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Un monde sans argent : rencontre avec Benjamin Grassineau (économie non-marchande)

Auteurs : Benjamin Grassineau (voir aussi l'historique)
Date de création de l'article : 25-12-2024 20:18
Rubrique: Le journal de la culture libre et du non-marchand
Etat de la rédaction: finalisé
Droit de rédaction : ouvert sur invitation
Licence : Creative Commons


Création de la page: 16 janvier 2025 / Dernière modification de la page: 15 janvier 2025 / Propriétaire de la page: Benjamin Grassineau


Résumé : Entretien réalisé par Yann Yvinnec pour la chaîne Youtube Un meilleur Monde.

Je l'ai fortement enrichi de références et d'ajouts lors de la retranscription.

La vidéo est en ligne.

Licence CC 4.0 ND-NC



J’ai le plaisir d’accueillir Benjamin Grassineau qui habite dans le sud de la France. Bonjour Benjamin. Vous êtes sociologue. Votre travail consiste à promouvoir le développement de la gratuité et des échanges non-marchands. Depuis quand réfléchissez-vous à une économie non-marchande ?

J'ai commencé durant ma thèse1 en étudiant la culture libre. Cette culture a émergé dans dans les années 1990 et s'est enracinée et a prospéré, d'une part, dans la sphère du logiciel libre, qui défend un certain nombre de droits fondamentaux liés à la pratique informatique, et d'autre part, dans la culture numérique des débuts d'Internet qui était alors un univers foisonnant d'idées et très peu contrôlé. Dans cette « sphère », de nombreuses choses se faisaient gratuitement, notamment au début d'Internet. Et, sur ces principes de gratuité de libre diffusion et de coopération, un modèle économique fonctionnant très bien s'est mis en place et s'est développé. C'est ce que j'appelle le modèle de l'économie non-marchande et non-hiérarchique. En simplifiant, il est fondé sur la contribution libre, ouverte et gratuite, sur la mise à disposition gratuite des ressources produites et sur une minimisation de la « hiérarchie d'obligation ». Pour moi, ce modèle était une « petite révolution » ! Une bouffée d'oxygène ! Dès lors, à partir de mes recherches, la problématique qui m'a mobilisé était de savoir comment on peut l'élargir, le généraliser à la sphère matérielle ; et surtout, comment on peut éviter qu’il ne soit circonscrit arbitrairement à la sphère immatérielle ? Car à cet endroit, ma recherche n'était pas seulement pratique, il s'agissait aussi d’apporter une réfutation empirique, c'est à dire par l'expérience (d'où mon intérêt grandissant pour la recherche-action), à des thèses qui soutenaient que la gratuité sur Internet s’expliquait par des causes exclusivement « physico-techniques » - par exemple, la non-rivalité des ressources numériques immatérielles - et qu'en dehors de la sphère immatérielle, la gratuité était impossible. Voilà ce qui a été à l'origine de mes réflexions. Ensuite, j'ai commencé à expérimenter de façon plus systématique (hors activités artistiques) à partir de la fin des années 2000 : 2007 - 2009. En 2009 - 2010, j'ai créé un magasin gratuit dans un café en coopérative à Lille (le Café Citoyen2). On faisait aussi d'autres expérimentations autour de la gratuité : des ateliers gratuits, une zone de prêt gratuit, des objets nomades, des boîtes à livres, une zone de gratuité, etc. dans une démarche simple : faire en sorte qu'il y ait un équivalent gratuit à tout ce qui est payant, tout ce qui est marchandisé ! En parallèle, et toujours dans cet objectif, j'ai créé un site qui s'appelle nonmarchand.org dont l'objectif était de référencer tout ce qui est gratuit et aussi faciliter la mise à disposition d'informations sur tout ce qui est potentiellement gratuit (par exemple, ce que l’on peut prêter gratuitement de chez soi). Ce qui incluait le référencement des magasins gratuits. Pas seulement car l’idée était aussi de référencer des arbres où il y a des fruits qui peuvent être récupérés, des restaurants gratuits, des affaires à prêter, des objets nomades, etc. Autrement dit, tout ce qui est potentiellement gratuit (avec plusieurs « modalités d'échange possibles ») ; et tout ce qui « peut » l’être, le devenir ! J'insiste sur ce point, car c'est là que se situait l'originalité de la démarche : l'attention était dirigée sur la gratuité et sur ce qu'il est possible de faire gratuitement et non pas sur ce qui se fait gratuitement. C'est une nuance importante. D'une part, on se focalise sur la modalité d'échange et d'autre part, on déplace l'étude, le regard sur le « statut » des choses, c'est à dire, comment elles sont proposées à l'échange, et comment elles pourraient l'être (par exemple, en étant plus facile à localiser). C'est ce que j'appelle le passage d'une économie des flux à une économie des possibles. Ce site accueillait également un laboratoire de recherche indépendant autour de questions relatives à la gratuité et de la culture libre. L’idée étant, en associant les deux, de ne pas scinder la pratique de la recherche. En particulier, d’opérer une rupture avec la « recherche » académique qui se veut comme surplombant le réel et qui néglige le plus souvent l'analyse de ses conditions de production et de la position qu’elle occupe. Prenons un exemple. Tandis que la recherche académique, marchandisée dans son fonctionnement, « choisit » de s’intéresser aux motivations cachées des personnes qui donnent, la démarche du laboratoire consiste plutôt à inverser la question en « vivant » la gratuité et en reconsidérant la « direction » de l’échange (qui donne et qui reçoit ?). Dans la démarche observationnelle, il convient alors d’opérer une « suspension du jugement », de ne plus questionner les motivations de ceux qui participent, mais plutôt de questionner celles de ceux qui ne participent pas ! La déviance et l’interrogation qui l’accompagne (« mais pourquoi fait-il ça ? ») est alors déplacée vers la pratique dominante, celle qui est jugée « normale ». Cette suspension du jugement, cet « hyper-empirisme », suivie de l’inversion de la question, ont pour conséquence de produire un changement représentationnel chez celui qui s’y soumet. Il élargit de facto son champ des possibles (en questionnant par exemple les représentations qu’il peut avoir intégré par un conditionnement socio-économique sur la faisabilité de certaines actions et qui, comme des prophéties auto-réalisatrices, contribuent à l’empêcher de les réaliser !), et de recenter l’observation exclusivement sur des faits tangibles. À partir du moment où je suspends mon jugement sur ce qui est faisable ou non, je ne me focalise sur le fait brut : un espace, une règle d’échange, les conditions de faisabilité ; les finalités sont quant à elles évacuées. Je précise que ce site existe toujours !

