir accès à des ressources librement et gratuitement pour agir, pour transformer le monde et son environnement proche. Ça n'a l'air de rien, car c’est invisibilisé, mais s'il y a tant de personnes qui se retrouvent dans des situations d'exclusion, c'est une conséquence directe de l'économie marchande. Par conséquent, pour lutter contre ça, je ne prétends pas défendre un système global, total. En revanche, ce qui me paraît important, c'est que, dans chaque secteur d'activité, et pour chaque catégorie de biens, au sens large, on puisse avoir accès librement aux ressources ou aux services. Enfin, aux biens ou aux services. Donc, je parle, à ce titre-là, d'équivalent gratuit3 : dans chaque secteur d'activité ou pour chaque catégorie de biens, il doit y avoir des échanges marchands qui permettent de les produire et de les échanger et de les acheter, avec à côté, une production non-marchande suffisamment performante pour répondre aux besoins - et à la fois aux besoins de donner et aux besoins de prendre. Ce système non-marchand serait parallèle au système marchand. Ce qui ne signifie pas qu'il n'y aurait pas d'interactions entre les deux systèmes4. Voilà, c'est comme ça que je vois les choses. Je ne défends pas un modèle économique particulier. Cependant, il faut bien voir qu'une des conséquences du développement de l'économie marchande, c'est le développement des États, avec tous les effets délétères qu'on leur connaît. Car les deux fonctionnent main dans la main. Sans État, il n'y a pas de marché. Et sans marché, on ne peut imaginer un État viable. Ou alors, ce serait un État entièrement planificateur, purement totalitaire. Je ne promeux pas non plus un système intégralement sans argent, ni même d’ailleurs une économie non marchande totale. Après, je peux avoir des réflexions sur « qu'est-ce qui va se passer dans une société où l'économie non marchande serait davantage développée ? » Mais par contre, je ne sais pas vraiment à quoi pourrait ressembler une société non marchande où tout serait gratuit. Et je ne sais même pas si celle-ci serait éthiquement souhaitable - en dehors de la question du réalisme - dans la mesure où pour moi il faut conserver la liberté de contractualiser. Si des personnes souhaitent contractualiser avec un échange marchand, elles doivent pouvoir le faire. En revanche je pense qu’il faut développer, faciliter la contractualisation de type échange non marchand au maximum. Partant de là, je ne sais pas si une économie purement non marchande, ou même une économie totalement non monétaire serait souhaitable dans la mesure où on doit laisser aux gens la liberté d'échanger avec de la monnaie s'ils le souhaitent. De la même manière, est-ce qu’une société non marchande serait nécessairement construite en dehors de la propriété privée ? Est-ce qu'il n’y aurait plus du tout de propriété ? Je ne pense pas. Je pense qu'il faut repenser, reconstruire l'institution de la propriété privée et de la propriété collective pour qu'elle soit vraiment utile pour les personnes et pour la société au sens large. Utile pour les personnes, car actuellement, elle sert surtout les intérêts marchands. Même s'il y a une partie de la propriété privée qui est très utile pour développer l'autoproduction. Dans ce cas là tant mieux si la propriété privée sert à ça. Alors disons que je veux bien répondre à la question « comment s'organise le travail dans l'économie non marchande ? », mais ça ne veut pas dire pour moi que c'est une société intégralement non marchande. C'est à dire « je peux faire des échanges non marchands, voilà là où je peux dire si ça peut fonctionner, dans ce périmètre et pour les gens qui souhaitent. » Ça ne veut pas dire pour autant que ça doit rester une petite portion de l'économie… Je pense qu'il faut que les échanges non marchands croissent au maximum, qu’ils occupent une place beaucoup plus importante qu'aujourd'hui. Voilà, je préfère quand même préciser le périmètre de la réflexion mais je peux aussi réfléchir, spéculer, à partir du moment où c'est précisé, à une société sans argent. Alors, tu peux peut-être le préciser dans ta question. Comme ça, je ne réponds pas à côté. D'ailleurs, disons que dans une société non-marchande, il n'y a plus d'argent, parce que l'argent n'a pas vraiment de raison d'être ! D’accord, admettons maintenant qu’on passe dans une société sans argent, comment s’organise la politique commune ? Il y a toujours des présidents ? Il y a des référendums ? La grosse difficulté dans une société non-marchande est de parvenir à faire de la politique en minimisant la force