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Quelques réflexions sur les conséquences et les modalités de la professionnalisation dans l'activité scientifique

Auteurs: Benjamin Grassineau (voir aussi l'historique)
Création de l'article: 2006
Etat de la rédaction: finalisé
Droit de rédaction: ouvert
Licence: Licence culturelle non-marchande


Création de la page: 15 février 2016 / Dernière modification de la page: 28 mars 2024 / Créateur de la page: Benjamin Grassineau



Résumé: Article qui constituait un bout de ma thèse, mais finalement non publié. Je l'ai largement remanié. Il me semble pertinent à plusieurs titres. Comme j'y aborde la question de la professionnalisation de la science, il s'inscrit dans la continuité de cet article - ce qui n'est guère étonnant, car ils faisaient tous les deux partie d'un même texte. Il se positionne également à la suite de celui-ci, car j'introduis quelques hypothèses sur l'origine des dispositifs publics gratuits - et accessoirement répressifs ! Enfin, j'y effectue un renversement de la thèse Etat -> Professionnalisation du savoir. L'Etat, et les baisses de libertés qui accompagnent son essor, ne seraient-ils pas la résultante de la professionnalisation, de la marchandisation, de la hiérarchisation du savoir ? Vaste débat qui, indirectement, remet la culture libre sur le devant de la scène politique.






Introduction

Partons de l'idée que les activités s'inscrivent dans un système d'activités1 et déduisons-en les points suivants.

  1. Les acteurs, pour accomplir leur activité primaire2, dépendent d'autres activités, et, si ces activités sont marchandisées, ils doivent trouver un financement pour la pratiquer.
  2. D'autres acteurs sont directement ou indirectement (effets externes ou non) dépendants de leur activité primaire. Ce qui induit une demande pour cette activité et implique que certains acteurs qui la pratiquent peuvent en « profiter ».
  3. Les acteurs peuvent avoir besoin que les produits de leur activité primaire soient échangés, consommés, acceptés, pour que celle-ci ait un sens - et soit socialement légitime. Typiquement, le locuteur a besoin d'une personne qui l'écoute. L'acteur qui réalise une activité, doit alors créer, ou infléchir la forme de la demande, pour qu'elle satisfasse ses besoins en terme de « débouchés ». Notamment, si plusieurs courants « occupent » une activité - par exemple, les religions occupent l'activité d'enseignement à côté de la science professionnelle - et risquent de ce fait, de le concurrencer, ou de « dévaluer » l'activité primaire, dans son ensemble, ou réalisée selon certaines modalités.

Plusieurs stratégies permettent aux acteurs qui pratiquent une activité de résoudre ces différents problèmes3.

  • Une stratégie « d'exclusion » (marchande). Elle consiste à bloquer l'accès aux extrants générés par l'activité, afin de les rendre vendables. Les artistes peuvent vendre leurs oeuvres, « spectaculariser » leur activité ; les chercheurs protéger leurs recherches par des brevets ; les politiciens vendre leurs conseils ; les managers vendre leur expertise ou leurs qualités de commandement, etc.
  • Une stratégie d'obligation (politique). Le but est de contraindre les usagers à consommer ou à financer les extrants de l'activité. Les « politiciens », pouvant difficilement vendre leurs services (une règle n'est pas « vendable »), peuvent user de leurs pouvoirs coercitifs pour financer leurs activités de régulation. D'autres professions peuvent également recourir à la consommation obligatoire, parfois en s'appuyant sur les pouvoirs publics.
  • Une stratégie d'influence (épistémique). L'objectif est d'influencer l'opinion, de faire croire que l'activité réalisée selon certaines modalités, génère des effets désirables, ou que ne pas pratiquer l'activité produit des effets indésirables, ou encore que seule l'activité professionnelle produit des effets désirables. Elle peut, indirectement, concourir à créer une dépendance. Typiquement, pour faire court, la stigmatisation et la dévalorisation de l’illettrisme créent une dépendance à l'enseignement professionnel.

Le but de ces stratégies est donc de : 1. créer une demande ou une dépendance, 2. bloquer l'accès aux extrants, 3. limiter l'accès à l'activité, 4. diriger des ressources vers ceux qui réalisent l'activité, 5. valoriser l'activité, tout au moins selon certaines modalités, de manière à la rendre attractive, lever une interdiction, etc.

La profession scientifique s'est longtemps appuyée sur les deux dernières stratégies. Dès le départ, « l'offre scientifique » a en effet dû créer artificiellement la « demande de produits scientifiques » et légitimer le rôle social et économique de la Science4. Pour plusieurs raisons :

  • La demande pour l'activité scientifique est faible. Du moins dans certains domaines de recherche : mathématiques, géographie, histoire, économie théorique, sociologie, théologie au moyen âge, etc.5
  • Dans de nombreux domaines, la recherche ne débouche pas nécessairement sur des résultats vendables et n'induit pas, en général, de dépendance monnayable sur d'autres activités. La vente des produits de la recherche est essentiellement un revenu d'appoint, et les débouchés qu'elle procure ne permettent d'assurer des revenus qu'à une faible minorité.
  • Le commerce sur les œuvres de l'esprit a longtemps été dénigré par l'Église (Le Goff, 1999; Verger, 1999a).
  • Même si les fruits de la recherche sont rémunérés, les recherches n'aboutissent pas toujours. La probabilité pour un chercheur de produire une valeur ajoutée est faible. Il y a de plus des problèmes de contrôle. Dans des domaines presque ésotériques, le chercheur peut mentir sur les efforts qu'il fournit, sans qu'il soit possible de contrôler ses dires.
  • Bloquer l'accès aux extrants de la recherche (publication) peut poser problème dans certains domaines de recherche, du fait des procédures de validation collective de la preuve - d'où la problématique actuelle du libre-accès.
  • La population scientifique universitaire s'est très rapidement retrouvée confronté à des crises de débouchés récurrentes, provoquées par un sureffectif d'étudiants formés6.