Quelle est la différence entre une société sans argent et une économie non-marchande ?

Cela dépend bien sûr de ce qu'on met derrière le vocabulaire. Le terme non-marchand peut renvoyer, par exemple, à l'économie politique relative aux biens publics. Ce n'est pas le sens auquel je me réfère. Je préfère me baser sur la définition juridique, qui est claire et précise. Ce sont des échanges qui se font sans obligation de contrepartie dans l'échange : « je prends ou donne quelque chose, je peux prendre ou redonner si je veux ». Et voilà ! Simplicité maximale ! La deuxième caractéristique, c’est qu’il faut que la personne accepte de prendre ou de donner. Autrement dit, ce sont des échanges dans lesquels on n'est pas obligé « d'entrer » et de « demeurer ». Par là même, cela évacue une bonne partie de l'économie étatique, dans la mesure où celle-ci s’appuie sur la consommation obligatoire ou une obligation de contribuer. En agrégeant les échanges de ce type, on construit une sphère d'échanges non-marchands et non-contraints. C'est ce que j'entends par économie non-marchande. Alors, il y a plein, plein d'exemples : les réseaux d'hospitalité, les réseaux de dons et toute l'économie qui se forge progressivement autour des magasins gratuits. Les médiathèques pourraient en partie aussi rentrer dans ce domaine. Maintenant, est-ce que ces échanges peuvent se faire avec de l'argent ? Potentiellement oui. Il n'y a pas de contre-indication. On pourrait très bien imaginer des dons qui se font sous forme monétaire. Par contre, c'est vraiment cette modalité d'échange (le don) qui va être mise en avant. C'est plus la modalité d'échange que le support par lequel on échange qui est important.

Pourquoi changer de modèle économique ?

Il y a de nombreuses raisons. Tout à l'heure, je réfléchissais à un petit détail de la vie quotidienne : le suremballage. Et je me disais : « mais comment peut-on encore avoir autant d'emballages partout qu'on jette à la poubelle systématiquement et qui ne servent à rien ? » Certes, c'est quelque chose de basique. Mais à l'origine du développement du suremballage et des freins qui empêchent de le réguler, il y a l'économie marchande. Et il faut bien voir qu'il y a de nombreux effets en cascade. Par exemple, face à la problématique de gestion des déchets, c'est l'utilisateur final, le consommateur final qui est pris en otage dans un dispositif répressif très punitif et qui se retrouve à devoir faire le tri. Les grandes surfaces, qui concentrent le pouvoir marchand, ne sont guère mise à contribution, alors que ce sont pourtant elles qui sont les principales responsables ! On voit donc que le Marché tend à distordre notre représentation des responsabilités et des capacités d'action. Il crée des inégalités structurelles, profondes. Ce qui, en terme de justice sociale, de libertés individuelles et d'action politique, n'est pas vraiment top ! Bref ! Il y a tout un ensemble d'effets pervers, de coûts superflus3 induits par l'économie marchande, qui sont, à mon avis, très lourds d'un point de vue social, économique, politique, environnemental, etc. Je ne prétends pas évidemment que l’économie non-marchande va résoudre toutes les problématiques, mais je pense qu'elle peut contribuer à réduire un grand nombre de coûts qui sont liés au fonctionnement de l'économie marchande. Ça, c'est un premier point. Un deuxième point est d'ordre moral, éthique : promouvoir l'économie non-marchande, c'est ouvrir des possibilités d'action, ouvrir un champ des possibles, des libertés, qui, aujourd'hui, sont profondément attaquées par le Marché. Par exemple, la possibilité d'accéder à des ressources librement et gratuitement pour agir, pour transformer le monde et son environnement proche. Ça n'a l'air de rien, car c’est invisibilisé, mais s'il y a tant de personnes qui se retrouvent dans des situations d'exclusion, c'est une conséquence directe de l'économie marchande. Pour lutter contre ça, je ne défends pas un système global, total. En revanche, ce qui me paraît important, c'est que, dans chaque secteur d'activité, et pour chaque catégorie de biens, au sens large, on puisse avoir accès librement aux biens ou aux services. J'ai introduit, dans cette optique, le concept d'équivalent gratuit4 : dans chaque secteur d'activité ou pour chaque catégorie de biens, il doit y avoir des échanges marchands qui permettent de les produire et de les échanger et de les acheter, avec à côté, une production non-marchande suffisamment performante pour répondre aux besoins - et à la fois aux besoins de donner et aux besoins de prendre. Ce système non-marchand serait « parallèle » au système marchand. Ce qui ne signifie pas qu'il n'y aurait pas d'interactions entre les deux systèmes5. Voilà, c'est comme ça que je vois les choses. Je n'exclus pas un modèle économique particulier. Je suis pour la diversité. Cependant, il faut bien voir qu'une des conséquences du développement de l'économie marchande, c'est le développement des États, avec tous les effets délétères qu'on leur connaît. Car les deux fonctionnent main dans la main. Sans État, il n'y a pas de Marché. Et sans Marché, on ne peut imaginer un État viable. Ou alors, ce serait un État entièrement planificateur, purement totalitaire. Je ne promeux donc pas un système intégralement sans argent, ni même d’ailleurs une économie non-marchande totale. Après, je peux avoir des réflexions sur « qu'est-ce qui va se passer dans une société où l'économie non-marchande serait davantage développée ? » Mais par contre, je ne sais pas vraiment à quoi pourrait ressembler une société non-marchande, une société où tout serait gratuit. Et je ne sais même pas si celle-ci serait éthiquement souhaitable - en dehors de la question du réalisme - dans la mesure où pour moi il faut conserver la liberté de contractualiser. Si des personnes souhaitent contractualiser avec un échange marchand, elles doivent pouvoir le faire. En revanche je pense qu’il faut développer, faciliter la contractualisation de type échange non-marchand au maximum. Partant de là, je ne sais pas si une économie purement non-marchande, ou même une économie totalement non monétaire serait souhaitable dans la mesure où on doit laisser aux gens la liberté d'échanger avec de la monnaie s'ils le souhaitent. De la même manière, est-ce qu’une société non-marchande serait nécessairement construite en dehors de la propriété privée ? Est-ce qu'il n’y aurait plus du tout de propriété ? Je ne pense pas. Je pense qu'il faut repenser, reconstruire l'institution de la propriété privée et de la propriété collective pour qu'elle soit vraiment utile pour les personnes et pour la société au sens large. Utile pour les personnes, car actuellement, elle sert surtout les intérêts marchands. Même s'il y a une partie de la propriété privée qui est très utile pour développer l'autoproduction. Dans ce cas là, tant mieux si la propriété privée sert à cette fin. Alors disons que je veux bien répondre à la question « comment s'organise le travail dans l'économie non-marchande ? », mais cela ne signifie pas pour moi que ce soit une société intégralement non-marchande. C'est à dire « je peux faire des échanges non-marchands, voilà là où je peux dire si cela peux fonctionner, dans ce périmètre et pour les gens qui souhaitent. » Ça n'implique pas pour autant que cela doit rester une petite portion de l'économie… Je pense que les échanges non-marchands doivent croître au maximum, occuper une place beaucoup plus importante qu'aujourd'hui. Voilà. Je préfère quand même préciser le périmètre de la réflexion mais je peux aussi réfléchir, spéculer, à partir du moment où c'est précisé, à une société sans argent. Alors, tu peux peut-être le préciser dans tes questions. Comme ça, je ne réponds pas à côté. D'ailleurs, disons que dans une société non-marchande, il n'y a plus d'argent, parce que l'argent n'a pas vraiment de raison d'être ! Étant donné que les deux fonctions principales de l'argent sont de mesurer la valeur d'échange et de transformer de facto un échange possible et volontaire en en obligation d'échange. Car on ne peut pas refuser de l'argent ! C'est presque impossible.