de coercition visant à obliger les citoyens à agir (puisqu’il ne doit pas y avoir d’obligation d’entrer dans l’échange). C’est ce que j’avais appelé ailleurs la « hiérarchie d’obligation ». Comment une prise de décision peut-elle être appliquée sans cette hiérarchie ? À ce niveau-là… on peut imaginer divers systèmes. Il y a des exemples dans le fonctionnement, par exemple, de projets que l'on peut observer dans la culture libre. Par exemple, le projet Wikipédia à ses débuts, les réseaux pair à pair. Il y a aussi la démocratie directe. Mais seulement si celle-ci parvient à préserver au maximum des zones de liberté individuelle et de liberté collective. Il y en a sans doute d’autres. Je renvoie aux travaux très intéressants d'un épistémologue, Paul Feyerabend, qui avait imaginé un système politique qu’il appelait le relativisme démocratique. J'avais écrit un texte, d'ailleurs, là-dessus, pour reprendre un peu ses idées5. Quoi qu’il en soit, sur les outils décisionnels, je n'ai pas trop d'avis. Quel type de vote ? Comment ? Je ne sais pas trop… En revanche, je crois qu’il faut promouvoir un système qui permette au maximum aux personnes de vivre les unes à côté des autres avec leurs propres opinions, avec leurs propre façons de faire, avec leurs propres croyances et avec leurs propres systèmes d’échange. Et c'est ça, à mon avis, qui pourrait être le terreau sur lequel une société libre pourrait se développer. Alors admettons qu’on passe dans une société sans argent, comment s’organise l’accès au logement ? Oui, alors, à ce niveau-là, on a des pistes bien précises. Je pense que développer, promouvoir une économie non marchande (et sans argent), c'est aussi promouvoir l'autoproduction. Donc là, déjà, on a une première piste. Je pense qu’une bonne partie de l'accès au logement peut se faire par de l'autoproduction. Mais le problème, c'est qu’il faut avoir accès librement aux ressources. Or, si on n'est privé, pour prendre un exemple, de l’accès à des terres pour y poser sa yourte, sa cabane ou une tiny house, ce n'est tout simplement pas possible. Donc un des premiers points, c'est effectivement de libérer l'accès à des ressources qui sont nécessaires pour accéder au logement. Et aussi, de transformer en parallèle les représentations et la législation sur les logements auto-produits ! Ensuite, il y a pas mal d'exemples aussi sur la possibilité de partager son logement. Selon moi, ça devrait presque être un réflexe de mettre son logement à partager. Aujourd'hui, d'ailleurs, on peut déjà commencer à le faire sans problème. Et on peut le faire de façon élargie, grâce aux réseaux d'hospitalité, par exemple BeWelcome6. Donc ça fait déjà deux points sur lesquels on peut agir. Concernant la propriété, il y a eu beaucoup de réflexions dès le 19e siècle, sur le type de propriété qu’il faudrait privilégier. À ce niveau-là, je pense que, clairement, il faut revenir à la propriété d'usage. C'est-à-dire il est souhaitable qu'un logement soit privatisé, privatif, parce qu'il sert à des personnes pour vivre… Voilà. Le problème, à l'heure actuelle, c'est l'appropriation, tant par le secteur agricole que par le secteur immobilier ou par d'autres secteurs, des ressources à des fins marchandes. C'est là qu'il faut agir. C'est là qu’il faut tenter de contrer le phénomène en revenant à des formes de propriété et de partage qui sont non marchandes. Et sans argent. Admettons qu’on passe dans une société sans argent, comment s’organise le travail ? Aujourd'hui, une des principales contraintes qui pèsent sur le travail, vient du fait que le travail est une obligation. On est obligé de travailler pour avoir une rémunération sous une forme monétaire le plus souvent. Enfin, un minimum pour pouvoir accéder à des ressources vitales. Et on est obligé de travailler pour toucher un salaire, parce qu'on est pris dans des contrats de travail, payer un crédit, etc. Ça, c'est un gros, gros problème de société : être pris dans des contraintes de travail qui font qu'on ne peut plus réaliser des activités librement. Et une deuxième problématique provient du fait que le travail en tant qu'activité professionnalisée, constitue une barrière à l'entrée pour de nombreuses personnes qui souhaiteraient travailler gratuitement dans des secteurs de leur choix. Comment on fait pour empêcher, pour limiter au maximum cette professionnalisation des activités, cette exclusion ? Là, je pense qu'on a la réponse. Moi, je suis persuadé que si les personnes peuvent travailler librement sur ce qu'elles ont envie, ce qu'elles ont envie de faire, sans aliénation, on