C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre les stratégies mises en place pour assurer la professionnalisation de l'activité dite « scientifique ». L'impossibilité relative de recourir aux stratégies d'exclusion a conduit à se tourner vers d'autres stratégies : la stratégie d'influence, vue plus haut, et les stratégies de scolarisation et de contrôle et de production des appareils, qui constituent des stratégies d'obligation.

La stratégie d'influence

La stratégie d'influence, dont le lobbying est l'une des manifestations les plus connues, occupe une place particulière dans les régimes démocratiques et les marchés, où l'opinion est constitutive de nombreux pouvoirs, et où le recours aux stratégies d'obligation n'est pas toujours possible.

Dans le cadre de l'activité scientifique, elle assume plusieurs fonctions :

  • Valoriser la science professionnelle. Il s'agit de montrer à quel point elle est indispensable, incontournable, décisive pour le progrès humain et technique. Le but étant, de légitimer et de protéger l'activité scientifique et aussi, de créer une demande artificielle, voire, de créer une réelle dépendance. C'est flagrant dans le cadre de la Médecine et du Droit.
  • Assurer la production et la diffusion d'une idéologie de la fermeture, pour éviter la fuite des ressources chez les amateurs. C'est le rôle de l'idéologie scientifique orthodoxe7.
  • Militer pour une marchandisation de l'activité scientifique, à travers, notamment, la propriété intellectuelle, la fabrication d'une rareté, en particulier sur le savoir à transmettre. L'idée étant de légitimer l'instauration et le maintien de dispositifs permettant de pallier les difficultés rencontrées pour bloquer l'accès aux extrants de l'activité.
  • Militer pour une obligation de consommer les ressources issues de l'activité scientifique.

J'ai montré dans un autre article, les modalités que cette stratégie pouvait prendre. Mais il est de toute façon aisé de constater son poids dans nos sociétés industrielles. Un simple parcours ciblé des revues de vulgarisation scientifique suffit à en jauger l'importance et sa large diffusion. Et, de façon plus générale, l'idéologie scientifique orthodoxe est également largement répandue dans les institutions éducatives et socio-éducatives, ainsi que dans les institutions de développement. Je dirais même qu'elle constitue le plus souvent, un socle de valeurs communes qui assure entre les membres de ces institutions, un certain consensus, une certaine cohésion.

La stratégie de scolarisation

Pendant longtemps, l'absence de dépendance des usagers aux produits de l'activité scientifique a rendu inopérante les stratégies d'exclusion. Les pratiquants de l'activité scientifique ont donc dû se tourner vers une stratégie d'obligation, et notamment, l'obligation - informelle - de scolarisation, qui présente un double avantage : elle offre un débouché indirect et confère un « sens » à leur activité - un locuteur a besoin d'un interlocuteur. A ce titre, le développement de l'enseignement de masse, et notamment de l'université au moyen âge, ont joué un rôle crucial dans la professionnalisation de la science, qui, contrairement à une idée reçue, n'a pas toujours été assimilée au monde universitaire (Gingras et Gemme, 2006).

Avantages de cette stratégie

Le Goff (1999) montre à ce titre que dès le moyen âge, l'université, calquant son fonctionnement sur le modèle légitime de la corporation, essaye d'obtenir le monopole de l'enseignement. L'enseignement obligatoire, progressivement institué à partir du XVIIIe siècle8, ne constitue alors qu'un pas supplémentaire dans cette quête de pouvoir. Puis, plus récemment, vers la seconde moitié du XXe siècle, du fait de la massification de la science et de l'apparition de débouchés techniques réels à l'activité scientifique, est venu le temps de la marchandisation, avec la privatisation des outils de production et la restriction progressive du droit d'accéder à l'enseignement. Restriction qui frappe plusieurs libertés : 1. La liberté d'enseigner. 2. La liberté de choisir son enseignement. 3. La liberté de produire des connaissances. 4. La liberté d'accéder au savoir. Dans un sens, que cette marchandisation soit devenue possible, prouve le succès de la stratégie de scolarisation de masse, du point de vue des objectifs de la profession scientifique. La dépendance à l'enseignement de masse est devenue bien réelle. Non que les connaissances qui y sont dispensées soient forcément plus utiles ! Mais la hiérarchie d'évaluation générée par le système scolaire est devenue prépondérante dans les classements utilisés par les acteurs pour produire et maintenir la hiérarchie sociale et la hiérarchie des revenus.