D’accord, admettons maintenant qu’on passe dans une société sans argent, comment s’organise la politique commune ? Il y a toujours des présidents ? Il y a des référendums ?

La grosse difficulté dans une société non-marchande est de parvenir à faire de la politique en minimisant la force de coercition visant à obliger les citoyens à agir (puisqu’il ne doit pas y avoir d’obligation d’entrer dans l’échange). C’est ce que j’appelle la « hiérarchie d’obligation ». Comment une prise de décision peut-elle être appliquée sans cette hiérarchie ? On peut imaginer divers systèmes. Il y a des exemples dans le fonctionnement de projets issus de la culture libre : le projet Wikipédia à ses débuts, les réseaux pair à pair, etc. Ces projets utilisent souvent la démocratie directe quand il s'agit de prendre des décisions ensemble. Je suis pour à condition que celle-ci parvienne à préserver au maximum des zones de liberté individuelle et de liberté collective. Il y a sans doute d’autres pistes. Je renvoie aux travaux très intéressants d'un épistémologue, Paul Feyerabend, qui avait imaginé un système politique qu’il appelait le relativisme démocratique. J'avais écrit un texte, d'ailleurs, pour examiner si son modèle correspondait au fonctionnement du projet Wikipédia6. Quoi qu’il en soit, sur les outils décisionnels, je n'ai pas trop d'avis. Quel type de vote ? Comment ? Je ne sais pas trop… En revanche, je crois qu’il faut promouvoir un système qui permet aux personnes de vivre les unes à côté des autres avec leurs propres opinions, avec leurs propre façons de faire, avec leurs propres croyances et avec leurs propres systèmes d’échange. C'est sur le terreau d'un tel relativisme qu'une société libre et non-marchande pourrait se développer. Le principal obstacle à une société libre, de mon point de vue - qui est ici plutôt hétérodoxe -, provient de la professionnalisation du savoir, du dogmatisme, qui produit et impose une organisation rigide des régimes de véridicité. C'est pourquoi je pense que la libération sociale passe avant tout par la libération du savoir ; en particulier la déprofessionnalisation et la démarchandisation des outils de production, d'évaluation et de diffusion du savoir, à l'instar des universités.

Alors admettons qu’on passe dans une société sans argent, comment s’organise l’accès au logement ?

Ici, on a des pistes bien précises. D'abord, développer, promouvoir une économie non-marchande, passe aussi par le renforcement de l'autoproduction (car on se « donne alors à soi-même ») et des conditions d'autoproduction. En fait, une bonne partie de l'accès au logement peut se faire grâce à l'autoproduction de son habitat. Seulement, pour cela, encore faut-il avoir accès librement aux ressources qui permettent cette autoproduction. Or, si on n'est privé, pour prendre un exemple, de l’accès à des terres pour poser sa yourte, sa cabane ou une tiny house, ce n'est tout simplement pas possible ! Par conséquent, un des premiers objectifs est de libérer l'accès à des ressources qui sont nécessaires pour auto-produire son logement. Et aussi, transformer en parallèle les représentations et la législation sur les logements auto-produits ! Ensuite, il y a pas mal d'exemples sur la possibilité de partager gratuitement son logement. Selon moi, ça devrait presque être un réflexe de mettre son logement à partager gratuitement. Aujourd'hui, d'ailleurs, on peut déjà commencer à le faire sans problème. Et on peut le faire de façon élargie, grâce aux réseaux d'hospitalité, par exemple BeWelcome7. Donc ça fait déjà deux points sur lesquels on peut agir. Concernant la propriété, il y a eu beaucoup de réflexions dès le XIXe siècle, sur le type de propriété qu’il faudrait privilégier. À ce niveau-là, je pense que, clairement, il faut revenir à la propriété d'usage. C'est-à-dire, il est souhaitable qu'un logement soit privatisé, privatif, parce qu'il sert à des personnes pour vivre… Le problème, à l'heure actuelle, c'est l'appropriation, tant par le secteur agricole marchandisé que par le secteur immobilier ou par d'autres secteurs, des ressources à des fins marchandes. C'est là qu'il faut agir. C'est là qu’il faut tenter de contrer le phénomène en revenant à des formes de propriété et de partage qui sont non-marchandes - et sans argent.