n'aura plus ce problème, cette problématique du travail. Cependant, il peut y avoir des limites, évidemment, en termes d'incitation à réaliser certaines activités, des activités particulièrement pénibles. Ces activités, il faut les prendre à bras-le-corps. J'ai envie de dire, peut-être développer des techniques, des technologies qui les rendent plus attractives. Mais dans tous les cas, les deux phénomènes sont liés. 1) À partir du moment où l’obligation marchande tombe, où la contrainte « extérieure » qui pèse sur une activité est éliminée, cellle-ci devient en tant que telle plus désirable ! Autrement dit, la modalité d’échange impacte sur la nature même de l’activité et sur la façon dont elle est perçue. 2) Dès lors que chacun est libre de choisir ses activités et de les organiser comme il l’entend, chacun s’oriente vers les activités de son choix. Et alors, on peut raisonnablement faire confiance à la diversité des goûts et des couleurs ! Pour prendre un exemple, dans les magasins gratuits, il y a des gens qui adorent ranger les habits… Je ne m’en serais pas douté avant d’avoir expérimenté. Mais cela nécessite que les activités ne soient plus soumises à une demande qui émane du marché qui les formate ; que la personne puisse les réaliser pour elle-même, sans avoir la contrainte de les marchandiser pour accéder à d’autres ressources payantes ; qu’elles soient ouvertes (de ce point de vue, la fermeture des activités est très souvent une des conséquences de leur marchandisation : l’accès aux ressources permettant de la réaliser est limité de façon à conserver les avantages et les gains marchands qui y sont liés). Comment s’organise l’accès à la production alimentaire et l’accès à la nourriture ? Donc il y aurait des centres alimentaires de quartier pour pouvoir accéder à la nourriture ? Il y aurait des restaurants ? Comment vous voyez l’accès à l’alimentation ? C'est une question qui m'intéresse car après mon doctorat, et après avoir travaillé comme enseignant-chercheur, je suis parti vivre à la campagne. Avec ma chérie de l’époque, on a un peu « tout lâché » ! On a eu des chèvres et on est parti sur des activités d’écopâturage. Donc on était vraiment au cœur de la question. Je vais donc rapporter ça à mon expérience. En réalité, il y a de nombreuses possibilités de partager ces ressources agricoles de façon optimale, à la fois pour les personnes en tant qu'usagères et consommatrices des ressources alimentaires, et à la fois pour ceux qui sont producteurs. On avait esquissé à ce sujet un projet de label « ferme ouverte »7. Dans l’idée, un agriculteur, laisserait une grande partie de sa ferme ouverte à la participation d'autres personnes tout en laissant une grosse partie des fruits de son travail en libre accès. Ce serait un début de démarchandisation. Donc voilà, je pense que si on passe dans une économie non marchande et une économie sans argent, je n'ai pas pour l'instant la réponse, mais je suis persuadé qu'on va trouver des solutions. Et il y a évidemment énormément de ressources aussi qui sont déjà là, présentes dans l'environnement. Peut-être qu’on mangera moins de hamburgers ! Par contre, on va peut-être manger plus de soupes aux orties. Mais tant mieux ! Je veux dire, on sera habitué aux soupes aux orties, les enfants trouveront que ce n'est finalement pas si mal ! Voilà, c'est aussi : comment on va réadapter, comment on va reconstruire des techniques, une économie qui permet de vivre en dehors du marché, sans argent. Alors comment s’organise l’éducation de la jeunesse ? Encore une fois, je milite pour une société sans contraintes (hiérarchie d’obligation), tout au moins avec un minimum de contraintes, et je veux dire aussi, évidemment, une société où on n'enferme pas les gens et où ils sont libres d’accéder aux ressources de leur choix (non-exclusion). À l'heure actuelle, on ne peut pas vraiment dire que l’école corresponde à de telles aspirations ! Je veux dire, l'école est un système d'enfermement de la jeunesse, et c'est aussi un système extrêmement contraignant, sans parler de la dimension doctrinale. De plus, il y a eu pas mal de travaux là-dessus, notamment les travaux d'Ivan Illich dans les années 70, elle reste un puissant vecteur de l'économie de marché. Donc, à ce niveau-là, je crois qu’il faut aller ou revenir vers ce qu'on pourrait appeler une école non marchande8. C'est-à-dire un système d’échange et de transmission du savoir beaucoup plus fluide et réticulaire, qui permette à tout un chacun qui en a envie, de transmettre des connaissances, librement et gratuitement. Et