Mais bien avant la possibilité d'une marchandisation, le développement de l'enseignement obligatoire, sous sa forme hiérarchique et fermée, présentait plusieurs avantages directs et indirects. Il assurait :

  • Des débouchés aux activités scientifiques et intellectuelles - des postes d'enseignants tout simplement.
  • Une écoute unidirectionnelle pour ceux qui pratiquaient des activités immatérielles où, à l'inverse de nombreuses activités matérielles, le besoin d'écoute et de reconnaissance demeure primordial. Car l'enseignement de masse, obligatoire et académique, permet une consommation obligatoire stricte et sans contestation possible – la valeur de l'information ne peut être dépréciée. La nature de l'activité est alors presque exclusivement déterminée par l'offre. La valeur, la qualité, le prix, les programmes, la quantité, sont fixés du côté de l'offre ; les consommateurs, quant à eux, sont passifs et doivent s'adapter, au risque d'être exclus des circuits officiels, voire de subir une précarisation économique et sociale – hiérarchie d'évaluation et d'exclusion fonctionnant de concert. Et les stratégies de « vulgarisation scientifique » sont alors autant de tentatives, plus ou moins réussies, pour concilier une offre « naturelle », « spontanée » avec une demande artificiellement produite9.
  • Une conservation des privilèges de la classe bourgeoise. En effet, la nature du contenu enseigné renforçait l'idéologie du mérite, le dualisme matériel/intellectuel, hérités des loisirs bourgeois et de la séparation entre le travail d'ingénierie et le travail manuel. Ces valeurs étaient préservées par cet enseignement qui, tout en prétendant redistribuer le savoir égalitairement dans le corps social, le monopolisait, le hiérarchisait suivant une ligne de progression exclusive (du manuel à l'intellectuel). De ce point de vue, l'extension de l'enseignement ne conduisait pas à une redistribution du pouvoir, mais à un renforcement des pouvoirs politiques et économiques qui s'appuyaient sur ce classement hiérarchique des valeurs. Le fait que l'enseignement de certains rudiments du savoir ait été, au moins pour la classe politique, une des conditions de l'exercice et de l'étendue du pouvoir, a forcément milité en faveur de l'enseignement de masse. Comme le remarque Foucault (2003, p. 50), l'écriture, par exemple, est un instrument essentiel dans l'exercice du pouvoir politique et de la discipline.
  • Une redistribution des savoirs nécessaires à l'entrée dans le marché et à la préservation du pouvoir des élites10.

Généralisation sur la finalité des biens publics

J'en déduirais quatre hypothèses, pouvant être généralisées, sur ce qu'il est convenu d'appeler les biens publics.

Première hypothèse. Les « biens publics » comme le « service11 » d'enseignement public, ont été instaurés dans certaines activités parce qu'ils procuraient des bénéfices à des groupes d'intérêts : 1. des groupes qui produisaient ces activités et recherchaient des débouchés, 2. des groupes qui voyaient leur pouvoir renforcé par la diffusion à grande échelle de ces biens publics (scientifiques, bourgeois, industriels, pouvoirs publics, etc.). En effet, si la production des biens publics n'était pas liée à la volonté d'offrir des débouchés à des activités, à renforcer des pouvoirs, à supprimer certaines activités (mise à l'écart des populations contaminées, répression des comportements déviants, etc.), alors toutes les activités produiraient des biens publics. Or, ce n'est pas le cas. En outre, dans la plupart des activités structurées par des biens publics (médecine, enseignement, bibliothèque...), la production est contrôlée, filtrée et restreinte, donc réservée à des professionnels. Ainsi peuvent en être exclus tous les segments idéologiques concurrents. De plus, il y a clairement une volonté « missionnaire », plus ou moins coercitive, dans ces activités, qui se repère notamment à travers l'intégration dans les politiques de développement, comme les politiques humanitaires.

Deuxième hypothèse. Le discours avancé par les acteurs pour justifier l'expansion du « bien public » qu'ils produisaient, visait à appuyer le monopole et l'expansion de ces segments idéologiques sur le bien public. A ce titre, les aspects philanthropiques du discours ne sont pleinement compréhensibles que si on les envisage à travers cette fonction quasi-commerciale. Car si les professions qui produisent des biens publics étaient exclusivement motivées par des objectifs philanthropiques, nous ne pourrions comprendre les faits suivant. 1. Ce sont encore aujourd'hui principalement les activités immatérielles qui ont du mal – ou tout au moins qui avaient du mal – à trouver des débouchés, qui sont ou étaient enseignées en priorité dans les établissements scolaires et les universités : mathématiques, géographie, histoire, lettres, sciences sociales, etc. 2. En revanche, des activités utiles à la vie de tous les jours, et donnant lieu à une demande sociale d'apprentissage exprimée : plomberie, menuiserie, bricolage, mécanique, chasse, pêche, commerce, électricité, coiffure, comptabilité, jardinage, etc., ne sont pas enseignées, ou le sont de manière anecdotique, dans les cursus obligatoires. Autrement dit, si l'objectif était exclusivement le bien public, l'amélioration des connaissances disponibles, des activités « plus utiles » auraient également été enseignées. D'autre part, on peut également remarquer que même les universitaires qui bénéficient d'un revenu régulier, adoptent massivement et sciemment des stratégie de financement fondées sur l'exclusion. Même s'ils disposent d'une certaine notoriété ou de débouchés dans l'édition, ils préfèrent commercialiser leurs ouvrages plutôt que de les mettre en libre disposition sur Internet. Ce qui dément, à mon sens, l'idée qu'ils seraient animés exclusivement par des objectifs philanthropiques ! Le même phénomène vaut pour les brevets ou d'autres produits issus de la recherche. Un des autres avantage de l'enseignement de masse, du moins tel qu'il est actuellement conçu, est d'assurer une position favorable aux segments scientifiques orthodoxes dans le classement des connaissances existantes, ce qui contribue à leur assurer un monopole sur l'enseignement et une forte autorité intellectuelle. Or, au XIXe siècle, cette position dominante était loin d'être acquise. Les tensions entre les pouvoirs ecclésiastiques, universitaires et politiques étaient, tout comme au moyen âge, assez vives. L'enseignement de masse s'est alors inscrit dans la prolongation de pratiques de conversion, au départ assumées par l'Église, qui naissent dès le moyen âge avec l'inquisition (Feyerabend, 1983). Il appuie une autorité intellectuelle, et éventuellement, mais c'est facultatif, un pouvoir politique en place.