Admettons qu’on passe dans une société sans argent, comment s’organise le travail ?

Aujourd'hui, une des principales contraintes qui pèsent sur le travail prvient du fait que le travail est une obligation. Nombre d'entre nous sommes obligés de travailler pour être rémunérés sous une forme monétaire - le plus souvent ; donc travailler - un minimum - pour pouvoir accéder à des ressources vitales ; et une fois dans l'engrenage, nous sommes obligés de travailler pour toucher un salaire, parce que pris par les obligations liées à un contrats de travail, le remboursement d'un crédit, etc. Ça, c'est un gros, gros problème de société. Nous sommes assujetis à des contraintes de travail qui font qu'on ne peut plus réaliser des activités librement. Une deuxième problématique provient du fait que le travail en tant qu'activité professionnalisée, constitue une barrière à l'entrée pour de nombreuses personnes qui souhaiteraient travailler gratuitement dans des secteurs de leur choix. Comment on fait pour empêcher, pour limiter au maximum cette professionnalisation des activités, cette exclusion ? Là, je pense qu'on a la réponse. Moi, je suis persuadé que si les personnes peuvent travailler librement sur ce qu'elles ont envie, ce qu'elles ont envie de faire, sans aliénation, on n'aura plus ce problème, cette problématique du travail. Cependant, il peut y avoir des limites, évidemment, en terme d'incitation à réaliser certaines activités, des activités particulièrement pénibles. Ces activités, il faut les prendre à bras-le-corps. Peut-être développer des techniques, des technologies qui les rendent plus attractives. Mais dans tous les cas, les deux phénomènes sont liés. 1) À partir du moment où l’obligation marchande tombe, où la contrainte « extérieure » qui pèse sur une activité est éliminée, cellle-ci devient en tant que telle plus désirable ! Autrement dit, la modalité d’échange impacte sur la nature même de l’activité et sur la façon dont elle est perçue. 2) Dès lors que chacun est libre de choisir ses activités et de les organiser comme il l’entend, chacun s’oriente vers les activités de son choix. Et alors, on peut raisonnablement faire confiance à la diversité des goûts et des couleurs... Pour prendre un exemple, dans les magasins gratuits, il y a des gens qui adorent ranger les habits… Je ne m’en serais pas douté avant d’avoir expérimenté ! Mais cela nécessite que les activités ne soient plus soumises à une demande qui émane du marché qui les formate ; que la personne puisse les réaliser pour elle-même, sans avoir la contrainte de les marchandiser pour accéder à d’autres ressources payantes ; qu’elles soient ouvertes (de ce point de vue, la fermeture des activités est très souvent une des conséquences de leur marchandisation : l’accès aux ressources permettant de la réaliser est limité de façon à conserver les avantages et les gains marchands qui y sont liés). Une piste pourrait consister, comme le prônaient les situationnistes, dans la libération de l'art, par sa démarchandisation, qui lui permettrait de fusionner à nouveau avec les activités dont il a été artificiellement exclu. En terme psychanalytique, l'activité redeviendrait un objet de sublimation.

Comment s’organise l’accès à la production alimentaire et l’accès à la nourriture ? Donc il y aurait des centres alimentaires de quartier pour pouvoir accéder à la nourriture ? Il y aurait des restaurants ? Comment vous voyez l’accès à l’alimentation ?

C'est une question qui m'intéresse tout particulièrement car après mon doctorat, et après avoir travaillé comme enseignant-chercheur, je suis parti vivre à la campagne. Avec ma chérie de l’époque, on a un peu « tout lâché » ! On a eu des chèvres et on a développé des activités d’écopâturage. On était donc vraiment au cœur du sujet. Je vais par conséquent apporter une réponse en lien avec mon expérience. En réalité, il y a de nombreuses possibilités de partager ces ressources agricoles de façon optimale, à la fois pour les personnes en tant qu'usagères et consommatrices des ressources alimentaires, et à la fois pour ceux qui sont producteurs. On avait esquissé à ce sujet un projet de label « ferme ouverte »8. Dans l’idée, un agriculteur laisserait une grande partie de sa ferme ouverte à la participation d'autres personnes tout en laissant une grosse partie des fruits de son travail en libre-accès. Ce serait un début de démarchandisation. Donc voilà, je pense que si on passe dans une économie non-marchande et une économie sans argent, je n'ai pas pour l'instant la réponse, mais je suis persuadé qu'on va trouver des solutions. Et il y a évidemment énormément de ressources aussi qui sont déjà là, présentes dans l'environnement. Peut-être qu’on mangera moins de hamburgers ! Par contre, on va manger davantage de soupes aux orties. Mais c'est tant mieux ! Je veux dire, on se sera habitué aux soupes aux orties, les enfants trouveront que ce n'est finalement pas si mauvais ! Voilà, la question est aussi : « comment allons-nous réadapter, reconstruire des techniques pour garantir la pérennité et la viabilité d'une économie construite en dehors du Marché et sans argent ? » Or, pour cela, il faut expérimenter en revenant au fait brut, en suspendant le jugement, car c'est nécessaire pour s'abstraire de l'idéologie marchande qui a modelé notre représentation des techniques et les techniques elles-mêmes. Autrement dit, il s'agit d'essayer de désacraliser la technique, de réinventer un nouvel imaginaire non-marchand. On peut penser à ce sujet à la culture hacker.