toute personne, enfant, adulte, qui souhaite accéder à un moment donné à ces ressources éducatives pourrait se mettre en connexion avec eux. Donc, peut-être que là, il pourrait y avoir une intervention, en tout les cas dans un premier temps, de l'État, pour mettre à disposition de locaux ; mais ce serait à l'ensemble des personnes qui souhaitent dispenser leur savoir et pas seulement à l'école de la République. C'est-à-dire vraiment à toute personne qui a des connaissances et qui souhaite les transmettre, que ce soient des connaissances pratiques, théoriques, spirituelles, scientifiques, etc. Et je pense qu'à partir de là, l'école, ce ne sera plus un problème. Dans une société non marchande, ce serait au contraire une école beaucoup plus fluide, qui sans doute, pénaliserait moins, serait moins un calvaire, parce que pour certains enfants, ça peut l'être, et pour certains adultes aussi, quand il faut faire des formations qu'on n'a pas forcément envie de faire. Bon, voilà. Ce sont des pistes. Comment s’organise la santé, le domaine de la santé dans une société sans argent ? Alors, toujours pareil, on a un modèle que j'appellerais l'économie non marchande et réticulaire. Or, à partir du moment où on déprofessionnalise la médecine, où on permet à chacun de prodiguer des soins médicaux s'il a envie, cela suffirait à assurer un service optimal et efficace9. Évidemment, ça n'empêcherait pas qu'il puisse y avoir des systèmes d'évaluation réticulaire et participative pour dire, « ah non, surtout, n'allez pas le voir, lui, il peut vous envoyer au cimetière ». On peut imaginer ça, et je pense que ça, ça se mettrait très probablement en place… Mais je pense que pour cela, il faut, dans un premier temps, casser complètement la marchandisation de la médecine et de la pharmacie. Sinon, en continuant dans la direction actuelle, on va droit dans le mur. Je crois d’ailleurs que c'est clair pour beaucoup de personnes qui ont des positions sans doute moins radicales que les miennes. Je pense qu'il faut reprendre le problème à la racine et revenir vraiment au serment d'hypocrate. Enfin, du moins à un serment déprofessionnalisé et démarchandisé ! Alors comment s’organiserait le domaine des transports ? Il y aurait toujours des voitures ? À quoi elles pourraient fonctionner ces voitures ? Alors les personnes loueraient, se prêteraient des voitures entre eux ? Encore une fois, je pense que c'est bien de s’appuyer sur l'existant. Il y a des systèmes qui marchent bien, par exemple, l'autostop. Bon, c'est vrai que ça peut passer pour quelque chose d'un peu marginal, mais en réalité, ça pourrait être quelque chose de beaucoup mieux organisé. Seulement, aujourd'hui, ça s'est fait un peu happer par le covoiturage. Et on voit bien comment, d'ailleurs, le système marchand est capable de se réapproprier des initiatives non marchandes, parce qu'au départ, un des premiers sites de covoiturage s'appelait allostop et il y avait vraiment cette volonté d'utiliser l'outil numérique, d'en faire un outil convivial qui permet de s'entraider gratuitement dans le transport. Il faut revenir sur ces systèmes-là. Et je privilégierais donc le prêt de voiture gratuit plutôt que des transports en commun gratuits qui sont quand même assez lourds à gérer. Après, il n'empêche que si on peut avoir des transports en commun gratuits, allons-y ! Comment s’organiserait la production des biens comme des vêtements, des meubles, des produits électroniques ? Et si quelque chose tombe en panne ? Comment s’organise la production des biens pour tout le monde ? Il y a des pistes, mais je crois qu'une des premières à explorer est assez basique : il faut aujourd’hui limiter la production. Et sans doute dans une société non marchande, comme il n'y aurait plus cette énorme incitation à acheter, cette énorme incitation à produire aussi – qui en est arrivée au point que des entreprises doivent atteindre un certain seuil de production-profit pour perdurer, etc., et ne parlons même pas de toute cette production qui ne sert qu’à alimenter le fonctionnement de l’économie marchande – il y aurait une baisse de la production et ce serait tant mieux. Un deuxième aspect est qu'il faut libérer les outils de production. Il faut que chacun puisse y avoir accès. Donc là, il faut imaginer des usines qui seraient conçues de telle sorte que quelqu'un qui ait envie de produire quelque chose, eh bien, il puisse y avoir accès gratuitement et librement. Alors peut-être pas à l'intégralité du processus, mais au maximum du processus. Donc à ce niveau, la question est « comment on se réapproprie