Mais comment expliquer, sous ces deux hypothèses, que toutes les activités ne s'organisent pas sur le principe du service public ? Il est probable, troisième hypothèse, que dans de nombreuses activités, la constitution des services publics ait été entravée par la présence de « corporations » déjà établies. Un bien public dans une activité réduit les marges de bénéfice des professions qui vivent de la vente des produits ou services issus de ces activités. Mais ceci suppose déjà une demande adressée à ces « corporations » ; ce qui n'était pas le cas pour beaucoup de « corporations » qui régnaient sur les activités immatérielles.

Quatrième hypothèse L'absence de débouchés est à relier à la nécessité de garder le bien ouvert pour qu'il conserve sa valeur (dans le cas contraire, par exemple, les gratifications symboliques liées à la propriété morale sont diminuées) et à une demande relativement faible envers les produits issus de ces activités.

Si ces hypothèses s'avèrent exactes, alors l'enseignement de masse, sous couvert d'une idéologie philanthropique, a principalement eu pour vocation, pour finalité, d'assurer des débouchés aux acteurs qui pratiquaient certaines activités immatérielles. Tout cela conduit finalement à un renversement de perspective. Le lien de causalité État ⇒ École (au sens large), qui structure une grande partie de la pensée sociologique, consistant à affirmer que l’École a été instaurée pour les besoins de l’État, gagnerait à être repensé. Il serait probablement plus juste d'affirmer École ⇒ État, comme nous allons le voir. Autrement dit, c'est l’École qui avait besoin de l’État, et non l'inverse.

La stratégie de contrôle et de production des appareils

Les services publics et les services gouvernementaux (police, psychiatrie, politiques énergétiques, ingénierie publique, armée, justice, médecine publique, expertise, études statistiques, etc) offrent également des débouchés directs et parfois des possibilités d'expérimentations à la profession scientifique. L'archétype de ces services, et des idéologies qui leur sont rattachées, est probablement le Droit professionnel, qui fournit le modèle sur lequel vont être calquées les autres disciplines : exclusion du droit « populaire » (ou intégration avec la notion de coutume), constitution de corps de spécialistes qui sont les seuls à même de pouvoir déterminer certains sujets, formalisation croissante, résolution par le recours à la preuve etc.

Ceci semble d'autant plus vraisemblable qu'historiquement, un rapport d'intérêt bien compris s'est très vite établi entre les activités politiques et scientifiques. Les académies en sont un des moteurs, puisqu'elles confèrent plus d'autonomie à l'activité scientifique : la science professionnelle fournit à l'État des résultats, et l'État assure des débouchés à l'activité scientifique et la protection de la profession. Autrement dit, l'État assure l'autorité de la science professionnelle et sa propre autorité qui s'appuie sur l'autorité scientifique. La collaboration est vertueuse. Ce modèle n'a toutefois pas été inventé par les États stricto sensu, mais, comme le montre Le Goff (1999), par les villes commerçantes du moyen âge.

Un autre avantage est qu'à la différence du modèle marchand, les scientifiques professionnels peuvent conserver leurs pratiques de diffusion ouvertes de la recherche. Ils restent donc maîtres (comme les développeurs aujourd'hui) des bénéfices symboliques liés à leurs activités. Ce qui permet d'expliquer la double rémunération dont ils bénéficient aujourd'hui : rémunération symbolique et rémunération financière. Ajoutons que les besoins de l'État favorisent la naissance d'une science abstraite, et d'une ingénierie sociale, une technologie économique, pour reprendre l'expression de Foucault, réclamant des outils technologiques et scientifiques abstraits ou élaborés. Il est aussi notoire que l'essor du commerce a joué un rôle important sur le développement des mathématiques, mais il est probable que la naissance des sciences sociales ait beaucoup à voir avec les demandes d'un État soucieux de mieux connaître et réguler ses Sujets (Foucault, 1987).

Renverser la perspective

Mais cette approche unidirectionnelle aujourd'hui prédominante, selon laquelle la Science serait née des besoins de l’État, me paraît très insatisfaisante. De nombreux indices historiques et sociologiques laissent à penser qu'en fait, ce ne sont pas l'État et les bureaucraties qui ont produit l'université et la science professionnelle, ils ont au contraire été en grande partie « produits » par elles. À la fois pour les besoins internes à l'activité universitaire et scientifique, par exemple pour qu'ils endossent un rôle d'arbitre et de régulateur des relations internes à l'activité scientifique – ou d'exclusion des hétérodoxies –, et pour des besoins externes. L'État et les bureaucraties modernes répondaient à une demande de l'appareil scolaire, universitaire et scientifiques, en terme de débouchés, d'applications, de régulation et de financement de ses activités.