Comment s’organise l’éducation de la jeunesse ?

Encore une fois, je milite pour une société qui produit et utilise un minimum de contraintes (hiérarchie d’obligation). Mais je milite aussi pour une société décloisonnée, où on n'enferme pas les gens, où ils sont libres d’accéder aux ressources de leur choix et où ils ne sont pas discriminés (non-exclusion). À l'heure actuelle, on ne peut pas raisonnablement affirmer que l’école réponde à de telles aspirations ! L'école est un système d'enfermement de la jeunesse, et c'est aussi un système extrêmement contraignant, sans parler de la dimension doctrinale. De plus, des travaux, comme ceux d'Ivan Illich dans les années 70, ont montré qu'elle est un puissant vecteur de l'économie de Marché et ses inégalités. C'est une puissante force de reproduction sociale. Donc, je pense qu’il faut aller (ou revenir) vers ce qu'on pourrait appeler une école non-marchande9. C'est-à-dire un système d’échange et de transmission du savoir beaucoup plus fluide et réticulaire, qui permette à tout un chacun, à condition qu'il en ait envie, d'acquérir et transmettre des connaissances librement et gratuitement. Toute personne, enfant, adulte, qui souhaite accéder à un moment donné à ces ressources éducatives, ou les prodiguer, pourrait se mettre en connexion ensemble. Peut-être que là, il pourrait y avoir une intervention de l'État - en tous les cas dans un premier temps -, pour mettre à disposition des locaux ou des outils qui facilitent cette mise en relation ; mais il faudrait que ce soit à l'ensemble des personnes qui souhaitent dispenser leur savoir et pas seulement à l'école de la République. C'est-à-dire, le faire vraiment, pour toute personne qui a des connaissances et qui souhaite les transmettre, que ce soient des connaissances pratiques, théoriques, spirituelles, scientifiques, etc. Et je pense qu'à partir de là, l'école, ce ne sera plus un problème. Dans une société non-marchande idéale, ce serait au contraire une école beaucoup plus fluide, qui sans doute, pénaliserait moins, serait moins un calvaire - parce que pour certains enfants, ça peut l'être, et pour certains adultes aussi, quand il faut faire des formations rébarbatives. Bon, voilà. Ce sont des pistes.

Comment s’organise la santé, le domaine de la santé dans une société sans argent ?

Alors, toujours pareil, on a un modèle (l'économie non-marchande et non-hiérarchique). Or, à partir du moment où on déprofessionnalise la médecine, où on permet à chacun de prodiguer des soins médicaux s'il a envie, cela suffirait à assurer un service optimal et efficace10. Évidemment, ça n'empêcherait pas qu'il puisse y avoir des systèmes d'évaluation réticulaire et participative pour dire, « ah non, surtout, n'allez pas le voir, lui, il peut vous envoyer au cimetière ». On peut l'imaginer et ça se mettrait très probablement en place… Mais il faut, dans un premier temps, casser complètement la marchandisation de la médecine et de la pharmacie naturelle ou industrielle. Sinon, en continuant dans cette direction, on va droit dans le mur. C'est d'ailleurs clair pour nombre de personnes qui ont des positions moins radicales que les miennes. Je pense qu'il faut reprendre le problème à la racine et revenir vraiment au serment d'hypocrate. Enfin, du moins à un serment déprofessionnalisé et démarchandisé !

Alors comment s’organiserait le domaine des transports ? Il y aurait toujours des voitures ? À quoi elles pourraient fonctionner ces voitures ? Alors les personnes loueraient, se prêteraient des voitures entre eux ?

Une fois encore, je pense que c'est bien de s’appuyer sur l'existant. Il y a des systèmes qui marchent bien, par exemple, l'autostop. Bon, c'est vrai que ça peut passer pour quelque chose d'un peu marginal, mais en réalité, ça pourrait être quelque chose de beaucoup mieux organisé. Seulement, aujourd'hui, ça s'est fait un peu happer par le covoiturage. Et on voit bien comment, d'ailleurs, le système marchand est capable de se réapproprier des initiatives non-marchandes, parce qu'au départ, un des premiers sites de covoiturage s'appelait allostop et il y avait vraiment cette volonté d'utiliser l'outil numérique, d'en faire un outil convivial qui permet de s'entraider gratuitement dans le transport. Il faut revenir sur ces systèmes-là. Et je privilégierais donc le prêt de voiture gratuit plutôt que des transports en commun gratuits qui sont quand même assez lourds à gérer. Après, il n'empêche que si on peut avoir des transports en commun gratuits, allons-y !

Comment s’organiserait la production des biens comme des vêtements, des meubles, des produits électroniques ? Et si quelque chose tombe en panne ? Comment s’organise la production des biens pour tout le monde ?