les outils de production ? » La réponse, c’est qu’il faut tout simplement les démarchandiser ! Car, à nouveau, si les outils de production ne sont pas en libre-accès, c’est une conséquence directe de l’économie marchande. Les acteurs marchands limitent l’accès aux ressources productives pour : 1) marchandiser les fruits du travail (fructus) dans la mesure où c’est une façon de créer de la rareté et de légitimer socialement la rémunération, 2) empêcher une redistribution et un partage de la vente à partir de l’usage (usus) des outils de production (ce qui explique que le travail soit « protégé » et qu’on ne puisse pas prendre leur place en réalisant les mêmes fonctions qu’eux), 3) pouvoir revendre ou monétariser, dans un cadre capitaliste, l’outil de production, et ce faisant en tirer une rente ou un profit (abusus). Il ne faut pas négliger aussi le rôle que jouerait l’auto-production dans un système non-marchand. C'est-à-dire que sans doute, on reviendrait, comme il n'y aurait plus la possibilité de se fournir par le marché, à des systèmes d'autoproduction beaucoup plus étoffés, beaucoup plus performants. Et encore une fois, je pense qu'à partir du moment où on change de modèle économique, il est très probable que les techniques, les technologies vont s'adapter. Parce qu'aujourd'hui, on a des technologies qui sont adaptées à l'économie marchande. Et donc, elles sont performantes pour l'économie marchande, mais elles ne sont pas performantes pour l'autoproduction. Un exemple, très probablement, on serait sur des outils beaucoup plus durables et faciles d'utilisation. Si ça tombe en panne, pas de hotline ! Il faut se débrouiller tout seul ! Ou alors, il y aurait peut-être des communautés de personnes qui s'entraideraient pour réparer les affaires. Comment s’organisent les loisirs et le temps de travail dans une société sans argent ? Alors, je pense que justement, un des aspects, une des conséquences de la démarchandisation d'une société, est de faire sauter la distinction entre travail et loisir puisque le travail devient un loisir. Je pense en effet qu'à partir du moment où on n'est pas contraint de travailler, qui plus est dans des domaines qui souvent ne nous plaisent pas d'ailleurs, on ne va pas faire les choses si ça ne nous plaît pas ! C’est aussi simple que ça. Sauf si on n'a des obligations liées à l'autoproduction, à l'autoconsommation. Donc, ça serait beaucoup plus ludique, plaisant de travailler. Moi, après, là, je donne mon expérience personnelle. Je l'ai expérimenté quand on vivait à la ferme, pendant presque une dizaine d'années. C'est clair que je ne voyais plus la différence à la fin. Je n'arrivais plus à distinguer « qu'est-ce qui est travail, qu'est-ce qui est loisir ». Et d'ailleurs, j'ai eu un peu l'impression de vivre en vacances pendant une dizaine d'années. Ce qui n'était pas désagréable. Voilà. Donc pour moi, c'est quelque chose qui est amené à disparaître. Comment s’organiserait la retraite ? L’âge des retraités et que feront les retraités ? Encore une fois, je pense qu’à partir du moment où le travail marchand cesse d'occuper une place aussi prépondérante, aussi centrale dans l'existence des sociétés, et ce qui est lié clairement au fait qu'on vit dans une société marchande, je pense que le principe de retraite ne s’envisagera pas de la même manière, c’est à dire comme « non-travail »… Alors, il y a deux aspects. Je pense que déjà, les retraités seront beaucoup plus productifs. C'est-à-dire qu’ils pourront travailler, je ne sais pas, à garder les enfants, à aider… On revient à des choses un peu traditionnelles, mais on ne sait pas…, enfin, à mon avis, je pense que ça sera beaucoup plus productif. Et donc, le deuxième aspect, aujourd'hui, une des problématiques qui est liée aux retraites, c'est que les personnes travaillent, les actifs travaillent, et ils ne veulent pas s'occuper des personnes âgées qui sont dans leur famille. Donc, qu'est-ce qu'on fait ? Ils n'ont pas le temps. Enfin, ce n'est pas qu'ils ne veulent pas, mais ils n'ont pas le temps, ils ont trop de contraintes, etc. Et donc, voilà, ils sont obligés de les mettre dans des EHPAD. On ne fait alors que décaler le problème, mais en réalité, il demeure… Donc là encore, si on veut réhumaniser la société, je pense qu'il faut sortir de ce modèle marchand. Donc maintenant la grande question. La transition. Donc comment y parvenir ? Donc comment passer du système actuel, utra-capitaliste en quelque sorte, à une économie sans argent ? Je suis plutôt réformiste. Je ne pense pas qu’il faille une révolution. Il faut