Mon hypothèse est donc la suivante :

les appareils tels que l'État et les bureaucraties modernes ont été des outils construits et théorisés par des appareils développés au départ dans les activités immatérielles.

Cette perspective prend tout son sens si on cesse de voir dans la science professionnelle un ensemble de contenus et de méthodologies arrêtés, de pratiques définies répondant à une fin de rationalité ou de vérifiabilité. Si la science professionnelle conduit à la production des appareils politiques et des marchés, c'est parce qu'elle même est organisée en appareil et en marché. Le propre de la science professionnelle, ce qui la définit, c'est justement d'organiser certaines activités immatérielles sur le mode de l'appareil et du marché. La complexité des sciences sociales est à voir dans cette optique, elle dénote la complexification progressive d'une activité, son institutionnalisation. Elle dénote un processus d'institutionnalisation et de marchandisation du savoir. Cette marchandisation, justement, pousse les segments idéologiques à recourir à l'administration de la preuve, à citer les auteurs, à ne citer que des auteurs scientifiques, à s'adapter aux règles de publication et de recherche, non pas dans un soucis de recherche de vérité, mais dans un soucis marchand. Le scientifique professionnel est en effet, en tant que membre d'une institution, contraint de répondre aux attentes de son institution. Dans le but, même s'il n'est bien entendu pas expressément formulé, ou même s'il est plus ou moins inconscient, de rentabiliser les activités, de les rendre vendables, productives; dans l'objectif de les techniciser, et éventuellement, de discréditer les segments concurrents.

Bourdieu et al. (2000) montrent à ce sujet comment les réflexions politiques, la littérature grise, le Droit professionnel, ont joué un rôle crucial dans la naissance de l'État et des Bureaucraties. Kyren (in, Tous les savoirs du monde, 1996, p. 108-113) montre quant à lui comment le savoir académique, entre le XIIe et le XIVe siècle, s'étend aux pouvoirs politiques et modèle la forme de ces pouvoirs. Et sans doute Bourdieu et al. se méprennent-ils quand ils affirment que,

conscients des profits symboliques et des avantages concrets qu'ils peuvent tirer de ce réaménagement des savoirs sur l'État, les princes européens multiplient les créations de chaires universitaires et encouragent les parutions savantes. (...) ils suivent la voie des princes chinois (...) qui encourageaient et recrutaient penseurs, stratèges et technocrates en attendant d'eux qu'ils accroissent leur puissance et leur rayonnement dans un contexte de compétition entre états. (idem, p. 5-6).

Car c'est conférer à l'État, ou du moins aux pouvoirs publics, une intentionnalité et un pouvoir qu'ils n'avaient peut-être pas. Le Goff (1999) et Verger (1999a) montrent en effet que les rapports entre pouvoirs politiques et intellectuels durant le moyen âge sont des rapports complexes. Et il est probable que « le Prince » sert en partie les intérêts des pouvoirs intellectuels, qu'il est le vecteur des intentions des segments idéologiques. En somme, les pouvoirs publics ne font finalement que refléter les intérêts des acteurs - d'une partie d'entre eux. Et à priori, l'activité politique se cantonne à sa fonction régulatrice. En toute rationalité, les politiciens cherchent d'ailleurs plutôt à la minimiser qu'à la maximiser, pour limiter les coûts de production. Il est donc plus réaliste de supposer que le pouvoir politique est dominé par des segments idéologiques, qu'il répond à leurs attentes.

Autrement dit, la professionnalisation des activités immatérielles caractérisée dès le XIIe siècle le développement de l'appareil scolaire et universitaire, est l'une des principales sources de l'État moderne, et peut-être même la source des marchés modernes. Dans cette perspective, ce ne sont pas les appareils politiques et les marchés qui produisent l'appareil scolaire et universitaire, lieu de développement de la science professionnelle, c'est au contraire, la professionnalisation des activités immatérielles qui produit les appareils politiques et les marchés.

Quelques faits...

Plusieurs faits viennent étayer cette thèse.

Premièrement, d'un point de vue historique, dès le XIIe siècle, la naissance des pouvoirs intellectuels et scientifiques coïncide, comme le montre Skinner (2001) avec l'apparition du marché moderne et des appareils politiques et économiques12.

Deuxièmement, durant le moyen âge, l'économie est encore très largement une économie de subsistance, fonctionnant sur un mode autarcique. Le recours au marché est alors peu développé. Si nous prenons l'apparition des métiers, par exemple, elle ne date que du XIIe siècle. Il n'y a donc pas d'antériorité du marché sur l'université.

Troisièmement, l'« éducation du prince », la science politique censée guider le gouvernement, et donc, les intentions des pouvoirs politiques, sont en grande partie infléchis et construits par les clercs et les universitaires (Beaune, 1999, p. 279-285; Gonthier, 1998, p. 93-97; 227-234; Jehel et Racinet, 1998, p. 137-144). Comme le note Gonthier,

les lettrés ne sont pas engagés dans les seules querelles universitaires déterminant la valeur comparée des disciplines scientifiques et littéraires, ils interviennent des plus en plus du XIIe au XVe siècle, dans les batailles idéologiques qui se déroulent sur le terrain des intérêts politiques. Ils y tiennent un rôle fondamental puisque, mettant au service des gouvernements à la fois leurs connaissances et leurs réflexions, ils nourrissent les débats polémiques de leurs théories et figurent comme praticiens dans les rouages de l'État. (id., p. 227).