Il y a des pistes, mais je crois qu'une des premières à explorer est assez basique : il faut limiter la production. Et sans doute dans une société non-marchande, comme il n'y aurait plus cette énorme incitation à acheter et à produire – qui en est arrivée au point que des entreprises doivent atteindre un certain seuil de production-profit pour perdurer, etc., et ne parlons même pas de toute cette production qui ne sert qu’à alimenter le fonctionnement de l’économie marchande – il y aurait une baisse de la production et ce serait tant mieux. Un deuxième aspect est qu'il faut libérer les outils de production. Il faut que chacun puisse y avoir accès. Donc là, il faut imaginer des usines qui seraient conçues de telle sorte que quelqu'un qui ait envie de produire quelque chose puisse y avoir accès gratuitement et librement. Alors peut-être pas à l'intégralité du processus, mais au maximum du processus. La question est alors « comment on se réapproprie les outils de production ? » Eh bien il faut tout simplement les démarchandiser ! Car, à nouveau, si les outils de production ne sont pas en libre-accès, c’est une conséquence directe de l’économie marchande. Les acteurs marchands limitent l’accès aux ressources productives pour : 1) marchandiser les fruits du travail (fructus) dans la mesure où c’est une façon de créer de la rareté (puisque l'accès est limité) et de légitimer socialement la rémunération (n'importe qui ne pourrait pas réaliser l'activité), 2) empêcher une redistribution et un partage de la vente à partir de l’usage (usus) des outils de production (ce qui explique que le travail soit « protégé » et qu’on ne puisse pas prendre la place des travailleurs en réalisant les mêmes fonctions qu’eux), 3) pouvoir revendre ou monétariser, dans un cadre capitaliste, l’outil de production, et ce faisant en tirer une rente ou un profit (abusus). Il ne faut pas négliger aussi le rôle que jouerait l’auto-production dans un système non-marchand. C'est-à-dire qu'on reviendrait, comme il n'y aurait plus la possibilité de se fournir par le Marché, à des systèmes d'autoproduction beaucoup plus étoffés et performants. Et à nouveau, à partir du moment où on change de modèle économique, il est très probable que les techniques, les technologies s'adapteront. Parce qu'aujourd'hui, on a des technologies qui sont destinées à l'économie marchande. Et donc, elles sont conçues et performantes pour l'économie marchande, mais elles ne sont pas performantes pour l'autoproduction. Un exemple, très probablement, on serait sur des outils beaucoup plus durables et faciles d'utilisation. Si ça tombe en panne, pas de hotline ! Il faut se débrouiller tout seul ! Ou alors, il y aurait peut-être des communautés de personnes qui s'entraideraient pour réparer les affaires11.

Comment s’organisent les loisirs et le temps de travail dans une société sans argent ?

Alors, je pense que justement, un des aspects, une des conséquences de la démarchandisation d'une société, est de faire sauter la distinction entre travail et loisir puisque le travail devient un loisir12. Dès lors que nous ne sommes pas contraints de travailler, qui plus est dans des domaines qui nous rebutent, nous n'allons pas pas faire les choses si ça ne nous plaît pas ! Sauf si on n'a des obligations liées à l'autoproduction, à l'autoconsommation. C’est aussi simple que ça. Donc, ça serait beaucoup plus ludique, plaisant de travailler. Moi, après, là, je donne mon expérience personnelle. Je l'ai expérimenté quand on vivait à la ferme pendant presque une dizaine d'années. C'est clair que je ne voyais plus la différence à la fin. Je n'arrivais plus à distinguer le travail du loisir. Et j'ai eu l'impression de vivre en vacances pendant une dizaine d'années. Ce qui n'était pas désagréable ! Voilà. Donc pour moi, c'est quelque chose qui est amené à disparaître.

Comment s’organiserait la retraite ? L’âge des retraités et que feront les retraités ?

Dès lors que le travail marchand cesse d'occuper une place aussi prépondérante, aussi centrale dans l'existence des sociétés modernes, ce qui est lié clairement au fait qu'on vit dans une société marchande, la retraite ne s’envisagera pas de la même manière, c’est à dire comme « non-travail »… Il y a deux aspects. 1) Les retraités seront beaucoup plus productifs puisqu’ils ne seront pas assignés à leur statut d'inactif travailler, ... Ils pourront alors consacrer leur temps à garder les enfants, à aider… . Certes, on reviendra sans doute à des choses un peu traditionnelles, mais ce sera bien plus optimal pour tout le monde. 2) Deuxième aspect, aujourd'hui, une des problématiques qui est liée aux retraites, c'est que les actifs travaillent, et ne peuvent par conséquent pas s'occuper des personnes âgées qui sont dans leur famille. Ils n'ont pas le temps, ils ont trop de contraintes. Seulement, ils n'ont pas le temps car l'économie marchande capte ce temps. Elle l'accapare en concurrençant l'économie non-marchande. En outre, elle produit de la fermeture, du cloisonnement, en ordonnant les groupes d'acheteurs, les espaces de consommation, etc. Le résultat est que les actifs sont obligés de placer les inactifs dans des EHPAD (ou dans des écoles) qui forment un marché lucratif. Ce faisant, on ne fait alors que décaler le problème et le déshumaniser en transformant les personnes âgées en ressources marchandes. Donc là encore, si on veut réhumaniser la société, je pense qu'il faut sortir de ce modèle marchand.

Donc maintenant la grande question. La transition. Donc comment y parvenir ? Donc comment passer du système actuel, utra-capitaliste en quelque sorte, à une économie sans argent ?