que ça soit quelque chose de progressif. Que l'économie marchande se développe progressivement, qu'il y ait de plus en plus de ressources qui lui permettent de s'auto-financer, de s'auto-alimenter ; c'est-à-dire, quand j'entends « financer », je veux dire que ça passe par de plus en plus de ressources gratuites. Ce qui fait que ça sera alors de plus en plus facile, par exemple, d'échapper au travail – au travail marchand j'entends – car cela réduira l’obligation de vendre ou monétariser ses activités et son patrimoine pour pouvoir acheter. C’est ce cercle vertueux qu’il faut parvenir à enclencher. Pour cela, une possibilité est de créer progressivement, dans chaque secteur d'activité et pour chaque catégorie de biens, des alternatives au marché. Ça, je pense que c'est vraiment la première étape : mettre progressivement à disposition des outils – en les inventant ou en améliorant ceux qui existent déjà – qui permettent d’échapper au marché. Par exemple, pour ceux qui souhaitent expérimenter l'alimentation sans argent ou l'alimentation non marchande ou sans argent, comment on leur offre cette possibilité de le faire ? Alors, quand je dis « on », ça ne va pas tomber du ciel. Il faut s'y mettre tous ensemble et développer des alternatives à ce niveau-là. Après, sur une transition plus globale, si on part sur des mesures politiques plus globales, je pense qu'il y aurait des pistes d'action. Il y a, par exemple, l'allocation universelle qui me paraît être un outil intéressant. Un revenu d'existence permet au moins d'avoir accès à des ressources primaires qui sont confisquées en temps normal. Je pense aussi qu'il y aurait des pistes sur la mise à disposition gratuite via notamment le prêt de ressources qu'on a chez soi, qu'on puisse… qu'on ait presque l'obligation, entre guillemets, de les prêter gratuitement, selon des modalités, évidemment, qui devraient être à définir. Et, troisième point, je pense qu'un aspect qui me paraîtrait important à l'heure actuelle, c'est d'interdire le marché de l'occasion. Je sais que je passe un peu pour un fou furieux quand je dis ça, mais je pense qu'il faut y réfléchir. Car à la limite, qu'il y ait une rémunération, dans le contexte actuel, de personnes qui produisent des choses neuves, je trouve que d'un point de vue éthique, ça se défend. Bien qu'à mon avis, dans un système non marchand, il n'y aurait plus besoin de les faire payer à la sortie. En revanche, une fois que le bien est produit, de quel droit on s’autorise à le revendre ? Pourquoi aurait-on le droit de vendre, d'aliéner des ressources qui, a priori, « appartiennent » à tout le monde ? Quel plus-value apporte-t-on avec son travail ? Aucune. Alors, je ne parle même pas pour le vivant, parce que là, pour moi, c'est clair qu'on devrait tout simplement interdire la vente des animaux et des plantes. D’autant plus qu’il y a des systèmes qui fonctionnent très bien, notamment des échanges de boutures ou des choses comme ça. Donc voilà, dans les mesures, je pense que l'interdiction du marché de l'occasion est à défendre. Comment vous voyez le développement de la gratuité ? Parce que vous êtes un spécialiste de l’économie non-marchande qui est en fait, en quelque sorte, la micro-économie dans le système global, comment on peut développer cette économie de la gratuité pour qu’elle se généralise petit à petit ? Comment est-ce que vous voyez le développement de cette économie non-marchande au sein de cette société ? Comment va se passer l’essor ? Quelles sont les difficultés en quelque sorte ? Alors, moi qui pratique beaucoup les espaces de gratuité, je prends ma casquette de sociologue et qu'est-ce que j'observe ? D’où viennent les freins au développement de l'économie non-marchande ? On entend souvent ce discours « oui, la gratuité c'est quelque chose que les personnes du peuple ne sont pas capables de comprendre, c'est quelque chose qui est trop artificiel, sophistiqué pour elles ». Ça, ce n'est pas vrai. En réalité, je pense que là où les freins apparaissent, c'est davantage dans une « élite » qui tire son pouvoir économique et intellectuel en s'accaparant des outils de production, des outils de réflexion, des outils liés à l'économie du savoir, notamment. On se heurte à un conservatisme diffus qui est très solidement implanté dans les classes moyennes et supérieures. Et je note à ce sujet que le rejet de la gratuité s’accompagne généralement d’une profonde adhésion à l’idéologie pro-scolaire, qui prône la compétition et la soumission à la hiérarchie et à un principe de réalité (notamment sur l’économie et la nature