Quatrièmement, l'activité scientifique professionnelle produit, pour reprendre Foucault, la technologie politique qui assure le développement de l'État moderne. Notamment parce que les segments idéologiques – produits en grande partie par les appareils idéologiques qui créent les conditions propices à la formation d'un marché idéologique dans lequel les idéologies politiques vont se formaliser, se scléroser, se marchandiser – sont demandeurs de cette technologie politique. Les segments idéologiques sont en effet en concurrence, et sont donc « demandeurs » de régulation. Car les professionnels des activités immatérielles doivent se construire une fonction sociale et la défendre, ou du moins la renforcer. Ils se tournent alors vers les pouvoirs politiques et économiques. Comme ils ont des affinités avec ces pouvoirs, cela facilite les échanges d'opinion et le contrôle des institutions politiques (Verger, 1999b, p. 95-108). De plus, ce pouvoir politique est demandeur de leurs services pour accroitre sa puissance (Verger, 1999a, p. 138-171). Foucault, par exemple, montre l'importance historique de la participation du corps médical dans la naissance des pouvoirs publics13. Enfin, ils peuvent prendre appui sur les pouvoirs politiques pour fermer leur activité et ainsi légitimer leur pouvoir intellectuel (Le Goff, 1999; Beaune, 1999, p. 231-234). En résumé, ils peuvent infléchir l'Etat, sa forme, l'étendue de ses prérogatives, l'étendue de son pouvoir, pour créer des débouchés à leur activité. Verger note ainsi,

« l'orgueil de la caste de beaucoup de docteurs, la conviction de leur supériorité intellectuelle, exaltée par leur rôle dans les conciles où ils avaient régenté papes et cardinaux, l'espoir aussi qu'en devenant une force politique les universitaires réussiraient à restaurer les institutions ébranlées, à triompher de leurs difficultés économiques, à masquer le déclin de leur enseignement »14 (id., p. 158).

En fait, une fois intégrés dans l'État, ou plus tard dans les organisations marchandes, les universitaires exportent leurs méthodes de travail, leurs conceptions marchande et institutionnelle du savoir, leur culture hiérarchique15, leurs technologies et leur philosophie dans les pouvoirs publics (id., 1999a., p. 155-167). Verger note à ce sujet :

Il n'y a pas lieu de séparer les ambitions manifestées par les universitaires à l'intérieur même de l'Eglise pendant le Schisme et leurs prétentions politiques. Les unes et les autres traduisent un même comportement collectif, un même désir de participer au pouvoir de décision, la même conviction que leurs capacités intellectuelles les qualifiaient pour définir un programme de gouvernement et en surveiller l'application. Cette attitude se retrouvait déjà dans l'oeuvre d'un Marsile de Padoue, d'un Guillaume d'Occam (...). Ces oeuvres aboutissaient à une glorification de l'Etat et, donc, de l'ordre établi; et, a contrario, à la condamnation de toute forme de révolte; l'attitude de Luther face à la guerre des Paysans s'y lit déjà en filigrane. (...) les universitaires médiévaux (...) ne contestent pas la légitimité de l'ordre établi, mais pensent au contraire que leur vocation est d'aider les gouvernements à porter cet ordre à son plus haut degré de perfection. (idem, p. 156-157).

Est-ce pour ces raisons que la centralisation des pouvoirs publics, le processus de répression de la culture populaire décrit par Muchembled (1978), la colonisation (Feyerabend, 1983) et le développement de la grande industrie et de la hiérarchie dans les organisations (Lefebvre, 2003), coïncident chronologiquement avec la professionnalisation des activités immatérielles ? Ce que confirme Verger (id., p. 196, 204), lorsqu'il considère que le phénomène bureaucratique n'est pas étranger à l'expansion et à l'institutionnalisation du monde universitaire. Phénomène qui se traduit par une dépendance accrue au financement de l'Etat qui progressivement, condamne l'autonomie et « la publication libre » dans les universités. Toujours selon Verger (id., p. 176-192), à la fin du moyen âge, l'université est traversée par une dynamique de fermeture (c'est le mot qu'il emploie), d'institutionnalisation et même d'aristocratisation (id., p. 198). Ajoutons à cela que la séparation ville/campagne, intellectuel/manuel, est l'un des traits caractéristiques des représentations des universitaires. Un certain « snobisme » urbain/rural, une domination des villes sur les campagnes (domination intellectuelle, dégénérant progressivement en une forme de domination culturelle) n'ont-ils pas émergé dans les universités ? Et pour finir, cette professionnalisation va avoir un impact sur le corps social. Car la professionnalisation du Droit, qui s'amplifie avec l'apparition des premières universités16, et l'émergence des sciences sociales, tendent à professionnaliser la réflexion sur les problèmes sociaux, ainsi que la résolution des problèmes sociaux. Autrement dit, la conception des technologies sociales et politiques se déplace déjà vers les universités. Ces processus induisant une perte du « droit à la prise de parole par les amateurs ».