Je suis plutôt réformiste. Il faut que ça soit quelque chose de progressif ; que l'économie marchande se développe à son rythme ; qu'il y ait de plus en plus de ressources qui lui permettent de s'auto-financer, de s'auto-alimenter ; c'est-à-dire, quand j'entends « financer », qu'elle produise et utilise de plus en plus de ressources gratuites. Ce qui fait que ça sera alors de plus en plus facile, par exemple, d'échapper au travail – au travail marchand j'entends – car cela réduira l’obligation de vendre ou monétariser ses activités et son patrimoine pour pouvoir acheter. C’est ce cercle vertueux qu’il faut parvenir à enclencher. Pour cela, une possibilité est de créer progressivement, dans chaque secteur d'activité et pour chaque catégorie de biens, des alternatives au Marché. Ça, je pense que c'est vraiment la première étape : mettre progressivement à disposition des outils – en les inventant ou en améliorant ceux qui existent déjà – qui permettent d’échapper au Marché. Par exemple, pour ceux qui souhaitent expérimenter l'alimentation non-marchande, comment on leur offre cette possibilité de le faire ? Alors, quand je dis « on », ça ne va pas tomber du ciel. Il faut s'y mettre tous ensemble et développer des alternatives. Après, sur une transition plus globale, si on part sur des mesures politiques plus globales, je pense à des pistes d'action. Il y a, par exemple, l'allocation universelle qui me paraît être un outil intéressant. Un revenu d'existence permettrait au moins d'avoir accès à des ressources primaires qui sont confisquées en temps normal pour les besoins de l'écconomie marchande. Je pense aussi qu'il y aurait des pistes sur la mise à disposition gratuite via notamment le prêt de ressources qu'on a chez soi, qu'on puisse… qu'on ait presque l'obligation, entre guillemets, de les prêter gratuitement, selon des modalités, évidemment, qui seraient à définir. Et, troisième point, un aspect qui me paraîtrait important à l'heure actuelle, c'est d'interdire le marché de l'occasion. Je sais que je passe un peu pour un fou furieux quand je dis ça, mais il faut pourtant y réfléchir. Car à la limite, qu'il y ait une rémunération, dans le contexte actuel, de personnes qui produisent des choses neuves, je trouve que d'un point de vue éthique, ça se défend. Bien qu'à mon avis, dans un système non-marchand, il n'y aurait plus besoin de les faire payer à la sortie. En revanche, une fois que le bien est produit, de quel droit s’autorise-t-on à le revendre ? Pourquoi aurait-on le droit de vendre, d'aliéner des ressources qui, a priori, « appartiennent » à tout le monde ? Quel plus-value apporte-t-on avec son travail ? Aucune. Alors, je ne parle même pas pour le vivant, parce que là, pour moi, c'est clair qu'on devrait tout simplement interdire la vente des animaux et des plantes. D’autant plus qu’il y a des systèmes qui fonctionnent très bien, notamment des échanges de boutures ou des choses comme ça. Donc voilà, dans les mesures, je pense que l'interdiction du marché de l'occasion est à défendre.

Comment vous voyez le développement de la gratuité ? Parce que vous êtes un spécialiste de l’économie non-marchande qui est en fait, en quelque sorte, la micro-économie dans le système global, comment on peut développer cette économie de la gratuité pour qu’elle se généralise petit à petit ? Comment est-ce que vous voyez le développement de cette économie non-marchande au sein de cette société ? Comment va se passer l’essor ? Quelles sont les difficultés en quelque sorte ?

Alors, moi qui pratique beaucoup les espaces de gratuité, je prends ma casquette de sociologue et qu'est-ce que j'observe ? D’où viennent les freins au développement de l'économie non-marchande ? On entend souvent ce discours « oui, la gratuité c'est quelque chose que les personnes du peuple ne sont pas capables de comprendre, c'est quelque chose qui est trop artificiel, sophistiqué pour elles ». Ça, ce n'est pas vrai. En réalité, là où les freins apparaissent, c'est davantage dans une « élite » qui tire son pouvoir économique et intellectuel de l'accaparement des outils de production, des outils de réflexion, des outils liés à l'économie du savoir, notamment. On se heurte à un conservatisme diffus qui est très solidement implanté dans les classes moyennes et supérieures. Et je note à ce sujet que le rejet de la gratuité s’accompagne généralement d’une profonde adhésion à l’idéologie pro-scolaire, qui prône la compétition et la soumission à la hiérarchie et à un principe de réalité (notamment sur l’économie et la nature humaine : don-contre-don, loi de l’offre et de la demande, division du travail), qui valorise la professionnalisation et sert de sous-bassement à la propriété privée, au droit d’auteur, au droit de obligations, et à la protection du travail professionnel (diplômes). Plus l’adhésion à cette idéologie scolaire est forte, plus les personnes sont hostiles à la gratuité. Je pense qu'il y a donc tout d’abord un travail à faire sur les représentations. Il faut affirmer avec conviction : « c'est possible, on peut progressivement se tourner vers une économie non-marchande, on peut se débarrasser de l'argent ». C'est quelque chose qui est possible, qui est faisable. Seulement, pour cela, il faut développer des outils conceptuels qui permettent de rendre la chose crédible pour contrer les représentations dominantes des classes moyennes et supérieures. Et il faut aussi mettre en œuvre, en articulation avec ce travail de conceptualisation, des outils pratiques, qui facilitent un apprentissage expérientiel. C'est ce que j'essaie de faire depuis des années. Le travail de sensibilisation est à faire au niveau des représentations : par le truchement conjoint de la théorie et de la pratique. Ensuite, il y a plusieurs niveaux d'action : 1) individuel, 2) inter-individuel, collectif, communautaire, 3) et des actions macro-sociales. Les trois sont liés. Quand je propose, par exemple, l'interdiction du marché de l'occasion, ce n’est pas une lubie. C’est aussi parce qu’on observe que le fonctionnement des espaces de gratuité est perturbé par les personnes qui prennent pour revendre. Alors, on peut se dire, « bof, ce n'est pas très grave, si ça les aide, etc. », mais, en pratique, c'est quand même un frein assez fort, parce que ça peut perturber les flux dans le magasin gratuit, démotiver les gens qui donnent. Donc, voilà, il y a plein de possibilités. On peut aussi développer ce que j'appelle les objets nomades, c'est-à-dire des objets qui vont recirculer gratuitement13. Il y a plein de techniques à développer, et ça va se faire progressivement. D’une manière générale, je suis convaincu que l'économie non-marchande va se développer progressivement, cantonner l'économie marchande à une place résiduelle. Elle va la remettre à sa place en quelque sorte ! Par exemple, au secteur des biens de luxe ! Après, combien de temps ça va prendre ? Je ne sais pas, peut-être une cinquantaine d'années, un peu plus. De toute façon, on ne peut plus continuer sur le modèle actuel… Aujourd'hui, on en est au stade de la prise de conscience, à l’élaboration et à la diffusion des premiers outils – on se base d'ailleurs sur des outils qui existaient déjà avant, d'ailleurs, je parlais de l'autostop, un outil vernaculaire déjà développé. Mais il ne faut aussi pas hésiter à développer des outils un peu plus sophistiqués, et progressivement, ça va s'étendre. J'en suis persuadé. On se dirige vers ça.