humaine : don-contre-don, loi de l’offre et de la demande, division du travail), qui valorise la professionnalisation et sert de sous-bassement à la propriété privée, au droit d’auteur, au droit de obligations, et à la protection du travail professionnel (diplômes). Plus l’adhésion à cette idéologie scolaire est forte, plus les personnes sont hostiles à la gratuité. Je pense qu'il y a donc tout d’abord un travail à faire sur les représentations. Il faut vraiment pouvoir dire, « c'est possible, on peut progressivement se tourner vers une économie non marchande, on peut se débarrasser de l'argent ». C'est quelque chose qui est possible, qui est faisable. Seulement, pour cela, il faut développer des outils conceptuels qui permettent de rendre la chose crédible pour contrer les représentations de l'élite. Et il faut aussi mettre en œuvre, en articulation avec ce travail de conceptualisation, des outils pratiques, qui facilitent un apprentissage expérientiel. C'est ce que j'essaie de faire depuis des années. Donc voilà, comment le travail est à faire au niveau des représentations : par la théorie et la pratique. Ensuite, il y a plusieurs niveaux d'action, ça peut être au niveau individuel, ça peut être au niveau inter-individuel, collectif, communautaire, et après, il y aurait des formes d'action plus sociétales, plus globales. Les trois sont liés. Quand je propose, par exemple, l'interdiction du marché de l'occasion, ce n’est pas une pure lubie. C’est aussi parce qu’on observe, dans les espaces de gratuité, qu’une des difficultés est liée au fait que des personnes prennent pour revendre. Alors, « on peut se dire, bon, ce n'est pas très grave, etc. », mais, en pratique, c'est quand même un frein assez fort, parce que ça peut perturber les flux dans le magasin gratuit, entre autres, et ça peut démotiver les gens qui donnent. Donc, voilà, il y a plein de possibilités. On peut aussi ce que j'appelle les objets nomades, c'est-à-dire des objets qui vont recirculer gratuitement10. Il y aurait plein de techniques à développer, et ça va se faire progressivement. D’une manière générale, je suis convaincu que l'économie non marchande va se développer progressivement et faire de l'économie marchande quelque chose qui existera de façon résiduelle. Elle va la remettre à sa place en quelque sorte. Par exemple, au secteur des biens de luxe ! Après, combien de temps ça va prendre ? Je ne sais pas, peut-être une cinquantaine d'années, un peu plus. De toute façon, on ne peut plus continuer sur le modèle actuel… Je pense qu'aujourd'hui, on en est au stade de la prise de conscience, à l’élaboration et à la diffusion des premiers outils – on se base d'ailleurs sur des outils qui existaient déjà avant, d'ailleurs, je parlais de l'autostop, voilà, c'est des outils vernaculaires qui se sont développés. Mais il ne faut aussi pas hésiter à développer des outils un peu plus sophistiqués, et progressivement, ça va s'étendre. J'en suis persuadé. On se dirige vers ça. Est-ce que bous pensez qu’une transition est possible par le biais de la politique ? Donc un mouvement politique qui prenne le pouvoir en quelque sorte et qui généralise la gratuité ? C’est une bonne question. Alors je me méfie toujours un peu de la politique au sens large, surtout quand elle occupe les places qui sont celles de l'État, des pouvoirs publics, etc. Il n'empêche, en pratique… oui, pourquoi pas ! Mais attention, et c'est pour ça que j’ai insisté sur cette idée d'équivalent gratuit, il ne faut pas que ça devienne coercitif. Voilà, il ne faudrait pas que ça... On tombe sur une forme de totalitarisme non-marchand. En revanche, qu'il y ait des mouvements politiques – et aujourd'hui, d'ailleurs, je vois que ça commence à émerger de-ci de-là - qui fassent passer des idées relatives à l’économie non-marchande, c'est indispensable. Il faut que ça se développe, c'est clair. Alors, peut-être, qu’il pourrait y avoir une alliance, entre guillemets, avec les mouvements écologistes et les mouvements autour de la décroissance. C'est ce qui me paraît le plus proche, personnellement. Mais, je vois quand même très nettement la différence. Par exemple, la question écologiste n'est pas nécessairement non-marchande. Le problème de la technique peut venir faire dissension. Pour une économie non marchande, le développement de la technique peut s’avérer souhaitable s’il permet de produire des biens en grande quantité et les distribuer de façon gratuite. C’est un point qui a pu être défendu par des auteurs comme Herbert Marcuse. Il est facile de voir que cette position peut se