S'agissant du développement des bureaucraties, le lien parait donc crédible. En revanche, dans quelle mesure le développement des appareils scolaires et universitaires produisent-ils le marché sous sa forme moderne ? La relation est plus difficile à établir. Ce qui demeure toutefois certain, c'est que la professionnalisation des activités immatérielles institutionnalise les échanges, puisqu'elle produit, avec le Droit professionnel, les conditions qui sont nécessaires et favorables à cette institutionnalisation. Elle crée des « opportunités » pour ceux qui pratiquent l'échange, elle leur ouvre des possibilités de réguler, de formaliser, de légitimer leurs échanges, ainsi que leur domination économique. En ce sens, elle rend donc possible, institue, légitime et formalise, la domination économique et sociale et la propriété privée. Or, ce sont là des composants fondamentaux des bureaucraties et des marchés modernes.

Précisions...

Il faut toutefois prendre garde à ne pas confondre :

  1. Le lien qui existe entre le contenu des théories diffusées dans les appareils scolaires et universitaires (par exemple, la diffusion du keynésianisme), ou bien, l'orientation politique des acteurs qui les composent (par exemple, le rôle décisif joué par les universitaires et les enseignants dans la montée du nazisme), et la structure, la nature et l'existence des dispositifs étatiques.
  2. Le lien structurel, c'est à dire, indépendant du contenu, entre la structure organisationnelle de l'appareil scolaire et universitaire (la diffusion du modèle hiérarchique et fermé), et les contraintes économiques qui pèsent sur cet appareil (la nécessité de débouchés), et la nature et l'existence des dispositifs étatiques.

Certes des connexions pourraient être trouvées entre, d'une part, le contenu des doctrines enseignées, les orientations politiques, et d'autre part, la structure organisationnelle de l'Ecole prise au sens large. Les professionnels de l'activité scientifique sont probablement davantage enclins à défendre des thèses orthodoxes, hiérarchiques, au moins en ce qui concerne la diffusion des connaissances17. Néanmoins, les contraintes économiques, la nature du contenant, subsument, de mon point de vue, la nature du contenu.

Enfin, on pourrait objecter à la thèse École ⇒ État, ou plutôt, professionnalisation du savoir ⇒ professionnalisation des activités politiques - et dont on conclut aisément que l'accroissement de l'enseignement de masse conduit directement (enseignement obligatoire, pédagogies directive, endoctrinement, etc.) et indirectement (professionnalisation du Droit, pouvoir médical, accroissement du pouvoir de l'expertise, etc.) à une baisse des libertés individuelles18 -, que l'existence d'une demande d'expertise scientifique de la part de l'État est attestée par la littérature, tandis que les preuves d'une politique de démarchage des universitaires auprès des pouvoirs publics sont moins flagrantes - à ma connaissance.

Cependant, une telle objection se heurte aux points suivants.

Premièrement, pour reprendre une idée chère à Bourdieu et al. (id.), nous ne saurions analyser une telle littérature sans tenir compte du fait qu'elle est produite et diffusée par ceux-là mêmes qui produisent l'État, ou du moins qui construisent les appareils en faisant en sorte qu'ils soient conformes à leurs vues. Dès lors, il faut analyser cette littérature comme une littérature de propagande, biaisée et instrumentalisée, car mise au service des objectifs des intellectuels et de ceux qui produisent les appareils. Difficile de concevoir et d'observer une publicité marchande qui vise à dénigrer le produit qu'elle vend ! Et, en tous les cas, on ne saurait examiner la réalité d'une entreprise en se fondant exclusivement sur la publicité qu'elle utilise pour vendre ses produits.

Deuxièmement, le fait que les professionnels du savoir croient qu'une demande leur est adressée s'éclaircit si nous l'envisageons dans une optique marchande. Sur un marché, le vendeur est généralement prompt, consciemment ou non, à dissimuler ses stratégies commerciales, et à affirmer que la demande lui a été adressée spontanément, alors même qu'il emploie le plus souvent, toute sorte de stratégies pour l'augmenter artificiellement. L'interaction entre la production et la consommation, ne se ramène pas, en effet à une demande à laquelle répondent mécaniquement des producteurs. Les producteurs initient, structurent et gèrent la demande tout autant que les consommateurs, notamment par leur pouvoir d'influence. En outre, il faut bien noter que les acteurs qui pratiquent des activités immatérielles sont par définition dans une attitude de demande. Demande d'application pour leurs théories ; « demande d'écoute » également puisque l'« intellectuel » est désireux que sa parole soit entendue par tous ; demande de censure, lorsqu'il s'agit de faire taire ceux qui élèvent des doutes ou une voix étrangère et contradictoire ; demande de reconnaissance, et de validation de cette reconnaissance dans la science académique, par exemple. En somme, l'« intellectuel » adresse une foule de demandes à l'État. Et à l'instar de n'importe quel producteur, il a besoin de l'État, ou du moins d'une force politique ou économique, pour réguler ses activités.

Troisièmement, il faut distinguer le discours officiel, prôné par un segment idéologique, qui s'appuie sur des affirmations du type, « le pouvoir a décidé de faire appel à nos services », et les manœuvres officieuses, masquées, invisibles, visant à asseoir le contrôle sur les institutions, à les influencer, ou même à les produire. Dans une organisation, il est souvent difficile de mettre à jour de telles activités qui sont le plus souvent informelles et dissimulées, ne serait-ce qu'à cause de la concurrence parfois rude entre les segments idéologiques. Dès lors, l'étude de la littérature politique ou économique, est probablement largement insuffisante pour jauger le phénomène.