Est-ce que bous pensez qu’une transition est possible par le biais de la politique ? Donc un mouvement politique qui prenne le pouvoir en quelque sorte et qui généralise la gratuité ?

C’est une bonne question. Alors je me méfie toujours un peu de la politique au sens large, surtout quand elle repose sur l'État et les pouvoirs publics. Il n'empêche, en pratique… oui, pourquoi pas ! Mais attention, et c'est pour ça que j’ai insisté sur cette idée d'équivalent gratuit, il ne faudrait pas que ça devienne coercitif, qu'on sombre dans une forme de « totalitarisme non-marchand ». En revanche, qu'il y ait des mouvements politiques – et aujourd'hui, j'observe que ça commence à émerger de-ci, de-là - qui fassent passer des idées favorables l’économie non-marchande, c'est indispensable. Alors, peut-être, qu’il pourrait y avoir une alliance, entre guillemets, avec les mouvements écologistes et les mouvements autour de la décroissance. C'est ce qui me paraît le plus proche, personnellement. Mais je vois quand même nettement la différence. Par exemple, la question écologiste n'est pas nécessairement non-marchande. Le problème de la technique peut venir faire dissension. Pour une économie non-marchande, le développement de la technique peut s’avérer souhaitable s’il permet de produire des biens en grande quantité et les distribuer de façon gratuite. C’est un point qui a pu être défendu par des auteurs comme Herbert Marcuse14. Il est facile de voir que cette position peut se heurter à une conception écologiste et localiste de l’économie ? Il pourrait donc y avoir des points de friction de ce type. De la même manière, je ne pense pas qu'une économie non-marchande devrait être nécessairement décroissante dans tous les secteurs. En tout cas, ce n'est pas, a priori, le premier but recherché. Ce qui va être mis en avant, c’est davantage comment on promeut la gratuité. Comment on promeut la libération des ressources, l'autoproduction, comment on promeut aussi, par exemple, et c'est un thème qui me tient beaucoup à cœur, la culture libre, c’est à dire, comment on promeut la libération des ressources immatérielles. Voilà. Alors est-ce qu'il peut y avoir un mouvement politique ? Oui, allons-y ! Je pense que c'est une bonne chose de développer ça. Mais après, il faut que ça laisse la place à la diversité des réflexions qu’il peut y avoir autour de l'économie non-marchande.

D’après votre expérience, les personnes qui sont engagées dans la décroissance sont ouvertes à une société sans argent ou pas ?

D'après mon expérience, non. Je prends un exemple. J'habite une petite ville qui s'appelle Limoux dans laquelle j'ai ouvert un magasin gratuit. Dans les personnes qui participent… au début, il y en a eu un peu qui étaient dans la tendance décroissante. Maintenant, il s'agit presque exclusivement de personnes du quartier peu sensibles à ces thématiques. Pourquoi ? Parce que par exemple, prenons l'économie autour de l'environnement, elle est clairement marchandisée15. Elle n'est plus du tout dans un modèle non-marchand. Leur modèle sera au contraire : « Ah non, mais attends, il faut bien se nourrir quand même. » Donc, il y a vraiment un travail à faire, auprès des institutions ou directement auprès des acteurs… Il faut faire passer un message de fond : « On peut envisager une agriculture non-marchande. Il faut travailler pour se passer définitivement de l'argent, court-circuiter définitivement ce vecteur d’échange ».

Est-ce que vous pouvez nous parler du magasin gratuit justement ? Vous aidez au référencement des magasins gratuits en France, est-ce que vous pourriez nous parler du magasin gratuit dont vous vous chargez. Il est ouvert combien de jours par mois par exemple ?

Oulala ! Ça a changé tellement de fois ! Je vais prendre deux initiatives, dont j’ai été le fondateur. La première est la maison non-marchande à Puivert16. C'est dans un village dans les Pyrénées, pas très loin d'ici. La deuxième, ce dont je parlais, c'est la gratuiterie de Limoux, local qui s'appelle Sortez Sans Payer17. Dans la maison non-marchande de Puivert, sur le principe, on est vraiment très, très proche du modèle de la culture libre dont je parlais plus haut. C'est un local qui est ouvert tout le temps, en permanence. Non ! Je rectifie. Il est désormais fermé la nuit - ce qui n'était pas le cas avant. On peut venir y déposer ce qu'on veut, prendre des affaires librement. Et ça marche très, très bien. Il a ouvert entre 2011 et 2012. il est totalement géré par… Enfin, si on peut parler de gestion, car il n'y a pas d'association qui le gère. C'est vraiment non-directif... Ça se débrouille tout seul, quoi. Donc là, on est très proche d'un modèle qui, à mon avis, doit être défendu pour le développement des espaces de gratuité. Sur le magasin gratuit de Limoux, bon, c'est une histoire un peu plus compliquée liée à des problématiques personnelles. Du coup, les heures d'ouverture sont plus contraignantes. Il y a plus de régulation des flux. À un moment donné, c'était quasiment ouvert tous les jours, mais récemment, on a changé, désormais, on est ouvert 4 jours par mois.

Bien. Je vous remercie beaucoup pour cet échange. Je vais lancer des tables rondes dans le futur autour du comment s’organise une société sans argent, vous voudrez y participer ?

Avec grand plaisir.

Eh bien c’est parfait. Je vous dis à très bientôt. Merci Benjamin.

4 Cet article approfondit le concept.

5 Une réflexion sur une mise en oeuvre d'un tel système à un niveau global est développée dans Pour un service public auto-régulé.

11 C'est assez clair sur les plantes. Le Marché privilégie des végétaux qui sont difficilement reproductibles sans intervention humaine. En revanche, l'économie non-marchande tend à privilégier le développement de plantes faciles à bouturer.

12 Une des raisons vient du fait que la vente d'une activité, des produits de l'activité, suppose que le vendeur mette en avant la pénibilité, la dureté de son travail.

14 L'homme unidimensionnel : essai sur l’idéologie de la société industrielle, Paris, Les éditions de minuit, 1968.




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