heurter à une conception écologiste et localiste de l’économie ? Voilà. Il pourrait y avoir des points de friction de ce type. De la même manière, je ne pense pas qu'une économie non marchande devrait être nécessairement décroissante dans tous les secteurs. En tout cas, ce n'est pas, a priori, le premier but recherché. Ce qui va être mis en avant, c’est davantage comment on promeut la gratuité. Comment on promeut la libération des ressources, l'autoproduction, comment on promeut aussi, par exemple, et c'est un thème qui me tient beaucoup à cœur, la culture libre, c’est à dire, comment on promeut la libération des ressources immatérielles. Voilà. Alors est-ce qu'il peut y avoir un mouvement politique ? Oui, allons-y, quoi ! Allons-y ! Je pense que c'est une bonne chose de développer ça. Mais après, il faut que ça laisse la place à la diversité des réflexions qu’il peut y avoir autour de l'économie non marchande. D’après votre expérience, les personnes qui sont engagées dans la décroissance sont ouvertes à une société sans argent ou pas ? D'après mon expérience, non. Je vais être clair. J'ai eu beaucoup… En fait, je prends un exemple. J'habite une petite ville qui s'appelle Limoux dans laquelle j'ai ouvert un magasin gratuit. En réalité… les personnes qui participent… au début, il y a eu des personnes qui étaient un peu dans la tendance décroissante qui venaient. Maintenant, en réalité, c'est presque exclusivement des personnes du quartier. Mais pourquoi ? Parce que… Parce que je pense qu'aujourd'hui, par exemple, si on prend tout ce qui est l'économie autour de l'environnement, c'est clairement marchandisé. On n'est plus du tout dans un modèle non marchand. Ce modèle, ça va être… « Ah non, mais attends, il faut bien se nourrir, quand même. » Donc, là, à ce niveau-là, il y a vraiment un travail à faire, aussi, auprès des institutions, ou directement auprès des acteurs… Il faut faire passer le message : « On peut, il faut même, envisager une agriculture non marchande. Il faut travailler pour se passer définitivement de l'argent, court-circuiter définitivement ce vecteur d’échange ». Est-ce que vous pouvez nous parler du magasin gratuit justement ? Vous aidez au référencement des magasins gratuits en France, est-ce que vous pourriez nous parler du magasin gratuit dont vous vous chargez. Donc il y a combien ? Il est ouvert combien de jours par mois par exemple ? Alors, ça a changé tellement de fois ! Je vais prendre deux initiatives, dont j’ai été le fondateur, du moins l'un des fondateurs. La première est la maison non marchande à Puivert11. C'est dans un village dans les Pyrénées, pas très loin d'ici. La deuxième, ce dont je parlais, c'est la gratuiterie de Limoux, local qui s'appelle Sortez Sans Payer12. Donc, sur la maison non marchande de Puivert, sur le principe, on est vraiment très, très proche du modèle de la culture libre dont je parlais plus haut. C'est un local qui est ouvert tout le temps, en permanence. Non ! Je rectifie. Il est fermé la nuit, maintenant. Mais avant, il était même ouvert la nuit. C’est un local dans lequel, on peut venir déposer ce qu'on veut, prendre des affaires librement. Et ça marche très, très bien. Il a ouvert entre 2011 et 2012. il est totalement géré par… Enfin, si on peut parler de gestion, car il n'y a pas d'association qui gère le truc. C'est vraiment... Ça se débrouille tout seul, quoi. Donc là, c'est très proche d'un modèle qui, à mon avis, doit être défendu pour le développement des espaces de gratuité. Sur le magasin gratuit de Limoux, bon, c'est une histoire un peu plus compliquée liée à des problématiques personnelles. Du coup, les heures d'ouverture sont plus contraignantes. Il y a plus de régulation des flux, on va dire. Donc là, actuellement, on est ouvert… à un moment donné, c'était quasiment ouvert tous les jours, mais récemment, on a changé, maintenant, on est ouvert 4 jours par mois. - Bien. Je vous remercie beaucoup pour cet échange. Je vais lancer des tables rondes dans le futur autour du comment s’organise une société sans argent, vous voudrez y participer ? - Avec grand plaisir. - Et bien c’est parfait. Je vous dis à très bientôt. Merci Benjamin. 1 Voir La dynamique des réseaux coopératifs. L'exemple des logiciels libres et du projet d'encyclopédie libre et ouverte Wikipédia. ⇑ 2 Voir Information grise et matière grise. ⇑ 3 Cet article approfondit le concept. ⇑ 4 Une réflexion sur une mise en oeuvre d'un tel système à un niveau global est développée dans Pour un service public auto-régulé. ⇑
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