Quatrièmement, les représentations du pouvoir politique diffusées par ceux qui tentent de le contrôler, en somme, les dépositaires du pouvoir intellectuel, doivent être considérées avec prudence. Il est difficile de déterminer dans quelle mesure les intellectuels n'instrumentalisent pas l'histoire, les représentations politiques, à diverses fins. Tout comme, par exemple, la vision occidentale du « sauvage », pouvait indirectement servir les desseins des pouvoirs cléricaux. De même, la profession juridique avait tout intérêt à mettre en avant l'image d'une société de Droit garante des libertés individuelles et économiques; non pas dans un objectif philanthropique, mais dans un objectif professionnel. Car c'était ainsi mettre en avant le caractère nécessaire du Droit et de l'expertise juridique. En somme, il faut donc voir dans la pensée politique naissante – en ligne droite du modèle développé par Berger et Luckman (2003) – la manifestation d'une idéologie professionnelle. D'ailleurs, il serait intéressant de savoir dans quelle mesure la figure historique du tyran, qu'on retrouve fréquemment dans la littérature savante du moyen-âge et de la renaissance, n'est pas apposée sur le souverain rétif qui refuse les conseils des sages, qui agit, selon son bon vouloir, et de fait, court-circuite l'influence du pouvoir intellectuel sur le pouvoir politique19.

Notes

1 Terme savant pour traduire le fait qu'une activité est en interaction avec d'autres activités, selon diverses modalités : A nécessite B, A est contraire à B, A facilite B, etc.

2 Je reprends un concept introduit par Anselm Strauss, qui permet d'éluder, pour les besoins de l'analyse, l'épineux problème de l'imbrication des activités entre elles. L'activité primaire s'appuie sur une sociologie compréhensive, c'est l'activité qui est socialement désignée comme activité principale par des acteurs qui sont en train de la réaliser.

3 On peut observer que, dans ce modèle, l'activité, sous sa forme brute, non-marchande, précède sa modalité de réalisation sous une forme marchande. Je renvoie sur ce point à ma thèse de doctorat.

4 Je renvoie à nouveau à ma thèse.

5 Historiquement, quelques scientifiques ont tenté au XVIIe et XVIIIe siècle, de solutionner ce problème en « spectacularisant » leurs activités (Bensaude-Vincent, 2000). Mais la demande pour ces « spectacles scientifiques » n'a jamais été assez consistante pour assurer de véritables débouchés. On pourrait toutefois faire un rapprochement avec le marché des conférences, qui assure quelques débouchés aux chercheurs les plus prestigieux.

6 Sur ce point, je renvoie encore à ma thèse.

7 Voir ce texte. Par exemple, en 1270, la Sorbonne publie un décret interdisant d'exercer la médecine à ceux qui n'avaient pas suivi son enseignement.

8 En Autriche, notamment, voir cet article.

9 Voir sur cette question, Bensaude-Vincent (2000). On peut songer à ce sujet au mouvement de l'éducation populaire.

10 Voir Ravon (2000, p. 68-70) et Querrien (1976)

11 Je mets entre guillemets, car il faut savoir de quel côté le service est dirigé ! Est-ce l'élève qui rend service au professeur en l'écoutant assidûment, ou le professeur qui rend service à l'élève en l'endoctrinant ? Dès lors que l'interaction s'insère dans un jeu de contraintes et d'obligations, comme c'est le cas dans l’École, il est difficile de trancher... Querrien (1976) montre à ce titre qu'à l'origine, le monde ouvrier était réfractaire à l'enseignement public - selon elle, la fonction première de l'École était de gérer le problème des bandes d'enfants laissés à eux-même dans la rue. Il n'y avait donc pas de demande directe !

12 Voir également sur le rôle des universitaires dans la naissance des administrations, Gonthier (1998, p. 186-191).

13 Voir en particulier son article, La politique de la santé au XVIIIe siècle (2001, p.13-27), notamment Foucault (id., p. 23). Voir aussi, en ce qui concerne la collusion entre le pouvoir politique proprement dit et le pouvoir intellectuel, Charle (1995).

14 Par exemple, l'expansion de la médecine, dont parle Foucault (2001, p. 13-27), son appui par les pouvoirs publics, n'étaient pas liés exclusivement à des objectifs philanthropiques. Il est probable qu'elle était en partie causée par la professionnalisation de la médecine qui conduisait le corps médical à s'étendre et à marchandiser ses activités.

15 Voir sur ce point précis, Gonthier (1998, p. 34-39).

16 C'est entre le XIIe et le XVIe siècle que le Droit acquiert une place prépondérante dans les universités (Verger, 1999a, p. 145; Skinner, 2001).

17 C'est ce que remarque Paul Feyerabend en introduction de son fameux ouvrage, Contre la méthode.

18 Problématique qui n'est pas neuve, puisqu'elle surgit dès l'antiquité, avec la controverse Gorgias / Platon !

19 Je renvoie sur ce sujet à un texte de présentation de la sociologie, actuellement en ligne sur la wikiversité.

Bibliographie indicative

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  • Verger Jacques, Culture, enseignement et société en Occident aux XIIe et XIIIe siècles, Rennes, PUR, 1999b.
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